“Orlando, ma biographie politique” : Paul B. Preciado, un artiste complet et méconnu

“Orlando, ma biographie politique” : Paul B. Preciado, un artiste complet et méconnu

“Et pourtant ils existent, chantait Léo Ferré. La plupart Espagnols, allez savoir pourquoi. Faut croire qu’en Espagne, on ne le comprend pas. Les anarchistes.” Si vous ne comprenez pas Paul B. Preciado, il va falloir vous y mettre. Né à Burgos en septembre 1970, une ville dont j’ai connu l’existence précisément à cette époque, en manifestant contre les condamnations à mort émises à l’issue d’un procès inique et expéditif à l’encontre de 16 membres de l’ETA, dont six furent finalement exécutés dans cette ville de Burgos, sous le supplice du garrot. Vingt ans et des poussières plus tard, Preciado organisait le premier atelier drag-king à Paris.

Après une demi-douzaine de livres, quantité d’articles, de chroniques dans Libé et ailleurs, commis plusieurs expositions, notamment pour le musée d’Art contemporain de Barcelone, il a publié chez Grasset, en 2020, Je suis un monstre qui vous parle, une virulente adresse à l’institution psychanalytique dans laquelle on pouvait lire ceci : “Je ne suis pas parvenu là où je m’étais proposé d’aller, confiait-il dans cette brève conférence. Il n’est pas facile d’inventer une nouvelle langue.” Y était-il parvenu deux ans plus tard, en sortant chez le même éditeur Dysphoria mundi ? Vous jugerez par vous-même cette espèce de Zarathoustra de la fin des genres et de la binarité. C’est moins un livre qu’un spectre qui hante l’humanité d’aujourd’hui et jusqu’au concours de l’Eurovision : les non-binaires sont là, “l’âme toute rongée par des foutues idées”. Ils nous subjuguent, nous ahurissent, avec ces corps insaisissables et “l’âme toute rongée par des foutues idées.” Mais quand ils passent aux infos, ils nous consolent de Marioupol et de Gaza.

A 53 ans, Paul B. Preciado, ce trublion professeur d’université, a donc déjà construit une œuvre importante, pas toujours bien comprise. Il faut dire que son style est philosophique, rhétorique, pour ne pas dire emphatique. C’est d’autant plus dommage que nous sommes tous, sinon d’accord, de tout cœur avec lui. Comment ne pas être attristé par ces garçons et ces filles “dysphoriques du genre” qui se voient ou se croient obligés de résoudre leur malaise en devenant des filles ou des garçons, y perdant subséquemment la précieuse équivoque qui en faisait d’authentiques funambules asociaux.

Le premier feel good supportable

Il est possible que le film que vient de réaliser Paul B. Preciado, Orlando, ma biographie politique (disponible sur Arte depuis novembre et sortant en salles à Paris et ailleurs le 5 juin) impose, autorise, libère un peu plus ces jeunes gens à voile et à vapeur.

En regardant ce film, on se remettrait presque à croire au grand soir, sauf que ça n’est pas de révolution qu’il s’agit ici mais de mutation. Et ça n’est pas non plus une adaptation du roman de Virginia Woolf, du moins pas comme on l’entend généralement. Pour autant, il serait incongru de dire que Paul B. Preciado invente un genre, lui qui les redoute tant et tous. Mais y a d’ça.

Le cinéma semble l’avoir libéré de ses discours universitaires. Avec ce vrai métier qui est de faire des films, il a été contraint d’abandonner sa logorrhée pseudoscientifique et ses ambitieuses certitudes pour rejoindre l’antique patrie des muses, qui sont des humains tout ce qu’il y a de plus simples. Ses convictions exagérées se sont dissoutes dans le bain révélateur du cinématographe. L’érudition demeure, mais en voix off, comme dans un film de Mankiewicz. Le héraut laisse la place au héros qui, avec la chance du débutant, réussit un film emblématique à coups d’agitations kaléidoscopiques, jouant sur tous les registres, fiction, adaptation, investigation, introspection, reconstitution dont il malmène chacune des conventions. Et toujours en beauté. Seule concession à laquelle il cède, ses protagonistes sont tous beaux et intelligents. Mais ils ont des histoires à raconter, des malheurs qu’ils ne savent pas comment prendre, et ça donne le premier feel good supportable de cette année dégenrée.

Christophe Donner, écrivain