Livres : mieux que la série “The Buccaneers”, relisez Edith Wharton !

Livres : mieux que la série “The Buccaneers”, relisez Edith Wharton !

Elle a été nommée Chevalier de la Légion d’honneur en 1916, en récompense de son engagement en faveur de sa patrie d’adoption et de son aide aux réfugiés durant la guerre. Enterrée à Versailles, Edith Wharton (1862-1937) a passé la moitié de sa vie en France, entre la région parisienne et la Côte d’Azur. Mais chez nous, l’écrivaine reste trop souvent cantonnée à l’austère Ethan Frome. Un chef-d’œuvre certes, mais atypique : c’est l’un de ses rares livres situés loin des quartiers huppés de Manhattan. Remercions donc la collection Quarto chez Gallimard de publier un magnifique volume regroupant trois romans majeurs et des nouvelles qui ont tous New York pour cadre principal. De surcroît, The House of Mirth, son premier grand succès, y bénéficie non seulement d’une nouvelle traduction par Marc Chénetier, mais trouve aussi en français un titre plus fidèle à celui d’origine (La Maison de liesse, au lieu du fitzgeraldien Chez les heureux du monde, qui s’était imposé depuis 1907).

Première femme lauréate du prix Pulitzer du roman, plusieurs fois pressentie pour décrocher le Nobel de littérature, Edith Wharton n’avait rien d’une électrice du Nouveau Front populaire (le président Franklin Roosevelt et son New Deal lui paraissaient trop socialistes), encore moins d’une souverainiste RN. Cosmopolite dès son enfance, elle s’impose comme l’écrivaine aux revenus les plus élevés de son époque. “C’était une femme d’affaires”, note Anne Ullmo, professeure de littérature américaine à l’université de Tours, qui s’est occupée de l’appareil critique avec Emmanuelle Delanoë-Brun.

“Il y a une dichotomie dans l’esprit des gens entre auteurs et argent. Mais, en l’occurrence, Edith Wharton était quelqu’un de très intelligent, avec une dimension pragmatique. Elle avait besoin d’argent car elle voulait gagner son autonomie. On peut se dire qu’elle est née chez les nantis. En réalité, à la mort de son père, l’héritage ne prévoyait des liquidités que pour ses deux frères. Elle a toujours su bien négocier ses contrats, et a très bien vendu ses livres.” Les droits d’auteur lui permettront d’acquérir Sainte-Claire-le-Château, splendide villa avec tourelle et jardin botanique sur les hauteurs d’Hyères. “En 1929, il y a eu une tempête phénoménale qui a dévasté ses jardins. Wharton consigne dans son journal la restauration de son parc, mais ne mentionne jamais la crise financière qui sévit alors aux Etats-Unis”, s’amuse Anne Ullmo.

Relancée par le cinéma

Même en langue anglaise, l’œuvre d’Edith Wharton a connu le purgatoire. Ironie du destin, c’est le cinéma qui a définitivement remis au goût du jour une écrivaine qui méprisait pourtant ce genre et n’aurait, selon son biographe R.W.B Lewis, jamais mis les pieds dans une salle obscure. En 1993, Le Temps de l’innocence marque la rencontre improbable entre un enfant turbulent de Little Italy et la haute société corsetée de la fin du XIXe siècle. Loin de ses habituels mafieux et affranchis, Martin Scorsese signe son plus beau film en dépeignant une aristocratie new-yorkaise dont les codes, la rigidité et la cruauté n’ont rien à envier à ceux de la pègre. On y donne la mort sociale, certes “sans effusion de sang”. Moins opulent, mais tout aussi réussi, Chez les heureux du monde (2000) est également réalisé par un prolétaire, Terence Davies, rejeton de la working class de Liverpool. Gillian Anderson y incarne Lily Bart, beauté en quête d’un mari, mais qui va vivre une descente aux enfers en ratant à la fois l’amour et l’argent.

