Mitterrand-Chirac, l’histoire secrète de la première cohabitation : conciliabules, émissaires, coups bas…

Mitterrand-Chirac, l’histoire secrète de la première cohabitation : conciliabules, émissaires, coups bas…

La cohabitation, ça commence avant la cohabitation. Le samedi 15 mars 1986, à la veille d’élections législatives en un tour qui vont amener la droite au gouvernement face à François Mitterrand, le secrétaire général de l’Elysée décroche son téléphone. Jean-Louis Bianco appelle Edouard Balladur, alors principal collaborateur (il n’aimerait pas le mot) de Jacques Chirac. Il lui délivre le message présidentiel : “Que le maire de Paris ne fasse pas de déclaration triomphante qui rendrait sa nomination impossible. Qu’il me laisse le sentiment d’être libre. Qu’il ne pose pas de conditions préalables.” Il ne le fera pas. Cinq jours plus tard, Jacques Chirac est dans le bureau de François Mitterrand. Loin des caméras, le président signe le décret de nomination du Premier ministre. Il plaisante : “Ma main tremble, car une fois que j’aurai signé, je ne pourrai plus vous déboulonner. Mais à la fin, je trouverai bien un moyen…” Faux semblants, jeux de rôle, émissaires, conciliabules, coups bas et coups fourrés : il y a trente-huit ans, la France invente un régime que l’on pensait impossible, incompatible avec la Ve République, la cohabitation.

Une cohabitation, surtout pour le chef de l’Etat, ça se prépare. Juste avant le scrutin, L’Express fait sa Une sur “Le bunker Elysée”. François Mitterrand (message de service à Emmanuel Macron) a anticipé l’alternance dans les mois qui précèdent et nommé à une série de postes de la haute fonction publique des proches ou des amis politiques. A la présidence de la République, circule une liste qu’on surnomme en rigolant “tous aux abris”. Ce n’est pas tout : en août 1985, le Journal officiel publie un décret augmentant d’une bonne trentaine le nombre d’emplois supérieurs, nommés en Conseil des ministres, avec double signature président et Premier ministre.

Attention, accident possible. Le 14 juillet 1986, le bateau exécutif tangue pour la première fois. Il y a la face émergée de l’iceberg. Ce que tout le monde voit, et entend, c’est François Mitterrand, interrogé par Yves Mourousi à 13 heures sur TF1 – dans son bureau et non dans le jardin du palais, sur fond de drapeaux tricolores, car il faut présidentaliser au maximum l’événement –, qui annonce son refus de signer une ordonnance sur les privatisations. Et puis il y a tout ce qui se passe en coulisses au cours de ces heures qui marquent un tournant décisif de la cohabitation. Une inversion du rapport de force. Le début de la victoire de Mitterrand sur Chirac. D’abord, être irréprochable sur la forme. A la demande du président, le secrétaire général de l’Elysée a prévenu Maurice Ulrich, directeur de cabinet du Premier ministre. Ensuite, être intraitable une fois la décision prise. Déjà, à la veille de sa nomination à Matignon, Jacques Chirac avait appelé Jean-Louis Bianco toutes affaires cessantes, il voulait parler au président : “J’ai absolument besoin d’ordonnances sur les mesures sociales. Cela peut être un point de blocage du processus.” Mitterrand ne le prend pas au téléphone, il ne le rappelle pas. C’est Chirac qui le fera un peu plus tard : “On peut trouver une manière de s’arranger.”

Le 14 juillet, à 20h45, le téléphone sonne dans le bureau du président, un appel pour l’Histoire, que révèlent Pierre Favier et Michel Martin-Roland dans La Décennie Mitterrand. Chirac : “Alors, vous voulez mettre un terme à la cohabitation ?”

Mitterrand : “Je ne le souhaite pas. Mais j’accepte les conséquences de ce que je fais. Je ne vous en veux pas. Vous faites ce que vous croyez devoir faire. Je reconnais que ce n’est pas facile pour vous sur le plan parlementaire. […] Vous avez des convictions. Admettez que je puisse en avoir. Si votre majorité veut me mettre en accusation, eh bien, qu’elle le fasse !”

