Langues régionales : les contradictions d’Alba Ventura

Langues régionales : les contradictions d’Alba Ventura

Bon, si j’espère finir ma carrière à RTL, je risque de regretter les lignes qui vont suivre, mais tant pis, j’assume.

Si vous écoutez régulièrement cette radio périphérique, peut-être avez-vous entendu le “billet d’humeur” d’Alba Ventura. Le 31 mai, ma consœur a consacré sa chronique aux manifestations en faveur des langues régionales prévues le lendemain – ce qui, a priori, me la rend très sympathique. Hélas, elle y a accumulé en toute bonne foi des erreurs de raisonnement qui, dans les faits, contredisent son intention première. Des erreurs si fréquentes qu’il m’a paru intéressant de les examiner ici et de reproduire l’entretien qu’elle a eu l’honnêteté de m’accorder par la suite.

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Voici pour commencer ce qu’elle a déclaré à l’antenne :

“Je trouve formidable que l’on fasse vivre les langues régionales, qu’on les transmette.” Et de citer quelques exemples : “Je suis favorable à cette double signalisation à l’entrée des villes et des villages […]. Je suis aussi pour qu’à l’école et au collège on puisse découvrir la culture et l’art d’une région dans la langue de la région. Cela existe. Je suis née en Provence et on apprenait des chansons en provençal à l’école.” Jusque-là, tout va à peu près bien. C’est ensuite que les choses se gâtent.

“Mais réclamer l’enseignement immersif (1), ça, non. Enseigner l’histoire-géo en basque ou les maths en breton ou la SVT en corse, non ! On a une langue pour ça, c’est le français.” Ici se manifeste la première contradiction, et elle est simple à comprendre : on ne peut pas se fixer un objectif sans se donner les moyens de l’atteindre ! Or, dans une société désormais totalement francophone, quelques heures d’alsacien ou d’occitan ne suffisent évidemment pas à former des locuteurs compétents. Seule la méthode immersive y parvient. Vouloir “faire vivre les langues régionales” en s’opposant à l’enseignement immersif est aussi cohérent que de souhaiter améliorer la sécurité routière en refusant les limitations de vitesse.

Car toute l’Histoire le démontre. “Une langue ne peut fonctionner et se transmettre sainement que si elle peut être la langue de toutes les activités d’une société, des plus familières aux plus publiques, des plus simples aux plus élaborées, des plus humbles aux plus prestigieuses, rappelle le linguiste Patrick Sauzet. L’enfermement des langues régionales dans le quotidien et l’informel a préludé à leur disparition programmée.” Et de poser cette question pertinente : “Combien de temps pense-t-on que le français vivrait, au Québec comme à Paris, s’il était absent de l’école, des médias et de la vie publique, renvoyé à la seule sphère privée ? Pourquoi exiger des langues régionales qu’elles survivent dans des conditions objectivement impossibles ?”

“Et franchement, parler français correctement de nos jours, ce n’est déjà pas si évident.” La journaliste de RTL en est convaincue (elle me l’a confirmé par la suite) : enseigner une langue régionale aux élèves menacerait la bonne maîtrise du français. Quelle erreur, là encore ! Voilà des décennies que les scientifiques l’ont en effet démontré : le bilinguisme chez l’enfant est au contraire un facteur favorable à la réussite scolaire, tout simplement parce qu’il habitue le cerveau à la complexité. “Le fait de passer en permanence d’une langue à l’autre accélère le développement des fonctions cérébrales permettant la flexibilité cognitive”, souligne ainsi la psycholinguiste Ranka Bijeljac-Babic, spécialiste du sujet (2). Même les rapports du ministère de l’Education nationale l’attestent (3). Les enfants qui suivent en France un enseignement immersif obtiennent… de meilleurs résultats en français que la moyenne !

Qu’Alba Ventura ait des connaissances limitées en matière de sociolinguistique ne peut lui être reproché : nul n’est omniscient. Mais j’aimerais terminer cet article en lui posant cette simple question. Que penserait-elle si, à Dieu ne plaise, l’anglais était imposé demain en France comme seule langue de l’école, de l’administration, des entreprises, des grands médias, et si un éditorialiste venait expliquer à la radio : “Je trouve formidable que l’on fasse vivre le français ; je suis favorable à la double signalisation, mais je suis contre son utilisation dans l’enseignement. Il y a une langue pour cela : c’est l’anglais” ? Je suis sûr que, comme moi et comme des millions de nos compatriotes, elle jugerait ce propos contradictoire.

Et cette fois, elle aurait raison.

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(1) Méthode pédagogique dans laquelle les cours sont dispensés principalement en langue régionale les premières années avant que le français ne soit introduit par la suite, de telle sorte qu’à la fin du CM2, les élèves soient parfaitement bilingues.

(2) L’Enfant bilingue, Ranka Bijeljac-Babic, Odile Jacob.

(3) L’Enseignement en immersion d’une langue vivante régionale : le réseau Diwan, par Yves Bernarbé et Sonia Dubourg-Lavroff, 2 août 2021.

Alba Ventura : “Je suis pour les langues régionales, mais…”

Avant d’écrire cet article, il m’a paru nécessaire d’échanger avec Alba Ventura afin de lui permettre de développer son argumentation et d’être certain d’avoir bien compris sa pensée. Elle a eu le courage d’accepter l’exercice tout en me demandant de ne pas trahir ses propos. Il m’a donc paru plus simple de retranscrire fidèlement notre entretien. Jugez par vous-même.

