L’Europe peut-elle créer le prochain Nvidia ? L’industrie des puces cherche encore sa stratégie

L’Europe peut-elle créer le prochain Nvidia ? L’industrie des puces cherche encore sa stratégie

Philippe Notton trépigne sur son fauteuil. Invité d’une table ronde sur les puces électroniques, au ministère de l’Economie et des Finances, lundi 17 juin, le patron de la start-up SiPearl écoute pendant de longues minutes des responsables de chez STMicroelectronics et Soitec, deux entreprises tricolores majeures du secteur, lister les grands investissements dont ils ont bénéficié ces dernières années. Le Chips Act européen, ce programme d’investissement de 43 milliards d’euros, annoncé en février 2022 puis adopté l’été dernier, leur a permis de financer de nouvelles usines et d’augmenter leur production, essentielle à des industries majeures du continent, l’automobile et l’aéronautique en premier lieu, victimes de pénuries lors de la crise du Covid. Quand Philippe Notton prend enfin le micro, il s’exaspère : “Ce sont peut-être 10 à 20 % des besoins actuels. Peut-on enfin prêter attention à tout le reste ?” Dans son viseur, entre autres sujets, l’intelligence artificielle (IA) et sa dernière évolution générative, en plein essor et actuellement absente de la stratégie européenne sur les puces. Une poignée d’applaudissements et même quelques clameurs transpercent l’atmosphère si policée jusqu’ici.

Certes, l’homme prêche pour sa paroisse : SiPearl conçoit des puces dédiées à des supercalculateurs ou des machines permettant à l’IA de fonctionner au quotidien, c’est que l’on appelle l’inférence. Mais la scène illustre le débat brûlant autour de l’approche européenne en matière de puces électroniques : sécuriser son industrie ou innover ?

Cette question sera au centre du prochain Chips Act 2, un texte “déjà en gestation à Bruxelles”, assure Estelle Prin, fondatrice de l’Observatoire européen des semi-conducteurs. “L’IA générative n’existait pas quand le Chips Act européen a été imaginé”, décrypte l’experte. Et le contexte géopolitique, avec la guerre en Ukraine et la pression chinoise sur Taïwan qui produit des puces de haut niveau, a bouleversé les enjeux. Les deux camps peaufinent maintenant leurs arguments.

Querelle d’objectifs

Pour les uns, la continuité a du bon. L’Europe des puces est très spécialisée. “L’une des forces de l’Europe est son intégration verticale, des fabricants de puces jusqu’aux constructeurs automobiles et à leurs concepteurs logiciels. Il faut poursuivre cet effort”, livre Arrian Ebrahimi, chercheur spécialiste des semi-conducteurs et auteur de la newsletter Chipcapitols. Soutenir en priorité les acteurs existants, c’est les renforcer. Autrement dit, se rendre indispensable dans la très mondialisée industrie des puces. “Il persiste, dans les semi-conducteurs, la notion d’interdépendance. Tout le monde a besoin de tout le monde. Il faut choisir nos batailles”, juge le directeur de la stratégie de Soitec, Steve Babureck, entendu à Bercy. C’est aussi le meilleur moyen de consolider des positions hégémoniques dans des niches indispensables, comme dans l’électronique de puissance avec STMicro, ou encore les gaz industriels avec Air Liquide.

Le deuxième camp appelle à ouvrir ses chakras. Philippe Notton, de SiPearl, espère un Chips Act 2 plus favorable aux start-up innovantes comme la sienne, dédié à la puissance de calcul, à l’IA, au cloud computing, et à bien d’autres domaines d’avenir sur lequel l’Europe est en retard par rapport aux blocs américain et chinois. “Or, à ce jour, 90 % des fonds publics et privés vont à de très grosses sociétés établies, ainsi qu’à des laboratoires de recherche”, déplore-t-il. L’espoir de financer la production et la conception (design) de puces de pointe, sous les sept nanomètres, a ses vertus. La principale : des parts de marché à conquérir.

Grâce à l’IA, le marché des semi-conducteurs, qui se situe actuellement autour de 600 milliards de dollars, devrait atteindre les 1 000 milliards d’ici à 2030. Mais il est aussi question d’approvisionnement et de compétitivité des entreprises européens. “Aujourd’hui, les projets en cours ne couvrent pas l’ensemble des technologies. C’est un risque dans l’évolution et la croissance de nos industries aéronautique et automobile”, a souligné Jean-Noël Mahieu, directeur des opérations chez Safran, présent au ministère.

L’intérêt du fabless

Cet argument a fait mouche dans le monde politique. Emmanuel Macron a récemment confirmé dans nos colonnes vouloir se doter “d’une catégorie de semi-conducteurs plus avancés”, afin de pallier les besoins croissants en la matière. Le président de la République pense, en cela, à la production de nœuds avancés sur le sol européen. “Plusieurs fabricants taïwanais étaient présents à Choose France pour échanger sur la production en France de puces sophistiquées”, a-t-il précisé. L’archipel voisin de la Chine est en effet le plus grand concepteur de semi-conducteurs de pointe, avec son mastodonte TSMC. L’Europe dispose néanmoins d’atouts. L’Imec, un institut de recherche belge en nanoélectronique, a reçu 2,5 milliards d’euros pour développer des puces de moins de deux nanomètres, le rêve du commissaire européen Thierry Breton. L’UE peut aussi compter sur le leader dans la fabrication des machines-outils les plus sophistiquées au monde, le néerlandais ASML.

Mais ces ambitions de concurrencer les meilleurs ne font pas l’unanimité. “Ce n’est absolument pas cohérent avec la réalité de l’industrie européenne. Il n’y a ni les fonds, ni l’écosystème, ni les talents, ni les clients finaux pour espérer produire les puces les plus avancées sur le Vieux Continent”, cingle Arrian Ebrahimi. Les usines – a fortiori, étrangères – ne sont pas la seule voie pour l’Europe de peser dans l’IA. Le cas Nvidia le prouve. La firme américaine est la nouvelle figure de proue de l’intelligence artificielle. Elle s’est récemment hissée à la première place des plus grandes valorisations boursière au monde, à plus de 3 000 milliards de dollars, dont 1 400 milliards acquis au cours de la dernière année.

Nvidia doit une large part de son succès au design, cette phase en amont de la production de la puce, à la fois extrêmement lucrative, mais aussi fabless : sans usine à plusieurs milliards de dollars l’unité. Outre SiPearl, plutôt concurrent d’Intel sur les processeurs de type CPU, des start-up comme Scalinx ou Menta se positionnent sur ce terrain duquel l’Europe est globalement absente, et où les Etats-Unis écrasent toute concurrence avec Nvidia donc, mais aussi AMD ou Qualcomm. A défaut de les construire, l’Europe pourrait imaginer ses propres puces.

Le succès des autres

S’il est difficile de dire quelle option l’emportera, une chose est sûre : il y a urgence pour l’UE. Une récente étude du Boston consulting group, en partenariat avec la Semiconductor Industry Association (SIA), l’association de référence du secteur, prédit une part de la production européenne dans les puces mondiales, toutes catégories confondues, de 8 % d’ici à 2032. Soit peu ou prou son niveau actuel. Dans son premier Chips Act, l’Europe espérait pourtant atteindre 20 % à cette date. C’était oublier un peu vite que tous les pays impliqués dans la très mondialisée industrie des semi-conducteurs allaient aussi muscler leur jeu. Aux 43 milliards d’euros investis par l’Europe ont répondu les 53 milliards de dollars des Etats-Unis, les multiples plans de la Chine, dont le total dépasse les 100 milliards de dollars, et une multitude d’initiatives similaires à Taïwan, au Japon, en Malaisie, au Vietnam… Comme au poker, l’Europe pensait avoir une belle main et rafler la mise. Mais tout le monde a payé pour voir la suite.

Certains s’en sortent plutôt bien. Les Etats-Unis ont déjà généré, grâce à leur propre Chips Act, plus de 300 milliards de dollars d’investissements privés, trois fois plus qu’en Europe. La Chine, elle, produit des semi-conducteurs de plus en plus avancés, malgré les sanctions américaines, comme en témoigne la renaissance de son fleuron Huawei. “Les deux principaux blocs, les Etats-Unis et la Chine, ont des visées claires : le premier, maintenir son avance technologique sur son rival asiatique. Le second, tendre vers l’autonomie dans toute la chaîne de valeur des semi-conducteurs. L’Europe est la seule à ne pas avoir clairement défini ses objectifs”, explique Arrian Ebrahimi.

Une bonne nouvelle, tout de même : l’industrie européenne des puces s’accorde aussi sur certains points. Elle manque cruellement de talents. “Le Chips Act 2 devra produire un effort termes de formation des ingénieurs, des personnes qui interviennent en salle blanche, dans la micro-électronique, dans la chimie. Il faut en former un plus grand nombre. Les entreprises européennes sont contraintes de recruter partout dans le monde”, souligne Estelle Prin. Et l’Europe n’arrive pas à stimuler le capital-risque qui reste insuffisant, compte tenu des barrières immenses à l’entrée du marché des semi-conducteurs. Sans parler du coût des usines, la simple conception d’une puce se chiffrant à plusieurs centaines de millions d’euros. De fait, “alors que l’Europe rassemble 37 % des start-up mondiales, elle n’en compte que 8 % dans les semi-conducteurs, contre 18 % pour les Etats-Unis et 60 % pour la Chine”, indique Arrian Ebrahimi. Des initiatives tentent d’inverser la tendance. Le gestionnaire d’actifs Ardian a lancé, fin 2023, le tout premier fonds privé dédié aux puces et compte lever plus d’un milliard d’euros pour l’alimenter. Avec l’espoir de financer le Nvidia ou le TSMC européen de demain.