Maksim Samorukov : “Le régime de Poutine est en permanence au bord de l’effondrement”

Maksim Samorukov : “Le régime de Poutine est en permanence au bord de l’effondrement”

Un taux de croissance de plus de 3 %, des opposants morts ou emprisonnés, une alliance avec la Corée du Nord, des provocations nucléaires… En apparence, Vladimir Poutine semble plus fort que jamais en dépit de la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales. Une illusion, selon Maksim Samorukov. Pour le chercheur au centre Carnegie Russie-Eurasie, à Berlin, l’ultra-concentration du pouvoir entre les mains d’une seule personne et le goût grandissant pour le “micromanagement” d’un Poutine de plus en plus coupé de la réalité rend le régime très vulnérable à une erreur fatale ou à une incapacité à s’adapter à de nouveaux problèmes. D’autant plus que l’obsession monomaniaque du maître du Kremlin pour l’Ukraine lui fait oublier la surchauffe de l’économie russe ou la menace islamiste qui s’est encore manifestée dans le Caucase. Entretien.

L’Express : La Russie de Vladimir Poutine est, selon vous, bien plus vulnérable qu’on ne le pense. Pourquoi ?

Maksim Samorukov : La nature même du régime russe le rend vulnérable, car il est totalement dépendant de la décision d’une seule personne. Cette concentration du pouvoir s’est encore renforcée avec la guerre en Ukraine. A tel point que, face à tout nouveau problème, le régime ne réagit qu’en fonction du point de vue – et des biais personnels – d’un autocrate. Avec un tel fonctionnement, impossible de ne pas commettre d’erreurs. D’autant plus que cet homme, Vladimir Poutine, vieillit et se montre de plus en plus détaché de la réalité. Son obsession pour l’Ukraine lui fait ignorer tous les autres sujets.

Comme le terrorisme islamiste ? Après l’attentat du Crocus City Hall, dans la banlieue de Moscou, en mars, c’est le Daguestan qui vient d’être frappé par l’Etat islamique (EI)…

La menace islamiste en Russie n’a rien de nouveau, elle remonte à la guerre de Tchétchénie, dans les années 1990. Les services de sécurité étaient expérimentés en la matière. Mais du fait de l’obsession de Poutine pour l’Ukraine – et de sa conviction que le principal ennemi de la Russie, c’est l’Occident – personne n’ose le remettre en question et lui rappeler la réalité. Toutes les compétences accumulées en matière d’antiterrorisme contre la menace islamiste ne sont plus valorisées. Au sein de l’appareil de sécurité, vous n’êtes pas promu, vous ne recevez pas de médailles si vous enquêtez sur des groupes religieux extrémistes.

Après l’attentat du Crocus City Hall, Poutine a publiquement déclaré qu’une attaque islamiste contre la Russie était impossible, car le monde musulman soutient la guerre de la Russie contre l’Occident. Il a aussi tenté de lier ces attentats terroristes à l’Ukraine et à l’Otan, allant jusqu’à impliquer le fils de Joe Biden. C’est une conviction personnelle de Poutine, qui nourrit une vision du monde paranoïaque, et pousse les services de sécurité à tenter d’établir des connexions entre ces attentats et l’Ukraine ou l’Occident, en ignorant la menace réelle de l’EI.

On en voit aujourd’hui les conséquences. En juin, il y a eu prise d’otages par des membres de l’EI dans une prison de la région de Rostov. Et là, des attentats contre des églises et des synagogues, toujours revendiqués par l’EI, ont ensanglanté le Daguestan. Mais ce problème est minimisé, car il ne correspond pas au narratif de Poutine sur une guerre existentielle entre la Russie et l’Occident. On peut constater à quel point la réalité est distordue pour plaire à la vision d’un seul homme. Cela ne peut que mal finir pour la Russie…

Le taux de chômage historiquement bas est en réalité très inquiétant

Mais, d’un point de vue interne, le pouvoir de Poutine n’a jamais semblé aussi fort. Ses principaux opposants, de Navalny à Prigojine, sont aujourd’hui morts…

L’opposition interne contre Poutine est effectivement en pleine débâcle. Le régime a profité de la guerre en Ukraine pour écraser tout ce qu’il restait de médias, d’organisations ou de responsables politiques indépendants, même à un niveau local. Ils sont tous marginalisés, ou déjà en prison. Toute activité publique s’opposant à Poutine est devenue impossible.

Mais le danger pour le régime ne vient justement pas d’une opposition qui pourrait le renverser. C’est bien plus sa difficulté croissante à réagir efficacement à tout nouveau problème. Un événement en particulier, ou une mauvaise décision prise par Poutine seul, pourrait ainsi faire effet de boule de neige…

Un effondrement du régime de Poutine pourrait donc arriver bien plus vite qu’on ne le pense ?

