Les influenceurs peuvent-ils changer le cours des élections législatives ?

Les influenceurs peuvent-ils changer le cours des élections législatives ?

21h02, Emmanuel Macron annonce aux Français la dissolution de l’Assemblée nationale et la convocation de nouvelles élections les 30 juin et 7 juillet prochains. Quelques minutes plus tard, la créatrice de contenus Léna Mahfouf ouvre Instagram, met son costume de Lena Situations, et adjoint en story ses 4,6 millions d’abonnés à retourner aux urnes. Tout y est, les dates du premier et du second tour, un lien pour s’inscrire sur les listes électorales, accompagné d’un message incitateur : “C’est très facile et vous n’avez pas besoin de votre carte électorale.” Au réveil, nouvelle story : “Je sais que c’est relou de se réveiller un dimanche pendant les vacances mais c’est TELLEMENT important que les jeunes aillent voter ! ON a un vrai pouvoir pour changer notre futur.”

Entre-temps, d’autres influenceurs lui ont emboîté le pas. Suivie par 2 millions de personnes sur Instagram, Paola Locatelli lance à sa communauté le même précepte. “Votez et dites à vos potes d’aller voter.” Avec une liberté de ton que n’a pas osé utiliser Lena Situations : “Et pas pour les fachos !!!!!”. La tonalité fait écho aux discours de Sally, une créatrice de contenus qui a pris l’habitude pendant les élections européennes, de se livrer à des décryptages de l’actualité politique et internationale.

Dans une vidéo d’un peu moins de quatre minutes, concoctée et postée le soir même de la dissolution, la jeune femme âgée de 27 ans met en garde ses followers : “Si le Rassemblement national (RN) arrive en tête MLP pourrait être nommée Première ministre de France donc il faudra voter parce que les électeurs du RN et de l’extrême droite en général votent, ce ne sont pas des abstentionnistes, ce sont des gens qui votent systématiquement pour chaque élection.” Une affirmation à nuancer puisque les sympathisants de droite radicale (RN, Reconquête, Debout la France) ont constitué la plus grande part des abstentionnistes pour les dernières élections européennes : 18 % contre 11 % pour la gauche radicale (LFI, PCF, NPA, Lutte ouvrière), selon une enquête Ipsos commandée par Le Monde. Mais qu’importent les contre-vérités, le message est passé, et a été entendu par 5,4 millions de personnes, soit près de cinq fois plus qu’une émission comme Quotidien qui réunit en moyenne 1,33 million de téléspectateurs chaque soir.

Les influenceurs vent debout contre “l’extrême droite”

Faire barrage à l’extrême droite. Le mot d’ordre se passe d’un influenceur à l’autre. En début de semaine, les plateformes sont inondées de messages incitant les jeunes à se mobiliser “pour ne pas laisser le RN gagner”. L’acmé est atteinte cinq jours plus tard lorsque Squeezie prend la plume dans une lettre ouverte publiée sur ses réseaux sociaux vendredi 14 juin. La star d’Internet aux 19 millions d’abonnés sur YouTube qui, dit-elle, n’a jamais “voulu […] parler de politique et rentrer dans le jeu des partis”, s’y frotte désormais, sans imaginer peut-être que sa communauté fondrait d’une centaine de milliers d’abonnés en seulement quelques heures. Qu’importe, l’heure est grave, et puis “s’opposer fermement à une idéologie extrême qui prône la haine et la discrimination va au-delà d’une quelconque prise de position politique”, se défend-il.

Dans son message, le jeune homme de 28 ans dit notamment regretter la banalisation du parti à la flamme “alors que l’histoire, même récente, nous a déjà montré les dangers et les lourdes conséquences de l’arrivée d’un parti d’extrême droite au pouvoir”. Et de rappeler à sa communauté constituée en majorité de jeunes, que l’ancêtre du RN, le Front national, a été créé “par entre autres des nostalgiques du régime de Vichy, des admirateurs de l’Allemagne nazie et même par d’anciens SS”.

Quelques heures plus tard, Jordan Bardella répond au vidéaste, en reprenant les codes stylistiques de sa publication. Ainsi, le candidat au poste de Premier ministre raille et cible le patrimoine de Squeezie : “Depuis plusieurs heures, des multimillionnaires répondant à la très noble profession d’influenceurs s’engagent’politiquement’contre des millions de Français copiant/collant les argumentaires […] de La France insoumise.”

Les réseaux sociaux, un espace de rediabolisation du RN ?

