Patrick Kanner : “Nous sommes en train de franchir la ligne rouge avec les Insoumis”

Patrick Kanner : “Nous sommes en train de franchir la ligne rouge avec les Insoumis”

J-3 avant la rencontre entre le NFP et Emmanuel Macron, en compagnie de Lucie Castets. Autant dire que le patron des sénateurs socialistes, Patrick Kanner, a très peu goûté les menaces de destitution, proférées par Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants, à l’encontre du président de la République. “LFI joue au jeu de l’élastique depuis plusieurs mois déjà, en cherchant le conflit avec les autres membres de l’alliance”, déplore-t-il auprès de L’Express. Il prie la candidate à Matignon de faire entendre clairement sa voix.

L’Express : Une récente vidéo dévoilée par Le Point montre l’eurodéputée LFI, Rima Hassan, manifestant en Jordanie en hommage à Ismaël Haniyeh, leader du Hamas tué dans une attaque attribuée aux services de renseignements israéliens. Pourquoi le reste du Nouveau front populaire n’a-t-il pas unanimement condamné la démarche ?

Patrick Kanner : Je ne suis pas le porte-parole d’Olivier Faure, de Fabien Roussel ou de Marine Tondelier. Je n’ai pas de mots assez durs pour condamner la présence de Madame Hassan, députée européenne, à l’hommage du leader d’une organisation terroriste, un homme qui a dansé de joie le 7 octobre dernier. C’est une insulte à la démocratie. En autorisant ce pogrom et en conservant les otages en captivité, Ismaël Haniyeh a engendré une réponse terrible des forces israéliennes, plongeant les civils palestiniens dans un drame insupportable. Rima Hassan, je le rappelle, a été le symbole de la stratégie des Insoumis durant les élections européennes, qui ont importé le conflit israélo-palestinien avec des visées électorales. À certains égards, ce fut pour eux une réussite ; pour moi, il s’agissait surtout d’une démarche contraire aux principes républicains et à la laïcité. Les Français de confession musulmane ont le droit de voter en tenant compte de ce conflit, mais La France insoumise n’a eu de cesse de les essentialiser. Rima Hassan continuera bien sûr à jouer les provocations en permanence car c’est sa marque de fabrique : il faut donc se préparer à bien d’autres saillies de ce genre de la part de LFI.

Dans un texte paru dans La Tribune Dimanche, Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants menacent Emmanuel Macron d’enclencher une procédure de destitution à son encontre s’il ne nomme pas Lucie Castets. À trois jours de votre rencontre avec le chef de l’Etat, interprétez-vous cette initiative comme une énième “saillie” ?

Après avoir plongé notre pays dans une crise inédite, le président de la République a malgré tout fini par accepter de nous recevoir collectivement, accompagnés de Lucie Castets. Il s’agit donc d’une provocation inutile, mais surtout d’une faute politique vis-à-vis de notre dynamique collective. Et je n’accepte pas que cette tribune laisse entendre que, comme le NFP est majoritaire au bureau de l’Assemblée nationale, nous serions naturellement favorables à cette procédure et voterions comme le souhaite Jean-Luc Mélenchon. Sur le fond, c’est aussi une incongruité constitutionnelle : d’aucune manière les mots ou l’attitude du chef de l’Etat ne relèvent de l’article 68, même si l’on peut regretter la procrastination de l’intéressé. Vous l’aurez compris, je suis en total désaccord avec cette initiative, signée par Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants.

Lucie Castets a simplement indiqué que la destitution n’était pas son sujet. Dans la position centrale qui est la sienne, elle ne veut sûrement pas froisser l’une des formations politiques qui composent le NFP. Mais face à de telles outrances, la recherche d’un consensus est-elle possible, et même souhaitable ? Cette tribune est un brûlot, et j’y vois là une grenade dégoupillée jetée aux pieds de celles et ceux qui iront rencontrer Emmanuel Macron. On se demande vraiment pourquoi elle paraît à ce moment.

Leur démarche a notamment divisé au sein du Parti socialiste. Certains, déjà très critiques du NFP, réclament de rencontrer le chef de l’Etat sans les Insoumis. Que leur dites-vous ?