C’est par nature imprévisible. Ce que je dis, c’est que le système s’est suffisamment dégradé pour qu’un problème qui, dans d’autres circonstances, n’aurait rien de fatal peut l’être aujourd’hui. Souvenez-vous de la chute de l’Union soviétique. A l’époque, les experts n’avaient pas prévu l’effondrement du système, car aucune tendance à long terme ne rendait cet éclatement inévitable. L’opposition n’était pas non plus assez puissante pour renverser le régime communiste. Mais il s’est effondré de l’intérieur, car il s’était à ce point dégradé qu’il n’était plus capable de faire face à de nouveaux problèmes.

Dans le cas de la Russie actuelle, la chute du régime pourrait venir de l’économie, car sa politique économique, plutôt couronnée de succès au début de la guerre en Ukraine, a perdu en efficacité afin de satisfaire les exigences de Poutine. Les ministères russes chargés de l’économie ont cessé de se coordonner. Au lieu de cela, ils se concentrent sur la production de chiffres qui plairont à Poutine. Le plus grand risque vient ainsi de son micromanagement grandissant. Longtemps, il s’est abstenu d’intervenir dans l’économie. Mais, aujourd’hui, des usines sont nationalisées, sans compensation, pour soutenir l’effort de guerre. Plus Poutine va interférer, plus cela aura des conséquences négatives pour l’économie russe et pour les milieux d’affaires.

En dépit des sanctions, le taux de croissance de la Russie devrait dépasser les 3 % cette année, selon le FMI…

L’économie russe est justement en surchauffe du fait de la guerre. Elle souffre de nombreux problèmes. Il y a par exemple une pénurie de main-d’œuvre, du fait d’une démographie déclinante comme d’une immigration en baisse, notamment celle venant d’Asie centrale. Le taux de chômage est de 3 %, soit un niveau historiquement bas et qui est en réalité très inquiétant. Les salaires augmentent de manière exponentielle, car les entreprises rivalisent pour attirer la main-d’œuvre. Par ailleurs, l’économie russe est alimentée par les dépenses étatiques, notamment celles pour la défense, qui représentent près de 10 % du PIB. Ce qui signifie que la guerre ne peut être arrêtée, sous peine d’effondrement économique. Les taux d’intérêt s’élèvent à 16 % pour contenir un taux d’inflation de plus de 8 %. Alors, oui, l’économie russe a mieux résisté aux sanctions qu’on ne le pensait, mais ce n’est en aucun cas une croissance saine. Celle-ci est très artificielle.

Poutine prendra seul la décision d’utiliser ou non des armes nucléaires, il se fiche de ce que dit la doctrine

Les évictions de Sergueï Choïgou, de la tête du ministère de la Défense, ou de Nikolaï Patrouchev, du Conseil de sécurité, alors qu’ils sont pourtant des fidèles de Poutine, ont été très commentées. Comment les analysez-vous ?

C’était un simple remaniement de sbires du régime, pas un changement de fond. Choïgou a remplacé Patrouchev en tant que secrétaire du Conseil de sécurité, tandis que Patrouchev a été nommé conseiller au Kremlin. Jusque-là, chaque réélection de Poutine, même si elle ne représentait nullement un enjeu démocratique, était marquée par un renouvellement au niveau du gouvernement et des hauts postes dans l’administration. Mais, cette fois-ci, on a vu que Poutine ne souhaitait pas de bouleversement majeur. L’économiste Andreï Beloussov a été nommé à la tête du ministère de la Défense en dépit de son absence d’expérience militaire. C’est une décision étrange, mais cela ne changera nullement la façon dont la guerre est menée en Ukraine. Beloussov est certes bien moins corrompu que Choïgou, qui était réputé en la matière, même selon les standards russes… [Rires.] Mais Poutine vient aussi de nommer 12 nouveaux vice-ministres à la Défense pour le contrôler. Je doute que le fonctionnement de ce ministère connaisse une vraie évolution.

Que faut-il penser de la proposition russe de cessez-le-feu, à la veille du sommet pour la paix en Ukraine, qui s’est tenu en Suisse ?

