Marco Tarchi : “Giorgia Meloni a peur que le succès de Marine Le Pen éclipse le sien”

Marco Tarchi : “Giorgia Meloni a peur que le succès de Marine Le Pen éclipse le sien”

Giorgia Meloni, la cheffe du gouvernement italien, promet de faire à Bruxelles ce qu’elle a fait à Rome : renvoyer la gauche dans l’opposition et s’ériger en rassembleuse de toutes les droites, de la plus modérée à la plus radicale. En Italie, le parti de la présidente du conseil, Fratelli d’Italia, est assuré de remporter largement le scrutin organisé les 8 et 9 juin dans le pays. Un succès qui, espère-t-elle, lui permettra de peser sur les équilibres des prochaines institutions européennes tout en renforçant sa coalition au pouvoir dans son pays.

“Elle a à cœur de prouver qu’elle est capable de redonner du poids à l’Italie dans le domaine de la politique étrangère”, explique Marco Tarchi, professeur à l’École de Sciences Politiques Cesare Alfieri de l’Université de Florence et spécialiste de l’extrême droite européenne. Entretien.

L’Express : Le parti de Giorgia Meloni devrait réaliser un bon score aux élections des 8 et 9 juin : quelles sont ses ambitions européennes ?

Marco Tarchi : Ce ne sont pas celles qu’elle professe en affirmant vouloir construire une nouvelle majorité au sein du Parlement européen. Elle ne parviendra très certainement pas à obtenir les résultats qui lui permettront d’atteindre cet objectif. Ce projet rencontrerait par ailleurs une très forte opposition au sein du PPE [NDLR : le Parti populaire européen, rassemblant des formations de centre droite et de droite conservatrice].

Giorgia Meloni vise plutôt à acquérir une plus grande visibilité sur la scène internationale et, par conséquent, également en politique intérieure italienne. Elle a à cœur de prouver qu’elle est capable de redonner du poids à l’Italie dans le domaine de la politique étrangère.

Son rapport avec les institutions européennes s’est apaisé depuis qu’elle est chef du gouvernement. Est-ce du pragmatisme ou du double langage ?

Elle a surtout fait preuve de pragmatisme. Dès le début, elle s’est concentrée sur la légitimation de son rôle de chef du gouvernement auprès des interlocuteurs étrangers – l’UE, mais aussi et surtout l’Otan et les Etats-Unis – pour contrebalancer les difficultés que présente l’héritage historique de son parti dans le cadre de la politique intérieure italienne. On l’accuse en effet d’avoir conservé des traces de l’idéologie néofasciste. A cela s’ajoute la méfiance, même si elle n’est pas exprimée sous une forme claire, de nombreux représentants des institutions transalpines, à commencer par le Président de la République.

Sur les grands sujets qui intéressent l’UE : économie, guerre en Ukraine, immigration… Comment sa doctrine a-t-elle évolué ?

Sur l’immigration, même si elle a beaucoup modéré son ton, elle a maintenu une position de fermeté conforme à celle qu’elle soutenait auparavant. Il ne pouvait en être autrement, car de nombreux électeurs se seraient tournés vers la Ligue de Matteo Salvini.

Concernant le conflit russo-ukrainien, elle a changé de camp, diabolisant Vladimir Poutine, en qui elle plaçait auparavant de grands espoirs. Un changement qui s’explique par son souci de gagner une crédibilité internationale. En économie, elle essaie de ne pas s’aliéner les sympathies des “pouvoirs forts” comme on les appelle en Italie, à commencer par la Confindustria, l’association qui représente le patronat. Elle a ainsi accentué les aspects libéraux de son programme.

Comment concilier sa proximité avec les dirigeants souverainistes, le premier ministre hongrois Viktor Orban en premier lieu, et un éventuel soutien à Mario Draghi pour un poste de premier plan dans les futures institutions européennes ?

Elle présentera l’éventuelle nomination de Mario Draghi comme un succès prestigieux pour l’Italie – et donc, par extension, pour son gouvernement. En outre, Giorgia Meloni a exprimé à plusieurs reprises une certaine sympathie pour l’ancien président du conseil et gouverneur de la BCE, déclarant qu’elle entretenait de bonnes relations personnelles avec lui.

Giorgia Meloni s’est alliée au parti Reconquête d’Eric Zemmour à Strasbourg mais elle se rapproche en même temps de Marine Le Pen. Quelle est sa stratégie ?

Plus qu’une stratégie, elle a un problème : que le succès de Marine Le Pen éclipse le sien et lui fasse concurrence pour le rôle de leader de la droite en Europe. Le soutien à Reconquête, certainement influencé par l’action du mari de Marion Maréchal, Vincenzo Sofo, député européen de Fratelli d’Italia et ancien membre de la Ligue, vise davantage à créer des obstacles au Rassemblement National qu’à constituer un axe solide avec une force politique destinée à rester pour l’instant dans l’opposition en France et en Europe.

Giorgia Meloni a fait preuve d’une grande proximité avec le Premier ministre britannique Rishi Sunak. Dans le même temps, elle a participé à un événement organisé par les Espagnols de Vox et réunissant les droites radicales. Quel est donc le conservatisme qu’elle vante à longueur de discours ?

Un conservatisme syncrétique, à géométrie variable, tenu uniquement par l’aversion pour le progressisme. Tout allié disposé à s’opposer frontalement à la gauche lui convient parfaitement. À moins qu’il n’ait une image excessivement extrémiste, comme dans le cas des Allemands d’Alternative für Deutschland, qui a même été exclu du groupe Identité et Démocratie.

Un parti qui affaiblissait encore l’hypothèse déjà faible de construire, comme le souhaite Meloni, une majorité rassemblant les droites pour gouverner l’Europe.

Quelles alliances lui permettraient de peser à Bruxelles ?

Elle n’a pas beaucoup de choix : le seul interlocuteur du groupe qu’elle dirige, celui des Conservateurs et Réformistes, est le Parti Populaire Européen. Mais même si elle le voulait, elle ne pourrait pas aller jusqu’à demander que son parti adhère au PPE, car de nombreux électeurs n’accepteraient pas un détachement aussi évident des racines de Fratelli d’Italia et seraient tentés de voter pour la Ligue de Matteo Salvini, qui renoue avec la stratégie plus radicale qui a garanti son succès aux élections législatives de 2017 et européennes de 2019.

Quelles répercussions auront les élections européennes sur la droite italienne ?

Cela dépendra du résultat de Forza Italia [NDLR : le parti de Silvio Berlusconi, l’ancien Premier ministre italien décédé en 2023] et de la Ligue. Si le premier se renforce suffisamment pour vaincre le second, Giorgia Meloni aura de plus grandes difficultés à affirmer un leadership qui l’amène à revendiquer le droit d’avoir le dernier mot sur chaque sujet débattu au sein de son gouvernement. Forza Italia est un allié structurellement peu fiable, soumis à la tentation de reconstruire un pôle centriste capable de jouer sur deux fronts, à droite et à gauche.