L’Inde a-t-elle les moyens de devenir la nouvelle Chine ?

L’Inde a-t-elle les moyens de devenir la nouvelle Chine ?

Le mirage du XXIe siècle présenté comme “le siècle de l’Inde” est-il en train de se dissiper ? Réélu péniblement pour un troisième quinquennat début juin, Narendra Modi a les ailes coupées. Son parti, le BJP, avec soixante députés en moins, a perdu la majorité absolue au Parlement, et la difficulté des tâches qui l’attendent relègue au second plan la sourde bataille économique et commerciale que le dirigeant autodidacte se figurait mener contre Pékin pour faire du sous-continent le nouvel atelier du monde.

Objet depuis un an de tous les fantasmes dans les milieux d’affaires occidentaux, le prétendu eldorado indien peut certes se targuer de son avance démographique, avec une population qui dépasse désormais celle de l’empire du Milieu, et un PIB mécaniquement devenu le cinquième des plus élevés de la planète. Mais la richesse produite en Inde est encore près de cinq fois inférieure à celle de la Chine.

Et le contexte politique s’est compliqué pour la rattrapage de ce retard : à l’issue de législatives aigres-douces pour eux, les nationalistes hindous doivent maintenant composer avec plusieurs potentats régionaux à la loyauté douteuse, au sein d’une coalition hétéroclite où chaque décision fera l’objet de marchandages. Les ressorts de la démocratie indienne ont en tout cas retrouvé de la vigueur, et le régime autoritaire et répressif en place depuis 2014 va devoir apprendre l’art du compromis. Politiquement, après avoir suscité des craintes, l’Inde s’éloigne donc du chemin pris par la Chine.

Un potentiel économique “très relatif”

Sur le plan économique, en apparence, l’Inde peut aussi nourrir de l’espoir, forte de son indéniable accélération dans les énergies renouvelables, les services informatiques, la pharmacie, ou des succès fulgurants de certains de ses conglomérats. Quelques heures avant la fin des législatives, New Delhi a annoncé que le PIB indien avait bondi de 8,2 % l’an dernier, l’une des croissances les plus dynamiques au monde, contrastant avec le ralentissement chinois (5,2 %). Selon l’agence Bloomberg, le tigre indien devrait accélérer pour atteindre 9 % d’ici à la fin de la décennie, tandis que le dragon chinois devrait plafonner à 3,5 %, ce qui permettrait à l’Inde de doubler la Chine en 2028 en tant que plus gros contributeur à la croissance mondiale (le FMI, lui, table sur 2037).

Rien n’est moins sûr, cependant. Alors que les deux pays étaient à un niveau comparable de développement en 1980, l’Inde de Modi ne pèse que 3,5 % du PIB mondial, contre 18 % pour la Chine de Xi Jinping, observe la Banque mondiale. Elle ne représente en outre que 1,5 % des échanges de biens mondiaux, contre 13 % pour sa rivale, dont elle reste très dépendante pour ses approvisionnements en biens manufacturés. Sans compter que de nombreux économistes doutent de la véracité des chiffres indiens et affirment que l’économie réelle du sous-continent connaît un ralentissement continu depuis la sortie de la pandémie de Covid – mais les statistiques chinoises sont également sujettes à caution… Selon JP Morgan, la valeur ajoutée brute est un meilleur indicateur de la croissance, car ne tenant pas compte du coût des matières premières, actuellement à la hausse. Elle progressait fin mars de 6,3 % en glissement annuel, contre 8,3 % il y a un an.

Quoi qu’il en soit, la croissance à deux chiffres visée par Narendra Modi pour acquérir un niveau de développement satisfaisant reste une chimère. “Cet objectif n’est toujours pas atteint, l’économie étant affaiblie par des enjeux structurels que le gouvernement ne parvient pas à traiter”, relève sous couvert d’anonymat un diplomate occidental en poste à New Delhi. “Le potentiel de l’Inde est très relatif”, acquiesce un ambassadeur européen qui préfère lui aussi taire son nom. “Son économie est tirée par au mieux 200 millions d’individus, pendant que 1,2 milliard d’habitants demeurent plongés dans l’économie informelle, ne participent en rien au développement et ne dégagent aucune épargne susceptible de financer l’activité”, rappelle-t-il.

