“Où avons-nous merdé ?” : adresse à l’élite, par Abnousse Shalmani

“Où avons-nous merdé ?” : adresse à l’élite, par Abnousse Shalmani

Où avons-nous merdé ? Tu m’excuseras, cher lecteur, pour cette familiarité, mais cette question me turlupine depuis longtemps. Par “nous”, j’entends l’élite. D’accord, je suis issue de l’immigration, de mes parents exilés je n’ai ni patrimoine, ni héritage, ni famille. La moindre bourrasque m’enverrait illico sous le Pont-Neuf, mais je n’ai jamais été partisane du misérabilisme vertueux, ni de me draper dans la cape d’immunité du camp du Bien. “Je suis pauvre, donc je suis digne d’amour, de parole, d’expertise, de gauche”, ce n’est pas ma came. Mais j’ai l’honneur d’écrire chaque semaine dans L’Express, d’être éditée par des maisons aussi prestigieuses qu’historiques, d’apparaître chaque soir dans la lucarne d’une chaîne info sous la houlette d’un grand journaliste. Le tout en toute liberté. Je participe donc de l’élite, et cela m’engage éthiquement. Alors, en ces temps de naufrage et d’hystérie, en ces temps où l’on calcule très sérieusement si l’antisémitisme et l’islamisme militants sont plus graves – ou non – que la droite national-populiste incompétente, la question de la responsabilité individuelle doit se poser : où ai-je merdé ?

Ariane Mnouchkine a publié une tribune dans Libération le samedi 15 juin 2024. Autoritaire, certainement, dictatoriale, peut-être, mais c’est quelqu’un, Ariane Mnouchkine. Elle est une histoire du théâtre français et une histoire de la politique culturelle de France. Dès que les lumières s’éteignent dans son Théâtre du Soleil, la magie opère, et je sais, à chaque fois, pourquoi l’art et la beauté sauveront le monde. Bref. Ariane Mnouchkine écrit dans sa tribune : “Je nous pense, en partie, responsables, nous, gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient, on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, leur disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds.”

A mon grand étonnement, sa tribune n’a pas été largement relayée, elle n’a pas été débattue. Dans l’émission politique du dimanche soir sur France 5, un extrait est diffusé en verbatim, et, étrangement, personne – une brochette d’élite tellement déconnectée et fière de ses analyses lunaires d’universitaires, d’historiens, de journalistes et de sondeurs que j’en ai eu mal au ventre toute la nuit – n’a réagi, et on est passé à autre chose. L’enfer, c’est, définitivement, les autres. Par contre, ils se sont gargarisés de la prise de parole des sportifs et des influenceurs, en premier lieu Kylian Mbappé, qui se déclare finement “contre tous les extrêmes”. Et l’historien de préciser : comme les aviateurs, qui étaient les influenceurs des années 1930, ont pris position pour le Front populaire et contre les ligues fascistes, les influenceurs font de même aujourd’hui. Ouf ! Seulement voilà : pour les électeurs du RN ou les abstentionnistes, Mbappé est avant tout un millionnaire.

Et le beauf de commenter : “On l’a jamais essayé !”

Le fossé est abyssal. Et tout cela est désolant. Désolant, parce qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour que ces ruptures – ne voir en ce grand sportif qu’est Mbappé qu’un millionnaire, réduire le monde à des antagonismes morbides qui ne disent rien de la réalité humaine – soient évitées et que la remise en question intelligente et douloureuse d’Ariane Mnouchkine soit débattue avec sérénité pour éviter les mêmes erreurs. Pour écouter et entendre. Pour ne pas tomber dans le piège des populismes séparatistes. Désolant comme le dessin de Chapatte dans le Canard enchaîné du 19 juin 2024 qui montre un bon gros beauf français, béret vissé sur le crâne, sac de courses aux pieds d’où dépassent le vin rouge et la baguette, devant un décor de village avec clocher et monument aux morts, une arme à la main pointée sur sa propre tête sur laquelle est inscrit “Rassemblement national”.

Et le beauf de commenter : “On l’a jamais essayé !” ; le tout sous le titre “Chiche ?”. Le “chiche” devrait nous être adressé à nous, qui avons fait si peu pour traiter les questions qui gonflent les voiles du RN depuis des années. Chiche d’enlever les œillères, chiche de regarder, sans se boucher le nez, la réalité d’une majorité de Français ?

Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste