Nicolas Tenzer : “Avec Trump et le RN au pouvoir, il y aura du champagne à volonté au Kremlin”

Nicolas Tenzer : “Avec Trump et le RN au pouvoir, il y aura du champagne à volonté au Kremlin”

Nicolas Tenzer est philosophe, professeur à Sciences Po et président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique. Dans un entretien accordé à L’Express, l’auteur du récent Notre guerre (L’Observatoire) explique pourquoi, en dépit de sa “détestation” des positions de La France insoumise en matière notamment de politique étrangère, il défend ardemment un front républicain pour le second tour des législatives face au Rassemblement national. “A un moment, il faut savoir se boucher le nez et hiérarchiser les risques”, assure-t-il. Nicolas Tenzer déplore également qu’Emmanuel Macron, en décidant de dissoudre l’Assemblée nationale, n’ait pas tenu compte des conséquences d’un tel acte pour l’Ukraine, l’Europe et la position de la France dans le monde, offrant ainsi “un cadeau inespéré” à Vladimir Poutine. Il croit toutefois encore dans la possibilité d’un gouvernement d’union nationale. “Il faut bien avoir en tête qu’il y a des scénarios catastrophes qui annonceraient le retour des sombres temps et d’autres, certes pas brillants, mais qui sont quand même moins terribles pour l’avenir de notre pays”, avertit le philosophe.

L’Express : Vous êtes un ardent partisan du “front républicain”. Pourquoi est-ce selon vous la seule position “responsable” ?

Nicolas Tenzer : Aujourd’hui, la priorité est de bloquer le Rassemblement national. Au vu des résultats du premier tour des législatives, je ne vois pas comment, sans un barrage de tous les partis devant l’extrême droite, on pourrait y parvenir. Voilà le risque majeur. J’ai la même détestation que beaucoup pour La France insoumise, en raison notamment du problème d’antisémitisme au sein de ce parti, mais aussi de ses positions en matière de politique étrangère hostiles à l’Otan, complaisantes envers Assad et en soutien de fait à la Russie, comme l’a montré le vote de ses députés à l’Assemblée nationale en faveur du refus de soutien militaire à l’Ukraine. J’ai cependant l’impression que les insoumis sont bien moins compromis sur ce sujet qu’un grand nombre de responsables du RN dont les liens avec le Kremlin ont été documentés. Il y a, chez les insoumis, plus un aveuglement idéologique par rapport au régime de Poutine, lié notamment à leur haine de l’Amérique qu’une complaisance organisée.

A un moment, il faut savoir se boucher le nez et hiérarchiser les risques. Or, aujourd’hui, il n’y a pas de risque de domination de LFI sur l’ensemble de la gauche. Si les insoumis obtiennent un cinquième ou un sixième des sièges à l’Assemblée nationale, on sera très loin d’une majorité. Le “ni-ni” invoqué par Edouard Philippe ou d’autres figures de l’ancienne majorité présidentielle me semble ainsi complètement suicidaire et ne pas correspondre à l’enjeu historique et vital du moment… Gabriel Attal, lui, a été beaucoup plus clair.

Vous êtes encore plus sévère avec les Républicains, qui ont refusé de donner des consignes de vote…

Les Républicains, s’ils l’étaient vraiment, devraient faire barrage au RN. N’oublions quand même pas qu’il y avait, à l’origine de ce parti d’extrême droite, des collaborateurs et des membres de l’OAS qui s’étaient opposés à de Gaulle. L’appellation “gaulliste”, traditionnellement associée à LR, n’a donc plus aucun sens aujourd’hui. A mes yeux, le RN est un mouvement fasciste qui puise ses sources loin dans l’histoire française, comme l’ont montré les travaux de Robert Paxton et Zeev Sternhell. Il existe une forme de permanence du fascisme français qui ressemble parfois à un volcan qui sommeille et se réveille lorsque les circonstances sont réunies. Ne pas donner de consignes de vote, c’est laisser démunis des électeurs républicains de droite. Le slogan “pas d’ennemi à droite” traduit une méconnaissance de la différence de nature entre la droite classique et l’extrême droite.