Un appareil productif insuffisant

A cet égard, le fossé est immense avec la Chine, où la population vieillissante épargne plus de 30 % de ses revenus bruts. Déclarer que l’Inde va supplanter la Chine est “prématuré”, convient de fait l’ancien conseiller économique en chef du gouvernement Modi, Arvind Subramanian. Parmi les boulets de l’Inde, l’insuffisance de ses infrastructures (malgré une franche amélioration depuis dix ans), le niveau de son taux d’activité (l’un des plus faibles au monde, 40 %, contre 68 % en Chine), et l’incapacité de son système éducatif à former convenablement, ce qui relativise l’avantage comparatif du moindre coût de sa main-d’œuvre (le salaire mensuel équivaut à 95 dollars par mois en Inde, contre 361 dollars en Chine). En clair, les Indiens ne coûtent pas cher, mais ils ne possèdent pas les compétences requises par l’économie mondialisée, à quelques exceptions près, comme en informatique. Chez les plus de 15 ans, 25 % sont illettrés, neuf fois plus qu’en Chine.

Autre limite de l’Inde, son appareil productif, incapable de créer suffisamment d’emplois pour les 12 millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. Enfin, son maillon faible est toujours l’industrie (15 % des actifs, 20 % du PIB en 2021), par rapport à une agriculture peu productive mais encore prépondérante (44 % de la main-d’œuvre, 17 % du PIB) et au surpoids des services. Signe qui ne trompe pas, la part de marché mondiale de l’Inde dans les produits manufacturés est cantonnée à 1 %. Trente fois plus petite que celle de la Chine et ce, malgré quelques récents transferts d’usines vers l’Inde, par exemple celles d’Apple ou de Samsung dans les smartphones.

D’une manière plus générale, le décalage entre les deux géants asiatiques demeure colossal, d’après le cabinet Bernstein Research. L’Inde accuserait un retard de treize ans sur la Chine en matière de consommation ; de quinze ans s’agissant du revenu annuel par habitant (2 730 dollars pour la première, 13 140 dollars pour la seconde) ; de vingt ans quant aux investissements directs étrangers. Et cela ne risque pas de s’arranger de sitôt. Face à la nouvelle donne politique à New Delhi, les investisseurs étrangers vont sans nul doute se montrer circonspects. A la Bourse de Bombay, le cours des entreprises détenues par les oligarques proches du pouvoir a dégringolé le 4 juin, à l’annonce de la victoire amère du leader nationaliste. Certains ont perdu jusqu’à 20 % en une seule séance.

Un repli sur soi ?

Les premiers signes de perte de confiance vis-à-vis de l’Inde se sont fait sentir dès 2023, avec un décrochage très net des investissements directs étrangers, alors même que ceux-ci, à 40 milliards de dollars en moyenne par an depuis dix ans, étaient déjà très en deçà des flux entrant en Chine (232 milliards) ou dans les pays de l’Asean (140 milliards), Vietnam, Indonésie et Philippines notamment.

“Narendra Modi n’est pas Deng Xiaoping”, relève-t-on dans les chancelleries occidentales, pour rappeler qu’à l’inverse du leader chinois, artisan dans les années 1980 de la conversion capitaliste du régime fondé par Mao, le Premier ministre indien s’est révélé protectionniste à l’épreuve du pouvoir, en augmentant les barrières douanières aux frontières de son pays.

Dans la perspective des cent premiers jours de son troisième mandat, le nationaliste hindou a demandé à son administration de préparer la relance des programmes “Make in India” (“Produire en Inde”) et “Atmanirbhar Bharat” (“Pour une Inde autosuffisante). Une forme de repli sur soi. Néanmoins, tout n’est peut-être pas encore complètement perdu pour New Delhi. D’après le politologue Raja Mohan, “certains analystes pensent que Xi Jinping n’est pas en mesure d’inverser le déclin économique relatif de la Chine, quoi qu’il fasse. Pour en profiter, l’Inde doit éviter l’orgueil nationaliste qui a miné la fortune de Pékin”. C’est précisément ce que les électeurs indiens viennent de demander à Narendra Modi, en lui infligeant une victoire à la Pyrrhus aux législatives.