Cela sonnait plus comme un ultimatum que comme une proposition de paix. Les conditions sont bien sûr inacceptables pour l’Ukraine, avec une demande de retrait des troupes ukrainiennes non seulement dans les oblasts de Donetsk et Louhansk, mais aussi ceux de Kherson et Zaporijia, alors que Kherson a été douloureusement récupéré durant la contre-offensive ukrainienne. Vous noterez que, en 2022, lors d’une précédente proposition de négociations, Poutine ne réclamait que Donetsk et Louhansk. Cette offre est donc parfaitement ridicule, et sans aucune garantie. C’était une simple diversion par rapport à ce sommet de la paix auquel Poutine n’était pas convié, de la com’ à destination des pays du “Sud global”.

Mais, de la part de la Russie, il y a aussi une réaction aux évolutions stratégiques des pays occidentaux (autorisation de frapper le sol russe avec des armes livrées, envoi possible d’instructeurs militaires en Ukraine…). Poutine veut montrer que cette guerre est essentielle à la Russie, et qu’elle n’abandonnera jamais. Lors de sa visite au Vietnam, il a par exemple brandi un changement possible de la doctrine nucléaire. Ce sont de simples messages adressés à l’Occident, car Poutine prendra bien sûr seul la décision d’utiliser ou non des armes nucléaires, et il se fiche de ce que dit la doctrine. Mais c’est une façon de faire savoir que la Russie est prête à tout pour l’Ukraine. L’accord de défense mutuelle signé avec la Corée du Nord s’inscrit dans une même perspective.

Le temps ne joue-t-il pas en faveur de la Russie ? D’autant plus que Donald Trump peut revenir à la Maison-Blanche à la fin de l’année, tandis que le Rassemblement national, marqué par une tradition russophile, s’apprête à remporter les élections législatives en France…

Sur le long terme, le futur de la Russie s’annonce sombre. Mais, à moyen terme, le temps joue effectivement en faveur de Poutine. Cependant, je ne suis pas non plus d’humeur apocalyptique. Même si Trump redevient président, je pense qu’il agira différemment de ses promesses de campagne. Je le vois mal accepter la capitulation de l’Ukraine au premier jour de son nouveau mandat. Au niveau européen, les récentes élections ont certes permis à l’extrême droite de gagner des sièges, mais il n’y a pas non plus eu de raz de marée. Et même si les pays occidentaux se résignaient à abandonner l’Ukraine aux mains de Poutine, ils seraient confrontés à de nouvelles revendications, car, politiquement, le régime russe ne peut survivre sans escalade. Admettons que Kiev tombe : un ou deux ans plus tard, Poutine voudra connecter l’enclave de Kaliningrad au reste du territoire russe, quitte à s’en prendre à la Lituanie, pourtant membre de l’Otan. Il testera à nouveau la détermination des pays occidentaux. Il est donc parfaitement illusoire de croire qu’abandonner l’Ukraine à Poutine mettra un terme au problème.

Si Poutine est un jour remplacé, le pouvoir sera inévitablement plus collectif

Pour conclure, Vladimir Poutine serait donc la principale faiblesse du régime russe ?

Un système dans lequel tout ne tourne qu’autour d’un seul dirigeant ne peut, inévitablement, qu’échouer. A un moment donné, un problème lui sera fatal. Cela viendra peut-être de l’économie, d’une confrontation grandissante avec l’Occident, de l’extrémisme islamiste, ou d’un problème totalement imprévisible, comme on l’a vu il y a un an avec la mutinerie de Prigojine. A ce moment-là, on a pu observer toutes les faiblesses du régime, l’appareil de sécurité n’offrant aucune résistance à l’avancée des mercenaires du groupe Wagner sur Moscou.

Aujourd’hui, même un incident mineur, qu’il s’agisse d’un revers en Ukraine ou de luttes intestines au sein de l’élite, peut déclencher une avalanche politique si celle-ci est accélérée par l’inaction de Poutine ou par des décisions fondées sur ses illusions et ses obsessions personnelles. Ce n’est pas la gravité des problèmes de la Russie, mais la manière dont le Kremlin les traite qui place le régime en permanence au bord de l’effondrement.

Poutine peut-il organiser sa propre succession pour assurer la pérennité du régime ?

Pas dans un futur proche. Poutine se voit au pouvoir jusque dans les années 2030. Mais s’il est un jour remplacé, soit parce qu’il meurt, soit parce qu’il organise sa succession, le pouvoir sera inévitablement plus collectif. Même si le nouveau président ne se démarquera pas en profondeur de Poutine, la gouvernance ne pourra pas être tant dominée par une seule personne. Ce qui signifie que le régime sera plus rationnel, plus prudent et plus ouvert à des négociations avec les Etats-Unis et les pays européens. Alors qu’aujourd’hui Poutine, du fait de ses biais personnels et de sa paranoïa, ne peut envisager qu’une escalade grandissante avec l’Occident.