C’est désormais au tour des séries de s’intéresser aux héroïnes whartoniennes. Sofia Coppola voulait adapter Les Beaux Mariages, dont le personnage principal, la peu scrupuleuse Ondine Spragg, contrairement à Lily Bart, réussit une ascension spectaculaire dans la bonne société grâce à différentes unions. Mais Apple TV a annulé le projet. “L’idée de faire une série sur une femme détestable ne leur plaisait pas”, a expliqué la cinéaste au New York Times. Les abonnés de la plateforme se contenteront de The Buccaneers, adaptation pop et féministe du roman inachevé Les Boucanières, dans la veine anachronique de La Chronique des Bridgerton.

“Do New York!”

Mais pour pleinement savourer les mœurs et la psychologie de ces New-Yorkais oisifs, mieux vaut encore se plonger dans ce Quarto. Selon la légende un rien machiste, c’est son ami et mentor Henry James qui aurait poussé Edith Wharton à écrire sur sa ville natale, après un premier roman situé dans l’Italie de la fin du XVIIIe siècle. “Do New York !” (“faites New York !”), lui recommande l’auteur de Washington Square dans une lettre datant de 1902. “En réalité, elle songeait déjà à La Maison de liesse avant cette date”, rappelle Anne Ullmo. “Wharton et James ont des thèmes communs (cosmopolitisme, confrontations transatlantiques…) et elle fait beaucoup de clins d’œil à ce dernier, notamment dans L’Age de l’innocence. Le héros se nomme Newland Archer, une référence à Isabel Archer dans Portrait de femme. Mais elle a d’autres sources d’inspiration, aimant notamment beaucoup Balzac. Wharton est aussi une héritière des puritains de la Nouvelle-Angleterre. Son rapport à la religion est très fort, et le titre La Maison de liesse est inspiré de l’Ecclésiaste : “Le cœur des sages est dans la maison de deuil, et le cœur des insensés dans la maison de liesse”.”

En France, Edith Wharton admira immédiatement Marcel Proust, envoyant en 1914 à Henry James un exemplaire de Du côté de chez Swann. “Ni James ni moi ne rencontrâmes Proust. Dans mon cas, la rencontre aurait pu aisément se faire, car c’était l’ami de plusieurs de mes intimes. Mais ce que j’entendis dire de lui, même par les gens qui l’aimaient le plus, ne me donna pas envie de le voir […]. Sa grandeur se trouve dans son art, et son incroyable petitesse dans la nature de ses admirations mondaines”, écrira-t-elle dans son autobiographie.

Comme le père de la Recherche, Edith Wharton dépeint finement les rituels, impénétrables aux néophytes, et les violences feutrées au sein de l’élite, mais aussi les mutations en cours chez les nantis. Son cadre à elle, c’est celui du Gilded Age, ou “âge doré”, période s’étendant de la fin de la guerre de Sécession jusqu’en 1901, marquée par des fortunes spectaculaires permises par le chemin de fer, l’industrialisation et la finance. Situé en 1870, le début célèbre de L’Age de l’innocence, grand roman nostalgique, oppose l’inconfortable et vieillotte Académie de musique, prisée par les familles patriciennes, au futur et moderne Metropolitan Opera, inauguré en 1883.

Dans ses fictions, Wharton ne cesse de décrire le passage de témoin entre une vieille aristocratie descendante des premiers colons néerlandais, qui dédaigne l’argent et craint “le scandale plus que la maladie”, aux nouveaux riches perçus comme de vulgaires “envahisseurs”. “Ces « envahisseurs » essaient de pénétrer dans un milieu dont ils ne maîtrisent pas, au départ, les codes mystérieux. Wharton décrit les efforts de ces parvenus pour s’intégrer. Mais à la force de leurs billets de banque, ils vont l’emporter en créant un nouveau monde”, souligne Anne Ullmo. Aux austères brownstones (demeures en grès brun) de Washington Square, cette élite préfère les constructions clinquantes autour de Central Park, tandis qu’au sud de l’île, les loups de Wall Street font tout pour contredire la consigne de la mère d’Edith Wharton : “Ne parle jamais d’argent, et penses-y aussi peu que possible.” De ce “vieux New York”, déjà en voie de disparition quand l’écrivaine s’est mise à le chroniquer, restent ces fabuleux romans qu’il ne faut surtout pas se contenter de regarder à l’écran.

Chroniques de New York, par Edith Wharton. Gallimard, 1280 p. 36 €.