Livres : Alaa El Aswany, le combat au bout de la plume

Livres : Alaa El Aswany, le combat au bout de la plume

Longtemps, Alaa El Aswany a alterné travaux d’écriture et soins dans son cabinet dentaire du Caire. Bien après le succès retentissant de son Immeuble Yacoubian, adapté au cinéma par Marwan Hamed et vendu à plus de 2 millions d’exemplaires dans le monde, dont près de 500 000 en France depuis 2006, l’homme à la carrure impressionnante a manié la fraise et la plume, juste interrompu par une année de poing levé pour cause de révolution, à partir du 20 janvier 2011. Fils d’une famille de la haute bourgeoise intellectuelle – son père était écrivain et avocat, notamment du fameux Automobile Club -, le Dr Alaa El Aswany, diplômé au Caire et à Chicago, n’a eu en effet de cesse de perpétuer les idées humanistes paternelles, bataillant contre Hosni Moubarak, Mohamed Morsi, puis le général Al-Sissi et “ses dérives dictatoriales”. Jusqu’à ce qu’il écrive J’ai couru vers le Nil, publié en 2018. “Dès que j’ai fini le premier chapitre de ce roman consacré au Printemps arabe, j’ai dit à ma femme, il va falloir partir”, nous confie-t-il, lors de son séjour parisien à l’occasion de la sortie de son tout nouveau (et enchanteur) roman, Au soir d’Alexandrie.

C’est que la censure a fini par tomber dru sur le plus célèbre des écrivains égyptiens : “Dès que M. Sissi est arrivé au pouvoir, j’ai été interdit d’écrire, de publier, de passer à la télévision, de faire des rencontres éditoriales. Tous ceux dont on savait qu’ils avaient joué un rôle dans la révolution ont été ou bien emprisonnés ou bien chassés d’Egypte. Et j’étais sur cette liste noire.” Eu égard à sa trop grande notoriété, le romancier n’a pas été jeté en prison – les prisonniers politiques seraient entre 60 000 et 120 000 actuellement – mais, sa vie lui étant rendue impossible, le voilà aux Etats-Unis avec sa famille, où il enseigne dans diverses universités. Et continue le combat, à sa manière, subtile, captivante, comme l’atteste cet Au soir d’Alexandrie, fruit de quatre années de travail. Nous ne sommes plus au Caire, cadre de ses principaux opus (L’Immeuble Yacoubian, L’Automobile Club d’Egypte…) mais à Alexandrie, ville qui lui est chère, nous dit-il, pour y avoir passé toutes ses vacances dès le plus jeune âge : “Au début des années 1960, Alexandrie était encore une cité cosmopolite exemplaire, tout le monde était accepté, les Grecs, les Egyptiens juifs, les Italiens, les Arméniens, les Français… Mais, un jour, tous mes amis de l’époque qui étaient d’origine européenne ont dû partir.”

“Nasser était notre père, et on ne peut accepter que notre père soit humilié”

C’est cette transition vers le durcissement de la dictature militaire de Gamal Abdel Nasser, au pouvoir de 1954 à sa mort, en 1970, qu’Alaa El Aswany nous relate à travers une myriade de personnages auxquels on s’attache au fil des chapitres de son roman foisonnant courant sur l’année 1964. Il y a là Lyda, la propriétaire du restaurant Artinos, lieu de retrouvailles nocturnes alcoolisées d’une bande d’intellectuels ; Abbas, l’avocat intègre ; Anas, le peintre, implacable contre Nasser et l’idolâtrie qui l’entoure ; Tony, le brillant chef d’entreprise paternaliste d’origine grecque ; Chantal, la libraire française qui a échappé aux expulsions qui ont suivi “l’agression tripartite de 1956” (France, Royaume-Uni, Israël) grâce à ses relations ; Carlo, le maître d’hôtel à l’éclatante beauté, tombeur de femmes mariées…

Les joutes verbales s’enchaînent, l’amitié prédomine mais le danger rôde, la surveillance de la police politique se fait pressante. “Nasser était honnête, courageux, il aimait son pays, explique Alaa El Aswany, mais, quelle que soit la personnalité du dictateur, la dictature, intrinsèquement xénophobe, engendre des crimes horribles et use de la théorie du complot. Le leader protège alors le peuple, qui l’idolâtre, comme j’ai tenté de l’analyser dans Le Syndrome de la dictature. Ainsi, même après la pire défaite de notre histoire, la guerre des Six-Jours, Nasser est resté au pouvoir. Il était notre père, et on ne peut jamais accepter que notre père soit humilié.”

Et aujourd’hui ? “60 % de la population égyptienne, soit quelque 70 millions de personnes, a moins de 30 ans. Ces jeunes-là ont fait la révolution et vont la continuer, il n’y a pas de fatalité”, affirme un Aswany résolument optimiste. A ses yeux, il s’agirait donc d’une question de temps. En revanche, le conflit israélo-palestinien le terrifie. “C’est un moment très triste dans l’histoire du monde. Je suis à 100 % contre l’idéologie du Hamas et l’islam politique, mais ce drame dépasse tout cela. Tuer des civils est un crime de guerre. Personne ne sera capable d’éradiquer l’autre camp, il faut vivre ensemble. Et il n’y aura jamais de paix sans justice.”

Au soir d’Alexandrie, par Alaa El Aswany. Trad. de l’arabe (Egypte) par Gilles Gauthier. Actes Sud, 384 p., 23,50 €.

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