Patrice Franceschi : “L’Europe vit un rétrécissement qu’on ne mesure pas assez”

Patrice Franceschi : “L’Europe vit un rétrécissement qu’on ne mesure pas assez”

“Nous avons cru, parce que ça durait, que c’était définitif. La paix éternelle était arrivée. Mais c’est ignorer l’Histoire, ne pas avoir parcouru le monde. La paix est une parenthèse.” L’appel semble alarmiste, mais résonne face aux dangers qui menacent l’espace européen aujourd’hui. On connaît Patrice Franceschi l’écrivain aventurier, qui sait raconter des histoires d’hommes et de femmes épris de liberté. Aviateur, marin, ce grand voyageur est aussi féru de philosophie politique. Ses réflexions le mènent aujourd’hui à défendre une Europe forte, capable de faire face aux empires en redevenir comme la Russie et la Chine. Dans Croire et agir, publié chez Plon (mars 2024), il défend un programme philosophique et pratique pour faire fi des nationalismes afin de réinventer une Europe plus unie autour d’un projet politique. Pour L’Express, il détaille sa vision, alors que 360 millions d’électeurs de l’Union européenne se rendent aux urnes du 6 au 9 juin.

L’Express : Dans Croire et agir [Ed. Plon, mars 2024], vous évoquez ce que l’Union européenne doit être, une grande idée et un système efficace, mais aujourd’hui elle est plutôt perçue comme un ensemble de normes contraignantes, une bureaucratie détachée des citoyens.

Patrice Franceschi : Comme un système produisant des normes, oui, la plupart du temps économiques. Il se trouve là, le péché originel. Il fallait construire un système politique d’où aurait dérivé le système économique. L’inverse de ce qui a été fait. Cela apparaissait logique dans l’après-Seconde Guerre mondiale où il fallait tout reconstruire, sauf qu’il aurait fallu avoir d’abord une idée politique très claire, et on aurait construit le système économique autour.

Il y avait quand même une idée politique dans le projet, celle de sécuriser la paix.

C’était moins une idée politique qu’une nécessité existentielle. Une idée politique, il faut réfléchir à sa mise en œuvre. Là, on n’a fait que de l’économie, on a créé la Communauté du charbon et de l’acier. Le côté politique est venu compléter les décisions économiques. La logique a été : si on fait la Communauté économique du charbon et de l’acier, comment se traduit-elle politiquement ?

Mais concrètement, comment la fait-on, cette Europe ?

On se demande d’abord ce qu’on veut comme société. La paix, la prospérité, c’est une base. Et après on parle d’économie. Sinon, ça fonctionne cahin-caha. Mais surtout, ça ne fait pas une puissance politique capable de faire face aux défis à venir. D’abord, il faut rééquilibrer la relation avec les Etats-Unis, car nous sommes ses vassaux dans tous les domaines. Ensuite, créer une armée européenne indépendante. Mais là, on n’a pas les moyens d’y arriver car chaque pays aujourd’hui marchande le nombre de soldats et de chars qu’il est prêt à mettre. Qui va commander ? Un commandement tournant, ça ne va pas fonctionner. Dans le système actuel, on ne fera jamais l’Europe de la défense, car on a mis le primat sur l’Europe économique. Alors ce sera au prorata de ce que chacun sera prêt à mettre. Regardez quand on a voulu faire la brigade franco-allemande il y a des décennies, cela n’a pas abouti.

Patrice Franceschi

Vous défendez un certain fédéralisme européen, mais le mot semble tabou aujourd’hui…

Comment les Etats-Unis sont-ils devenus une grande puissance ? Parce qu’ils ont créé d’abord une fonction politique, l’entité fédérale. Ce ne sont pas les seuls, il y a l’Inde, le Brésil… Chaque Etat peut avoir une véritable représentation au niveau fédéral. Alors qu’aujourd’hui, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, personne ne l’a élue. Quand on dit qu’il y a trop de fédéralisme dans le modèle européen, ce n’est pas le bon mot. Il y a de plus en plus de centralisation de l’Union européenne au détriment des Etats. Les gens n’ont pas compris le concept d’Etat fédéral. Et si vous regardez ce qu’ont fait les autres, vous voyez que c’est la solution.