L’Express : Alba Ventura, bonjour. Merci d’avoir accepté de me parler. Je cherche à vous joindre à propos de la chronique que vous avez consacrée aux langues régionales…

Alba Ventura : Ce n’est absolument pas un décryptage, mais un simple billet d’humeur. Je suis pour les langues régionales, mais contre le fait qu’on apprenne les maths ou l’histoire-géo dans une langue régionale. Cela dit, ce n’est que mon avis.

Bien sûr, mais il se trouve que votre avis est diffusé sur une radio de grande écoute, ce qui lui donne un écho particulier. C’est pourquoi je voulais vous poser cette question : comment fait-on pour sauver les langues régionales si on ne les enseigne pas de manière immersive ?

Mais il existe une multitude de façons de sauver les langues régionales ! Je vis entre Paris et l’Occitanie, où mon fils est collégien. Eh bien, il apprend des chansons en occitan. La double signalisation, je trouve cela également très bien. C’est par le côté festif, culturel, artistique, artisanal que l’on peut promouvoir les langues de nos régions. Mais ensuite, le français doit rester la langue apprise par nos enfants.

Apprendre des chansons et installer des panneaux en double signalisation suffit-il à former de bons locuteurs ? Votre fils, par exemple, parle-t-il occitan ?

Non, mais cela ne me dérange pas.

Certes, mais comment fait-on pour sauver une langue si cette langue n’a plus de locuteurs ?

Mais les langues régionales ne sont pas en danger de mort !

Je suis désolé de vous contredire, mais, d’après l’Unesco, toutes les langues de métropole auront disparu d’ici à la fin du siècle si la France ne change pas de politique linguistique. Toutes !

Dans ce cas, il faut parler ces langues aux enfants et les faire participer à des fêtes dans lesquelles elles sont mises en avant. En revanche, je ne souhaite pas qu’elles soient placées au même niveau que le français. C’est ce que j’ai dit dans mon billet d’humeur.

Mais tous les experts expliquent le contraire : pour sauver une langue minoritaire, il faut précisément que celle-ci soit présente massivement dans l’enseignement.

Eh bien, moi, je suis contre cette mesure, monsieur.

Peut-on se dire favorable aux langues régionales tout en s’opposant aux mesures qui permettent de former de nouveaux locuteurs ?

Vous pinaillez ! Que les langues régionales fassent partie de notre patrimoine, oui. Qu’elles prennent le pas sur le français, non.

Pourriez-vous me citer un pays comparable à la France où les langues régionales se portent bien sans être enseignées de manière immersive ?

Oui. Voyez l’Espagne !

Ah, non… En Espagne, le basque et le catalan sont enseignés de manière immersive…

Peut-être, mais moi, je ne souhaite pas qu’il en soit de même dans mon pays !

Craignez-vous que l’enseignement immersif des langues régionales ne menace la capacité des élèves à maîtriser le français ?

Je n’en sais rien.

C’est ce que l’on croit comprendre en entendant votre billet d’humeur…

Je constate simplement qu’à l’heure actuelle le français n’est pas maîtrisé par l’ensemble des élèves. Enseigner toutes les matières ou presque en langue régionale ajouterait une difficulté supplémentaire. Que l’on revienne aux bases ! L’école est faite pour apprendre le français, les maths, l’histoire-géo. Ensuite, je ne dirais pas que le reste me paraît accessoire, mais en tout cas, ce ne doit pas être la priorité.

Les scientifiques sont pourtant formels. Un enfant qui parle deux langues est plus à l’aise non seulement en langues étrangères, mais en maths, en biologie, en histoire-géo… Tout simplement parce que son cerveau est habitué à la complexité.

Oui, je le sais.

Donc, vous admettez que maîtriser deux langues est un avantage pour les études ?

Oui, mais pas une langue régionale et le français.

Là encore, les scientifiques disent le contraire. La seule exception concerne les langues qui recourent à un système alphabétique différent de celui du français, comme le chinois ou l’arabe. En revanche, il n’y a aucun problème avec les langues régionales de France. Au contraire. Le ministère de l’Education nationale lui-même reconnaît que les élèves bretons des écoles Diwan disposent d’un meilleur niveau en français que la moyenne nationale.

Je connais ce rapport.

Dans ce cas, je ne comprends pas bien pourquoi vous soutenez la position contraire…

Encore une fois, je n’ai pas fait une thèse ou un reportage. RTL me demande chaque matin à 6 h 45 de réagir à une actualité en donnant mon avis. Cet avis peut ne pas être partagé. J’aimerais que vous l’écriviez et que vous reflétiez de manière fidèle et sincère ma pensée. Je n’ai rien contre les langues régionales. Elles sont essentielles et importantes, il faut les faire vivre, mais elles ne doivent pas être priorisées. Ecrivez cette phrase s’il vous plaît in extenso.

Je le ferai. Mais tout de même : sur quoi vous appuyez-vous pour défendre une position contraire à celle de tous les experts ?

Parfois, on a raison contre tous.

Vous êtes sérieuse ?

Je crois simplement que l’on peut défendre les langues régionales de manière différente. Quand j’étais enfant, je participais et j’organisais des fêtes dans lesquelles on promouvait le provençal par les vêtements, les chansons, la gastronomie, etc.

Et aujourd’hui, savez-vous parler provençal ?

Non.

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