Pourquoi défendez-vous le terme “fasciste” plutôt que par exemple “populiste” pour qualifier le RN ? Le parti de Marine Le Pen a quand même beaucoup évolué par rapport à celui de son père…

“Populisme” est un terme trop confus, dans lequel on peut mettre beaucoup de choses, y compris des partis situés parfois à gauche. Ce qu’on appelle aujourd’hui “populisme” est une forme de politiquement correct pour désigner l’extrême droite. Or, quand on voit Pierre Gentillet expliquer qu’il faut “mettre au pas” le Conseil constitutionnel, quand on observe les commentaires antisémites, racistes, antivax, climatosceptiques émis par certains candidats RN, sans parler du soutien longtemps affiché à Vladimir Poutine désigné comme un sauveur civilisationnel, on n’est pas uniquement dans du populisme. C’est quelque chose de bien plus radical. Même les attaques contre les binationaux s’apparentent plus à une tradition qui remonte à la révolution nationale de Vichy qu’à une simple défense du peuple contre les élites.

Au RN, il y a bien le projet – sans doute pas immédiatement – de remettre en question les institutions républicaines. Au bout du compte, quelle est leur intention réelle ? Je pense que celle-ci est profondément liberticide, associée à la volonté d’exclure une partie des personnes – les étrangers ou celles qui sont d’origine étrangère – de la communauté nationale. Il n’y a certes pas chez Marine Le Pen ou Jordan Bardella les débordements et les outrances de Jean-Marie Le Pen. Mais, quand Bardella ironise sur Jean Moulin, un inconscient resurgit. Cela fait longtemps que je m’alarme d’une forme, sinon de complaisance envers le RN d’une partie du centre, du moins de porosité avec des idées qui n’ont plus rien de démocratique et de libéral. Certaines digues en matière de défense de droits de l’homme et de respect du droit international – dont a témoigné une longue complaisance envers la Russie et une forme d’oubli de ses crimes – ont cédé. Certaines règles constitutionnelles de base n’ont pas été rappelées par des personnalités pourtant modérées.

L’image de Rima Hassan avec son keffieh un soir d’élections nationales ne peut que faire monter l’extrême droite

Face au RN, vous pourriez donc voter pour un candidat LFI qui s’est montré conciliant par rapport au Hamas ou à la Russie de Poutine ?

Individuellement, j’aurais il est vrai beaucoup de mal. Mais je ne suis pas sûr qu’une majorité de candidats LFI soit sur ces positions. Le parti a quand même exclu un candidat, Reda Belkadi, pour des tweets antisémites. Rima Hassan n’est pas candidate à ces législatives. Elle est apparue le soir du premier tour au côté de Jean-Luc Mélenchon, ce qui était une provocation. On peut d’ailleurs se demander si les radicaux de LFI, à commencer par Mélenchon lui-même, sont vraiment résolus à faire barrage au RN, même si leurs consignes de vote sont claires. Car l’image de Rima Hassan avec son keffieh un soir d’élections nationales ne peut que faire monter l’extrême droite. Mais beaucoup d’insoumis sont aujourd’hui critiques à l’égard de Mélenchon, heureusement d’ailleurs. Et même si ce dernier continuera ses provocations habituelles, les membres de LFI seront quand même encadrés par une gauche classique et raisonnable au sein de cette alliance électorale à gauche.

Quand il y a deux maux, même si cela fait très mal, il y a des moments où l’on n’a pas le choix. A un moment donné, les aversions profondes doivent être mises de côté, car une victoire du RN, c’est un renversement annoncé de l’Etat de droit.

Mais, même si le RN n’obtient pas la majorité absolue, la France se retrouvera sans doute face à une crise politique. N’est-ce pas là aussi un affaiblissement du pays sur la scène internationale ?

Même si le scénario d’une majorité absolue pour le RN ne se réalise pas, il peut y avoir une majorité relative pour l’extrême droite, avec des élus LR qui, bien que s’étant démarqués de Ciotti, décident de céder aux promesses de maroquins ministériels. On a quand même l’impression que, à LR, certains ont voulu éliminer Ciotti moins pour des raisons de valeurs et de principes que de tactiques internes.