Mais les Etats-Unis, le Brésil… On peut dire que ce sont des nations jeunes. En Europe, les nationalismes se sont construits pendant des siècles. Il y a chez les Européens l’impression que s’ils se fondaient dans un grand tout, ils perdraient leur identité.

Regardez l’Inde, c’était encore pire. Pour faire l’union indienne, il a fallu faire vingt-deux langues officielles. Tellement complexe, tellement différent par rapport à l’Europe… Les langues, les religions, tout est différent entre les Etats indiens. Et ils ont pourtant trouvé le moyen de le faire. Ils sont en train de devenir une des grandes puissances mondiales. On ne perd pas son identité dans un Etat fédéral bien construit, il ne s’agit pas de dire à un moment donné qu’on fait un seul pays. Dans le fédéralisme, le collectif protège chaque cellule. Dans un Etat fédéral, les égoïsmes nationaux sont tenus en laisse par l’Etat fédéral. Comme on l’a fait dans un Etat normal d’ailleurs. La Corrèze a été financée par l’Ile-de-France pendant très longtemps. La solidarité nationale, normale et utile à tout le monde.

Mais qui peut avoir une telle volonté politique aujourd’hui ? Cela semble une utopie.

Personne ne l’a, car le chantier paraît trop gros. Mais il suffirait que le président de la République française crée un ministère des Etats-Unis d’Europe. Ce serait un coup de fouet dans tout le continent. Au début il faudra négocier avec un Etat, deux Etats, ce serait un processus très long, au moins le temps d’une vie humaine. Aujourd’hui, on a le sentiment que l’Union européenne capte trop des libertés des Etats. Mais dans l’Etat fédéral, il y a des règlements très précis pour tout le monde, égalitaire pour tout le monde. Chacun a son mot à dire mais préserve aussi sa nation. Et après le reste, tout ira facilement. Il faut faire une révolution réelle, mais dans un sens positif. La préservation de la démocratie passe par un changement de paradigme politique, à savoir le fédéralisme. Mais pour le faire, il faut être un leader, un homme d’Etat, qui donne un signal et qui bouleverse complètement l’ordre établi. Il faudrait des années, mais un processus serait engagé. Aujourd’hui, l’Union européenne est un système bâtard qui fonctionne difficilement et prive les pays de beaucoup de leur souveraineté sans que le peuple ait été consulté.

Et que vous inspire une consultation comme celle qui arrive ?

On se trouve simplement face au renouvellement législatif de l’Union européenne, le seul endroit où encore – dans un Etat fédéral, ce serait à peu près comme ça – les citoyens de chaque pays s’expriment et élisent leurs députés, mais ce n’est ni du judiciaire ni de l’exécutif. Il faut voter car le Parlement a un peu de pouvoir décisionnel sur la Commission. L’Etat fédéral ne constitue jamais un obstacle, à partir du moment où chacun des peuples peut s’exprimer librement dans les structures verticales d’un appareil fédéral. Comme aux Etats-Unis, tous les Etats ont leurs propres lois nationales, une liberté et une autonomie incroyables. Mais l’Etat fédéral permet une armée puissante. Si on pense qu’il s’agit d’une utopie, si on baisse les bras, si on ne change rien, on va continuer ainsi et on en paiera le prix avant vingt ans. Et la France ne sera plus grand-chose. L’Europe vit un rétrécissement qu’on ne mesure pas assez.

“C’est notre fierté d’avoir bâti un monde aussi sûr. Mais il pourrait se retourner contre nous. Notre solidité s’est amoindrie”, écrivez-vous. En gros, les Européens ne sont pas taillés pour le monde qui vient.

Et ils vont l’être de moins en moins. Ce n’était pas le cas il y a trente ans, car il n’y avait pas la Chine, l’Inde au niveau que l’on voit aujourd’hui, qui veulent dominer le monde, sans état d’âme et avec la violence nécessaire. On s’est endormi dans le confort, on s’est focalisé sur l’économie. Nous n’avons plus d’armée en Europe, sauf celle de la France, mais qui s’est beaucoup rétrécie. Combien de temps faut-il pour former un officier ? Dix ans ! Construire un programme de sous-marin, de porte-avions ? Trente ans ! Il faut des dizaines d’années pour remettre ça en place. Une armée européenne constituée à partir de 1945 aurait été supérieure à celle des Etats-Unis. Largement, et les Russes ne seraient pas arrivés en Ukraine, ils n’auraient même pas osé. Maintenant on est gouverné par la peur de ce que l’on devra faire contre les Russes, les Chinois, et on fait n’importe quoi. Même les Turcs sont plus puissants que nous. Il n’y a pas d’idée, il n’y a pas de volonté, il n’y a rien.