Chirac : “Selon les juristes, le président n’a pas le droit de refuser de signer des ordonnances.”

Mitterrand : “Moi aussi, je suis bardé de citations du général de Gaulle et de Michel Debré !”

Chirac : “Certains me poussent à démissionner pour provoquer une présidentielle anticipée.”

Mitterrand : “Il n’y aura pas de présidentielle anticipée. C’est moi qui dissous le Parlement. Et par ailleurs, je n’ai pas l’intention de démissionner. Réfléchissez-y.”

Fin de l’échange. Mitterrand, dans un bureau presque entièrement obscur, glisse à ses deux conseillers, Jean-Louis Bianco et Jacques Attali : “On va voir ce qu’il va faire. Il changera trois fois d’avis. Puis il cédera. Ce n’est pas un mauvais type !” Le lendemain, Chirac raconte à un ami son coup de fil de la veille : “Je suis sur le cul, je viens de menacer Mitterrand de démissionner et il s’en fout.” Jacques Pilhan, cité dans Le Sorcier de l’Elysée de François Bazin, donnera le mode d’emploi : “Tonton creuse un trou. Chirac tombe dedans. On lui demande s’il ne s’est pas fait trop mal. Et puis ça recommence…”

La cohabitation, ça crée tout de même des liens. Il arrive que le président et le Premier ministre fassent cause commune. Le 25 juin 1986, avant le conseil des ministres, dans le bureau du président, cette scène décrite par Jacques Attali dans Verbatim. Chirac : “Naturellement, je serai amené à demander de nouveau l’autorisation d’user de l’article 49.3.” Mitterrand, souriant : “C’est ennuyeux d’avoir un Parlement, n’est-ce pas ?” Chirac : “Comme c’est vrai !”

Entre mars 1986 et mai 1988, les deux hommes se seront vus le mercredi matin en tête à tête à 102 reprises. Mitterrand a cessé de fumer depuis belle lurette, il met néanmoins à disposition de Chirac, alors grand fumeur devant l’Eternel, un cendrier sur pied. Au-delà des jeux de rôles, et ils sont si nombreux en période de cohabitation, ce sont souvent les nominations qui crispent. Qu’il s’agisse d’un poste important dans la police ou d’un sous-préfet… dans la Nièvre, terre électorale de Mitterrand à qui personne n’a demandé son avis.

“A quoi jouez-vous ?”

Le diable se cache dans les détails. Le nouveau ministre de la Défense, André Giraud, veut remplacer le chef d’état-major des armées, le général Jean Saulnier, qui a été pendant quatre ans le chef d’état-major particulier de Mitterrand à l’Elysée ? Bras de fer. “A quoi jouez-vous avec Saulnier ?” lance un jour Mitterrand au ministre. Rien n’interdit d’être sournois : voilà le chef de l’Etat qui propose le général sur la liste des promotions dans l’ordre de la Légion d’honneur. Aurait-il joué un rôle dans la fameuse affaire du Rainbow Warrior, ce navire de Greenpeace saboté par les services secrets français ? Le ministre raye son nom de la liste. Saulnier veut démissionner, Mitterrand l’en empêche. Et menace : “Si Saulnier n’est pas rétabli sur la liste, je refuserai toutes les Légions d’honneur proposées par la Défense.” Giraud cède, le général est décoré mais attendra longtemps avant d’être recasé.

Evidemment, cohabitation rime avec tensions. Et il y en a de réelles, dans un climat parfois pesant. Un Conseil des ministres sera expédié en douze minutes, il s’agit d’en dire le minimum devant le président. Mitterrand : “Y a-t-il des observations ?” Silence. Mitterrand : “Y a-t-il des observations rentrées ?” Re-silence. Circulez, il n’y a rien à avoir.