Après, effectivement, il y a le scénario d’une France ingouvernable, avec un RN sans majorité absolue, même avec des forces d’appoint. Il faudrait alors que des centristes, des socialistes, des écologistes et peut-être quelques LR acceptent de travailler dans un gouvernement d’union nationale. Cela voudrait dire que beaucoup de décisions ne seront pas prises, avec une difficulté pour voter le budget, tenir un discours clair sur l’Ukraine, sur l’Europe ou sur la défense, sans parler des sujets économiques. Ce serait pour la France un affaiblissement et une perte de crédibilité. Mais ce serait toujours moins dommageable sur le plan international que le scénario d’une majorité absolue du RN.

De toute façon, la France est d’ores et déjà affaiblie. J’étais la semaine dernière en Pologne, j’ai discuté avec des Polonais, des Allemands et des Américains notamment. Tout le monde estimait qu’il faudrait désormais faire sans la France sur les grands sujets de sécurité. Cela créera un vide considérable. On peut aussi s’attendre à un reflux de l’attractivité de notre pays en termes d’investissements. La seule bonne nouvelle, c’est que nous avons l’euro, car, sans monnaie unique, les conséquences de cette crise politique auraient été terribles pour le franc. Il sera en tout cas très difficile pour le président de la République de parler de manière crédible en matière de politique internationale. Toutes les initiatives bienvenues qu’il avait prises encore trois jours avant l’annonce de la dissolution semblent désormais très loin. La France, qui s’était imposée comme la principale force d’initiative en Europe, vu sa puissance, pour l’Ukraine, ne pourra plus jouer ce rôle.

Emmanuel Macron est capable de faire deux choses avec conviction, mais sans voir le rapport entre les deux…

Vous avez déploré qu’en faisant ce pari très risqué de la dissolution Emmanuel Macron ne se soit nullement soucié des conséquences pour l’Ukraine ou l’Europe…

On a l’impression que la question de la France dans le monde et en Europe, des enjeux existentiels de sécurité, tout comme celle de cette guerre à trois heures de Paris dont les résultats détermineront les décennies qui viennent n’ont tenu aucune place dans la décision prise par Emmanuel Macron. J’ai beaucoup de mal à expliquer cette dissonance cognitive totale. D’un côté, il a, ces derniers mois, joué un rôle beaucoup plus important sur le plan international et a compris la gravité de la situation en Ukraine et de la menace russe. Mais, de l’autre côté, il a pris cette décision de dissoudre l’Assemblée nationale, qui annihile ses initiatives à l’international. En temps de guerre, on ne prend pas de telles décisions. Emmanuel Macron est capable de faire deux choses avec conviction, mais sans voir le rapport entre les deux…

Une chose est certaine : Vladimir Poutine est d’ores et déjà le vrai gagnant de ces élections législatives. A la suite d’une décision téméraire et hasardeuse, la France, seule puissance nucléaire et seul membre permanent du Conseil de sécurité au sein de l’Union européenne, est aujourd’hui en lambeaux, durablement affaiblie. Poutine voit de surcroît un parti qu’il a longtemps couvé aux portes du pouvoir. C’est un cadeau inespéré. Si en plus Donald Trump l’emporte le 5 novembre, il y aura du caviar et du champagne à volonté au Kremlin. C’est complètement suicidaire de notre part.

Comme je l’ai décrit dans mon livre Notre guerre, les démocraties libérales sont confrontées à deux guerres : l’une sur le plan externe, l’autre en interne. Or ces deux guerres finissent par se rejoindre. Le combat de l’extrême droite illibérale, qui veut remettre en question la règle de droit au sein de nos démocraties européennes, c’est aussi celui que mène Poutine sur la scène internationale, quand il tue en toute impunité des centaines de milliers de personnes (en Tchétchénie, en Syrie, en Ukraine, etc.) au mépris du droit international et humanitaire.

Vous êtes donc très pessimiste ?

Etant né de deux parents résistants, je suis surtout combatif… Si nous arrivons à avoir un gouvernement non RN, avec suffisamment de sièges pour un groupe qui va de la gauche à la droite républicaine, ainsi qu’une volonté des différents acteurs politiques d’aller dans le sens d’une union nationale, nous aurons au moins sauvé les meubles. Réponse dans une semaine. Mais il faut bien avoir en tête qu’il y a des scénarios catastrophes qui annonceraient le retour des sombres temps, et d’autres certes pas brillants, mais qui sont quand même moins terribles pour l’avenir de notre pays.