Le président Emmanuel Macron dans son discours sur l’Europe prononcé en avril à la Sorbonne semble conscient de la menace.

Oui, mais il faut faire quelque chose qui renverse la table, ça veut dire qu’il faut en finir avec l’Union européenne, il faut créer les Etats-Unis d’Europe. Cela va prendre soixante ou quatre-vingts ans. Mais commençons tout de suite. Churchill, en 1940, dans la débâcle, qu’est-ce qu’il propose à la France ? L’union franco-britannique, de faire un seul Etat. En disant qu’on ne pourra s’en sortir que si on fait un seul pays à deux. Evidemment, il est trop tard. Les autres sont stupéfaits d’entendre ça. Mais il avait eu cette prise de conscience à un moment donné qu’il faut renverser la table radicalement. Comme l’économie en Europe se porte encore très bien par rapport au reste du monde, on pense que tout va bien, sauf qu’on ne voit pas les lames de fond qui se préparent. On va le payer très cher dans vingt ans. On donne des appétits aux prédateurs par nos dissensions, etc. Le désarmement de l’Europe depuis quarante ans est incroyable. Mais nos hommes politiques n’ont rien compris.

Il manque des vrais leaders face à Poutine ?

Oui, il manque l’homme d’Etat contre le mal de Poutine, l’homme d’Etat de bien qui veut défendre la liberté, la démocratie, etc. Au prix de sa vie s’il le faut. Poutine est prêt à mourir pour ce qu’il fait, et donc il le fait. On est dans un décalage vraiment épouvantable. Avant, il y avait la guerre froide, l’équilibre de la terreur, etc. Maintenant, ça explose. Les Etats-Unis vont prendre le maximum de pouvoir, mais les autres vont surgir. La Chine, l’Indonésie, le Pakistan… Le monde va être beaucoup plus dangereux.

Et des pays comme l’Inde et la Chine peuvent-ils prendre aussi une dimension militaire ?

La Chine construit tous les quatre ans l’équivalent de la flotte de guerre française, elle en est à son troisième porte-avions. Un jour, il y aura des porte-avions chinois qui croiseront au large de Brest, au large de Marseille, c’est leur projet – ils l’écrivent, croyez-les. Ils n’auront pas besoin de nous attaquer. Ils seront là, tout proches et diront alors : “Vous savez, l’accord commercial qu’on a passé pour les voitures électriques, il faut le signer.” Et qu’est-ce qu’on fera ? On ne va pas leur faire la guerre. On n’osera pas. Nous serons vassalisés. Une colonie de la Chine. Dans la philosophie chinoise, le plus grand soldat, c’est celui qui fait la guerre sans même tirer une flèche.

On est loin d’une Europe fédérale, c’est plutôt la vision nationaliste qui l’emporte, la tendance est au repli.

Les gens ont peur, ils voient bien que ça ne va pas. Ils vont vers ceux dont ils pensent qu’ils auront la main la plus ferme pour faire quelque chose dans leurs frontières, pour les protéger eux. Mais la France est une entité trop petite. Si on veut se protéger, on doit le faire globalement, ils font fausse route. Notre petitesse ne va faire qu’augmenter et l’arme nucléaire n’est qu’une arme de dernier recours, de protection. Si demain les Chinois nous imposent tous les contrats économiques qu’ils veulent, l’arme nucléaire ne va nous pas permettre de s’opposer à ce qu’ils nous paupérisent avec des salaires de moins en moins importants. Les nationalismes partout en Europe, du fait de la situation, gagnent du terrain parce que les gens ont peur et parce qu’ils pensent que ceux qui ferment le mieux les frontières sont ceux qui vont les sauver. Il s’agit d’une illusion. La force est dans le projet collectif. Je suis certain que la jeunesse, si on lui propose un projet qui soit généreux, peut rêver. Il faut donner à la jeunesse des idéalismes réalistes. Si on voulait, on pourrait. Ce n’est pas impossible. C’est une question de volonté.