Mais il existe aussi des moments de complicité. Mitterrand, avant un Conseil des ministres, à propos d’un voyage en Alsace : “Un de mes mauvais souvenirs, c’est que, grâce à la sollicitude de mes collaborateurs, j’ai été privé de choucroute.” Chirac, très à cheval sur son vrai domaine réservé : “Moi, je m’étais méfié. On m’en a servi.”

Des moments de séduction. Montevideo (Uruguay), octobre 1987. Trois ministres, Michel Noir, Gérard Longuet, Alain Carignon, sont conviés par le chef de l’Etat à prendre un verre à la résidence de l’ambassadeur de France, après un dîner officiel. Grand numéro de charme, malgré le décalage horaire, la fatigue attendra. Mitterrand racontera : “Il était tard, ils étaient épuisés. Je leur ai dit en plaisantant : ‘Vous savez, cinq ans de législature socialiste, ça devenait monotone. Avec vous, j’ai rajeuni de dix ans’.”

Une cohabitation, ce sont même des moments de franche rigolade. Un mercredi, au début du Conseil des ministres, Mitterrand se trompe de fauteuil et s’assoit dans celui d’André Giraud, le ministre de la Défense. Tout le monde s’installe, sauf ce dernier : “Monsieur le président, vous avez pris mon fauteuil, et comme je n’ai pas envie de prendre le vôtre…” “Vous êtes bien le seul.”

Maudits “off”

Il n’est pas interdit de se moquer, à condition d’y mettre les formes. Le 1er janvier 1987, des cheminots se présentent à Brégançon. Ils sont en grève, mais ils veulent souhaiter la bonne année au président. Le père de la nation leur ouvre la porte et les bras. Il osera expliquer à Jacques Chirac à son retour à Paris : “Je ne pouvais pas leur refuser d’entrer, ils avaient des fleurs, vous comprenez…”

La moindre fuite tourne à l’affaire d’Etat. Un jour, Mitterrand lâche en “off” à quelques journalistes à propos de Chirac : “Vulgaire, voyou, velléitaire.” Déjà à l’époque, il arrive que le off franchisse le mur du son, et pas n’importe où, dans les colonnes du Monde. Allez savoir pourquoi, le Premier ministre apprécie peu. Matignon appelle le Canard enchaîné : “Vieux, vicieux, vaticinateur.” Non mais.

Les hommes sont ce qu’ils sont, avec leur grandeur et leur petitesse. Mais il ne faut pas sous-estimer le poids des institutions et le choc des fonctions. Un matin de janvier 1987, Chirac s’éclipse de l’Elysée pendant une cérémonie. Discrètement, ou presque. “Vous nous quittez déjà, monsieur le Premier ministre ?” – zut, rattrapé par la patrouille, en l’occurrence Mitterrand. “Oui, mon géné… Heu, oui, Monsieur le président, je dois retourner à Matignon.” Sigmund vous salue bien.

C’est ce qu’on appelle le complexe du Premier ministre, face au président en surplomb. Le 1er décembre 1986, l’un et l’autre inaugurent le musée d’Orsay. Au moment où le socialiste regagne sa voiture, la foule s’agite bruyamment. Le président à Chirac : “Il me semble que je suis sifflé, monsieur le Premier ministre.” Chirac : “Non, monsieur le président, c’est moi que ces jeunes conspuent.” Mitterrand : “Ah, je me disais bien aussi : pourquoi est-ce qu’ils m’en voudraient ?”

Les histoires de cohabitation finissent mal, en général. Celle-ci aura la singularité de se terminer par un affrontement du président et du Premier ministre devant les électeurs. Mitterrand se déclare candidat à sa propre succession le 22 mars 1988 et dénonce “les clans, les camps, les factions”. Le lendemain, les deux se retrouvent dans le bureau de l’Elysée. L’ambiance n’est pas à la franche rigolade. Chirac : “Vos propos d’hier soir ont été injurieux à mon égard.” Mitterrand : “Depuis deux ans, vos actes ont parfois été injurieux à mon égard.” Ainsi vont les cohabitations : à la fin de l’envoi, je touche.