Je comprends leur lassitude – et le mot est faible : je considère moi-même que nous sommes en train de franchir la ligne rouge. Attention danger, car nous ne pourrons continuer ainsi très longtemps. LFI joue au jeu de l’élastique depuis plusieurs semaines déjà, en cherchant le conflit avec les autres membres du NFP. Il y a ces tweets incendiaires et insultants de la députée Sophia Chikirou, où elle compare le Hollandisme aux punaises de lit. Ceux de son collègue Thomas Portes, qui, à la veille des JO, affirmait que les athlètes israéliens n’étaient pas les bienvenus en France. Il y a en effet un faisceau de suspicions : les Insoumis cherchent à conflictualiser les relations avec les formations politiques dites “de gouvernement” – le PS, les Verts et le PCF. Ce ne peut être le fonctionnement normal d’une coalition. La nôtre a été bâtie en quelques jours, et a abouti à ce qu’elle arrive en tête, de peu certes, en nombre de députés. Et elle a été doublement utile, pour dire non à la politique d’Emmanuel Macron, et à la probable victoire à l’époque du Rassemblement national.

Jean-Luc Mélenchon ne tombe-t-il dans le piège du chef de l’Etat qui ne cesse de miser sur l’érosion de l’alliance ?

L’alliance reste fragile au regard de nos histoires respectives, et c’est vrai que ce type de sorties donne des arguments au président de la République. Jean-Luc Mélenchon est pressé par le temps, et j’ai l’impression qu’il ne souhaite pas attendre 2027 pour être à nouveau candidat. C’est du moins la stratégie qui s’est dégagée des négociations : il y avait d’un côté la gauche prête à gouverner dans la durée, et de l’autre une gauche de témoignage qui jouait surtout la partition des prochaines échéances présidentielles. Mais comme tout bon politique, mes collègues insoumis ne veulent pas porter le chapeau de la disparition du Nouveau front populaire ! L’avenir politique de la gauche rassemblée ne peut être corrélé à l’avenir personnel du leader de LFI. Le rapport de force à gauche a été rééquilibré au profit du PS, grâce aux performances des dernières sénatoriales, au bon score européen de Raphaël Glucksmann, et aux dernières législatives. Jean-Luc Mélenchon doit faire le deuil de son leadership passé.

Comment prétendre gouverner ensemble dans ces conditions ?

Sur le fond, cette union a cristallisé ce que souhaitent les Français en termes de projets politiques pour le pays. Mais elle ne règle pas tous les problèmes. Nous sommes certes d’accord au sujet de la justice sociale et des réformes sociétales. Mais les Insoumis garderont-ils un soutien inconditionnel à l’Ukraine ? À notre engagement européen ? Il y a moyen de créer les conditions d’une gestion commune, mais il y a encore des zones d’ombre que Lucie Castets devra s’empresser de trancher. Nous avons une responsabilité historique devant les Français. Nous ne pouvons pas nous permettre de les décevoir.

Une alliance au Parlement avec les élus de la Macronie ou de la droite est-elle souhaitable ?

Ça n’est pas avec 193 députés que l’on dispose d’une majorité. Si nous sommes convaincants et que notre programme est juste, il faudra rassembler plus largement. Et éventuellement nommer au gouvernement des personnalités autres capables d’apporter des majorités de projets, tout en conservant un exécutif fidèle à nos valeurs de gauche issues du programme du NFP. Il y a une échéance majeure : dans moins d’un mois, un budget sera présenté en Conseil des ministres. Et je ne souhaite pas à mon pays une instabilité institutionnelle.

L’hypothèse de Bernard Cazeneuve à Matignon circule, et ne rencontre visiblement pas d’opposition de principe au Parti socialiste. Peut-il être une alternative à Lucie Castets ?

Bernard Cazeneuve est un homme d’Etat et de devoir, qui a marqué l’histoire politique de ce pays. Il a occupé avec succès de multiples fonctions au sein de l’Etat. Il est capable de rassurer. Mais s’il est nommé, à lui de dire sur quel projet il souhaite s’engager. Son arrivée éventuelle à Matignon relèverait-elle de la cohabitation ? Le cas échéant, pourrait-il avoir les moyens de son action, qui reprendrait tout ou partie du programme du NFP ? Il faut avoir des majorités pour cela. Les Verts et les Insoumis ont déjà fait part de leurs réserves. Difficile donc de les imaginer donner l’aval à un tel gouvernement. Mais nous sommes dans une situation de blocage et les Français risquent d’être les premiers à en payer le prix. Il y a vraiment urgence à nommer un gouvernement.

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