Macron, roi du Bhoutan ? Ce film sensationnel qui nous questionne, par Christophe Donner

Macron, roi du Bhoutan ? Ce film sensationnel qui nous questionne, par Christophe Donner

L’avantage pour moi avec le cinéma bhoutanais moderne, c’est qu’en ayant vu absolument tous les films bhoutanais sortis en France depuis une quinzaine d’années, je peux prétendre sans trop me vanter être devenu un des plus grands spécialistes mondiaux du cinéma bhoutanais lequel, ses quinze dernières années, n’a pas produit moins de deux longs-métrages. J’ai fait ici même l’éloge du premier, L’Ecole du bout du monde, réalisé en 2019 par Pawo Choyning Dorji, qui raconte l’histoire d’un jeune instituteur rebelle rêvant de devenir chanteur en Australie, mais que son administration envoie enseigner dans le village le plus reculé des hauteurs himalayennes du royaume.

Car le Bhoutan est un royaume, un tout petit peu plus étendu que la Suisse, où vivent moins de 800 000 habitants, sujets du roi Jigme Khesar Wangchuck, dont le père, qui lui a cédé son trône en 2006, est connu sur le plan international pour avoir inventé le concept de Bonheur national brut, le BNB, censé faire la nique au PIB, indicateur économique incapable de rendre justice à l’atmosphère particulière qui règne dans le royaume où, avait-il argué, on vit beaucoup plus heureux que dans quantité d’autres pays aux produits intérieurs bruts insolents et grands consommateurs d’antidépresseurs.

L’école où échouait l’instituteur chanteur n’était qu’une baraque poussiéreuse, sans banc ni chaise, sans craie ni tableau, mais avec des enfants merveilleux qui ne demandaient qu’à apprendre. Sélectionné parmi aucun autre film bhoutanais pour représenter le royaume du Bhoutan aux Oscars, il est nominé pour le meilleur film étranger. S’il passe inévitablement à côté de la consécration mondiale, il n’en demeure pas moins un conte social d’une limpidité bouleversante.

Qu’est-ce que la démocratie ?

Cinq ans plus tard, voici le second film de Pawo Choyning Dorji, Le Moine et le fusil, un conte moderne, là encore, tourné dans un décor à peine moins reculé que le premier. Les mêmes enfants avides d’apprendre, mais des parents qui se voient confrontés à une situation politique inédite qui va vous rappeler quelque chose, si vous me suivez bien. Le roi du Bhoutan, je rappelle qu’il s’agit d’un conte, abdique en faveur de la démocratie. Monarque éclairé, on lui a dit qu’un pays moderne ne pouvait pas rester une monarchie, fût-il aussi minuscule et arriéré que le Bhoutan. Le problème, c’est que le mot “démocratie” ne percute pas trop chez les villageois. Les notions de représentation, d’élections, de votes, de programme, ça leur passe au-dessus. Comprennent pas. Faut donc les éduquer. Le roi du Bhoutan n’est pas le premier et ne sera pas le dernier à traiter ses sujets d’imbéciles, si vous voyez à qui je pense.

Qu’est-ce que la démocratie ? Les éducateurs chargés d’évangéliser ce peuple au plus fort BNB mondial organisent dans chaque village une première élection blanche. Il y a trois partis en lice, le parti de l’écologie, le parti de l’économie, le parti du progrès, si je me souviens bien, mais ça n’a guère d’importance. Ce qu’il faut, c’est que les villageois se divisent en trois groupes à peu près égaux pour défendre leur couleur. Ecouter les discours des représentants, les applaudir, plus fort que ça, encore plus fort, et crier avec plus de conviction, d’énergie, de rage, car il y va de l’avenir du pays ; allez, recommencez : criez ! Non, plus fort, exige encore l’éducateur, soyez méchants, envoyez-vous des insultes, c’est le Bhoutan moderne qu’il s’agit de bâtir, alors on recommence et ce coup-ci vous vous bousculez. Mais si, c’est comme ça, encore plus fort. Oui, avec les poings.

Les pauvres villageois sont ahuris par leur propre rage de conquête du pouvoir démocratique, et à ce moment-là du film, on se dit que Pawo Choyning Dorji avait prévu la dissolution, il avait imaginé Macron en roi du Bhoutan. Heureusement, il y a beaucoup d’autres choses sensationnelles dans son film qui font de lui un grand cinéaste.