Livres : quand Maylis de Kerangal raconte Le Havre, son “Stalingrad-sur-Seine”

Livres : quand Maylis de Kerangal raconte Le Havre, son “Stalingrad-sur-Seine”

D’elle, de ses livres, le lecteur retient surtout qu’elle projette en littérature un métier, une technique qui n’y font que rarement irruption. La transplantation cardiaque dans Réparer les vivants, le génie de la construction dans Naissance d’un pont ou l’art du trompe-l’œil dans Un monde à portée de main. Jour de ressac, son dernier roman publié chez Verticales, met en lumière un autre visage de l’œuvre de Maylis de Kerangal : son goût pour les lieux. Quand d’autres se concentrent sur les rapports sociaux, les sentiments humains pour réveiller leurs imaginaires, la géographie est chez elle première. “J’ai besoin d’un ancrage physique, sensoriel, les lieux font naître les fictions”, revendique la romancière, convaincue que l’endroit où l’on grandit détermine la relation au monde.

Maylis de Kerangal est née à Toulon, mais elle a fait du Havre son port d’attache affectif et littéraire. Plus que jamais, dans Jour de ressac, qui lui vaut de figurer sur la deuxième liste du Goncourt, la ville normande est un personnage. Parce que le corps d’un homme a été retrouvé sur la plage avec son numéro de téléphone sur un ticket de cinéma, la narratrice revient sur les traces de sa jeunesse pour une enquête moins policière que mélancolique et intérieure. Maylis de Kerangal n’a d’autres attaches familiales en Seine-Maritime que le hasard de la vie qui a mené son père, pilote de navire, à y poser sa maisonnée. Elle a quitté la ville à 18 ans, son bac en poche et sans regret. Pourtant, elle continue de dire “nous” quand elle en parle.

Pour la couverture du livre, elle a proposé une photo qu’elle avait prise elle-même, un cliché sur lequel Le Havre a des allures de petit New York, avec sa skyline, la mer et son ciel de traîne qui laisse deviner la dépression passée. L’écrivaine a mille mots pour en raconter la singularité géographique. Parce qu’elle est ouverte sur un horizon, sur la haute mer au bout de laquelle se trouvent les Etats-Unis, la ville dit l’attente mais aussi la promesse du départ. Parce qu’elle est au bout du rail et longtemps sans université, elle est aussi un terminus dont la jeunesse s’échappe par le train vers Paris. “Tout cela forme une géographie particulière, d’autant que la mer est une mer de travail, une mer de commerce, âpre, rude, un peu hostile”, reprend Maylis de Kerangal. Des petits riens y façonnent les habitus. Pour résister au vent qui la traverse, on s’accroche à la cigarette ou à la feuille de papier qu’on tient à la main ; la météo changeante rend précaire la moindre sortie.

Le Havre vu de la mer avec, de gauche à droite, les bâtiments de la Porte Océane, la tour de l’Hôtel de Ville et le clocher de l’église Saint-Joseph.

La singularité du Havre est aussi historique. La ville a longtemps vécu à rebours du reste du pays. Alors qu’en 1944, la France fête la Libération, elle parle des Alliés comme des “libératueurs” : les 5 et 6 septembre, des bombardements ont fait 2 000 morts en deux jours, la ville est détruite, martyrisée. Dans les années 1980, alors qu’au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, Margaret Thatcher et Ronald Reagan ouvrent une ère libérale, que l’époque est au capitalisme triomphant, Le Havre garde sa municipalité communiste à l’ancienne. “On avait le sentiment d’une ville qui allait à reculons, à l’encontre de l’histoire”, précise Maylis de Kerangal. Longtemps, elle restera la mal-aimée. On l’appelle “Stalingrad-sur-Seine”. Certains proches en visite ne se privent pas de lâcher “on se croirait en Europe de l’Est”, voire de demander “Comment pouvez-vous vivre ici ?”