Reste que ces prises de position peuvent suffire à rebuter les électeurs qui hésitent à voter pour le parti frontiste. “Ces paroles embêtent le RN dans sa volonté d’élargissement de son électorat”, décrypte Véronique Reille-Soult, présidente de Backbone Consulting, spécialisée en gestion de crise et en analyse de l’opinion. Ainsi, les réseaux sociaux et leurs acteurs pourraient-ils saper le travail de normalisation entrepris par le parti cofondé par Jean-Marie Le Pen au début des années 1970. “Cette mobilisation des influenceurs contre l’extrême droite n’est pas une bonne nouvelle pour le Rassemblement national parce que ça égratigne son image qu’elle tente de lisser depuis une dizaine d’années”, écume l’auteure de L’ultime pouvoir. La vérité sur l’impact des réseaux sociaux (Cerf, 2023).

A l’inverse, la sensibilité “plus à gauche” des influenceurs, constitue un “véritable avantage” pour le Nouveau Front populaire (NFP). “C’est forcément du bonus pour nous”, concède Bastien Parisot, le “Monsieur numérique” de La France insoumise. D’autant que ces influenceurs n’étant pas des militants, et ne s’adressant pas à une audience acquise, sont un moyen pour la coalition de gauche de toucher des électeurs qui ne sont pas nécessairement des sympathisants, voire des abstentionnistes.

“Au-delà de leurs appels à voter pour nous ou contre l’extrême droite, ces influenceurs permettent de contrebalancer les efforts d’un type comme Cyril Hanouna qui est payé par un patron d’extrême droite pour diffuser des idées d’extrême droite dans la tête des jeunes, et ainsi d’avoir une force de frappe aussi puissante que celle des fachos”, abonde un cadre LFI. D’autant que la pression exercée par la société civile et par les politiques est telle qu’il est de plus en plus compliqué pour les influenceurs de ne pas prendre position. “L’effet mouton n’est pas à négliger. Lorsque Lena Situations, suivie par près de 5 millions de followers, prend position contre l’extrême droite, difficile de choisir le camp adverse”, décrypte Alexis Duvernoy, CEO de 18H08, une agence de marketing d’influence.

Les influenceurs, des game changers dans les élections ?

Toutefois, si les “influenceurs numériques” – ceux qui se sont constitué une notoriété basée sur leur présence sur les réseaux sociaux – sont suivis par plusieurs centaines de milliers voir plusieurs millions de personnes, “la portée réelle de leur message est difficile à quantifier”, nuance-t-on chez les Ecologistes. Véronique Reille-Soult confirme : “De même que l’efficacité d’actions militantes classiques telle la distribution de tracts par exemple est difficilement quantifiable, celle de la parole des influenceurs l’est tout autant.”

Une chose est sûre : un Squeezie peut bien être suivi par 19 millions d’abonnés, il ne changera pas pour autant le cours d’une élection. D’après Véronique Reille-Soult, “l’influence des créateurs de contenu sur le plan politique et sociétal reste très marginale, et n’a d’impact que sur les électeurs qui hésitent entre plusieurs partis”. Or, d’après un sondage Ifop pour Le Figaro, 88 % des Français déclarant voter pour un candidat frontiste aux élections législatives se disent certains de leur choix, contre par exemple 76 % des électeurs du camp présidentiel…

Rémunérer des influenceurs ? “Jamais”

Raison de plus pour ne pas “gaspiller des milliers d’euros”, et franchir la ligne de l’illégalité en passant des contrats avec des influenceurs. Chaque jour a son lot de polémiques. La suivante s’est étalée sur plusieurs jours : certaines formations politiques auraient proposé à des créateurs de contenus une rémunération en échange de publications en leur faveur. Dans une vidéo, l’influenceur Jeremstar révèle qu’un parti lui a promis un cachet de 15 000 euros en échange d’une publication sur Instagram et “trois stories”, dont l’une d’entre elles consiste à filmer son choix dans l’isoloir.

Rapidement, les soupçons se tournent vers La France insoumise (LFI). Car quelques heures plus tôt, la star de téléréalité Maeva Ghennam, suivie par 3,2 millions de personnes se filme avec le député sortant insoumis Sébastien Delogu, “le big boss”, selon la formule de l’influenceuse. La même qui avait, une semaine après les attaques terroristes du Hamas en Israël, insinué que l’Etat hébreu avait “laissé faire pour qu’il y ait des représailles […] et qu’ils [NDLR : les Israéliens] tuent encore plus de Palestiniens”.

Attablé à un restaurant de la Cité phocéenne aux côtés de Maeva Ghennam, l’Insoumis tire la sonnette d’alarme : “L’extrême droite et aux portes du pouvoir.” Le lendemain, le même jure ne jamais avoir rémunéré l’influenceuse pour cette vidéo. A L’Express, LFI confirme. Sans surprise, les partis adverses plaident eux aussi l’exemplarité et l’intégrité. Et n’oublient pas de se pointer les uns et les autres du doigt. Le climat est à la suspicion. Rémunérer des influenceurs en pleine campagne ? “Faut être sacrément bête parce que c’est illégal”, étrille un écologiste. Tandis qu’une huile du clan zemmouriste glisse : “En tout cas, j’avoue que j’aimerais beaucoup savoir…”