L’adieu au paquebot France en 1979, qui réunit des milliers de Havrais sur le port, est un moment douloureux de communion populaire, autant que peut l’être, ailleurs, la fermeture d’une usine emblématique. Pourtant, la ville a longtemps eu une politique culturelle très pointue – n’est-ce pas ici que la première maison de la culture a été créée par André Malraux en 1961 ? Et les collections du musée d’art moderne témoignent de la richesse d’une partie de la population. Il faudra un maire, Edouard Philippe, devenu Premier ministre, une piscine revisitée par Jean Nouvel et le classement du centre-ville de béton d’Auguste Perret au patrimoine mondial de l’Unesco pour que les Havrais portent un regard aimant sur celle qu’ils ont longtemps appelée “notre ville moche”.

Avant Le Havre, d’autres lieux ont porté leur lumière singulière sur les histoires de Maylis de Kerangal. En 2008, Corniche Kennedy est imprégné de la chaleur et de la Méditerranée qui baignent les trois kilomètres de la corniche de Marseille. Pour les familiers de la ville, il suffit de lire cette chronique adolescente pour entendre les minots s’interpeller avec l’accent, les voir descendre des scooters au bord de mer et faire les cacous en plongeant depuis les rochers devant quelques filles brunes de soleil qu’ils veulent impressionner. Dans Tangente vers l’est, un compartiment du Transsibérien héberge la rencontre de hasard entre Hélène, une Française, et Aliocha, un soldat déserteur. Trop de cigarettes fumées, la présence constante d’une provodnitsa (surveillante de train), le lac Baïkal suffisent à dire la promiscuité, la fuite et la peur.

Pour raconter le monde tel qu’il est, la romancière choisit avec soin les noms de ses personnages. “Ils disent énormément. D’ailleurs, changez les prénoms d’un livre et faites-le relire à quelqu’un, ce n’est plus le même texte”, reprend Maylis de Kerangal, qui dit “rêver sur les noms propres”. Lorsque, dans Jour de ressac elle baptise son policier Zambra, elle veut évoquer une figure de l’immigration, mais aussi un écrivain chilien qu’elle aime. Les réfugiées ukrainiennes en chemin vers l’exil n’ont que des prénoms comme une identité incomplète quand le mari et la fille de la narratrice s’appellent Blaise et Maïa, indices du milieu social parisien dans lequel ils évoluent. “La sociologie des prénoms me fascine. Il y a un siècle, 90 % des filles s’appelaient Marie pour marquer l’intégration à la nation. Désormais, on veut se distinguer et même si on baptise sa fille ainsi, on l’écrira avec deux r ou un y”, reprend celle dont le prénom, rare, est également un dérivé de Marie.

Les “noms propres” de la société choisis pour dire une époque

Marques de cigarette, de voiture… la romancière travaille aussi les “noms propres de la société” qui disent une décennie, un milieu. Avoir une adresse en @noos.fr ou @wanadoo.fr, n’est-ce pas le signe d’un âge plus avancé qu’en @gmail ? S’il n’est pas question pour elle de renoncer à la littérature, si elle parsème ici ou là ses textes d’adverbes inusités comme “mêmement” ou “bellement” dont elle aime le balancement mais que certains peuvent trouver précieux, Maylis de Kerangal ambitionne de raconter un monde ancré dans le réel, le monde tel qu’il va, aujourd’hui et maintenant.

Ecrire Naissance d’un pont est aussi raconter une époque portée par l’idée de progrès, d’une confiance dans le futur. Jour de ressac n’est pas qu’une promenade nostalgique, le livre est traversé de thèmes ultracontemporains, la migration, le narcotrafic, l’intelligence artificielle, le ghosting, cette pratique qui consiste à disparaître au milieu d’une relation amoureuse sans plus jamais donner signe de vie. Certains y verront des digressions artificielles, pas elle : “Le roman n’a pas vocation à prendre en charge l’actualité, mais il a vocation à la faire entendre, de manière peut-être plus modeste mais aussi plus intense.”

Au milieu d’un automne ponctué d’une cinquantaine de rencontres en librairie, Maylis de Kerangal mûrit la géographie de son prochain texte. Elle pense à une maison, prétexte à explorer les relations familiales. Un chalet à la montagne ? Un mas dans la garrigue ? Elle ne sait pas encore. De l’espace choisi parmi le foisonnement actuel de son imaginaire surgiront les contours de son roman. Chez Maylis de Kerangal, toujours, les fictions naissent des lieux.

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