“Personne n’a idée des effets de la carte électorale” : pourquoi tous les votes ne se valent pas

“Personne n’a idée des effets de la carte électorale” : pourquoi tous les votes ne se valent pas

L’argument s’est faufilé de ronds-points en ronds-points. Il était de tous les tracteurs qui voulaient prendre Paris, au début de l’année. Et le voilà qui ressurgit, à l’approche des élections législatives : les décisions politiques, l’avenir de la nation, seraient joués depuis des villes-citadelles, par des citoyens sourds aux cris lointains de la “vraie France”, celle d’en bas, des campagnes. Beaucoup de Français semblent s’en être persuadés, aidés par le Rassemblement National qui fait campagne sur ce sentiment d’injustice.

Il y aurait d’un côté des citadins emmurés, qui décident de tout. Et de l’autre, des ruraux laissés à part, contraints de suivre. Pourtant, à l’Assemblée nationale, institution créée justement pour porter la voix du peuple à Paris, les campagnes sont loin d’être exclues, bien au contraire. Grâce à la manière dont ses sièges sont attribués, ces territoires sont en réalité très souvent privilégiés dans le décompte final. Du moins, sur le plan statistique.

La règle qui prévaut en matière de découpage électoral veut que chaque département envoie au moins un député au Palais Bourbon à l’issue des législatives. Une convention, pensée précisément pour n’exclure aucune de ces provinces administratives de la photo finale, à l’issue du scrutin. Mais ce principe a aussi pour effet secondaire de générer d’importantes disparités de représentation, ce qui n’est pas sans conséquences sur la vie politique.

De bien meilleurs sièges pour les campagnes

De fait, la règle avantage les zones très peu denses, en dépit de celles particulièrement habitées. Un exemple : le 7 juillet prochain, le gagnant du scrutin en Lozère, département le moins peuplé, repartira avec pour mission de représenter 75 000 personnes, d’après l’Insee. C’est bien en dessous de la moyenne, qui est d’environ un député pour 120 000 personnes. La 11e circonscription du Val-de-Marne choisira, elle, un représentant pour 116 000 personnes, soit 30 % en plus, par exemple.

Même constat pour les Hautes-Alpes. Deux députés incarneront à Paris les intérêts de 141 000 montagnards. La 1ère circonscription de Seine-Saint-Denis, autant peuplée, n’aura, à l’inverse, qu’un élu pour elle. Ces différences peuvent s’avérer très importantes. Avec 6 000 habitants représentés, le siège de Saint-Pierre-et-Miquelon est, de fait, 28 fois mieux loti que celui de la 5e circonscription de Loire-Atlantique, qui compte seulement un député pour 167 000 habitants.

Autant d’écarts, connus depuis longtemps des scientifiques. Ce fut notamment le constat d’une étude, publiée en 2012 dans la revue French Politics. Celle-ci a montré que la dernière réforme en date du découpage électoral, effective depuis 2010, a renforcé une partie de ces différences, et ce, malgré l’adoucissement des règles. Avant cette date, celles-ci réservaient non pas un, mais deux sièges à chaque département. Mais depuis, l’exode rural s’est poursuivi, tout comme l’immigration, deux phénomènes pouvant aggraver ces disparités.

Au total, “environ un tiers des circonscriptions sont surreprésentées. Et ce sont la plupart du temps les moins denses”, détaille David Saulpic, chercheur et auteur sur le sujet dans la Revue française de science politique. De là à dire que les campagnes ont un avantage ? Pas exactement. Si ces différences influencent le résultat final, difficile de savoir exactement comment, d’autres facteurs sont à prendre en compte. Et surtout, un département peut être bien assis dans les chiffres, mais défendu à l’Assemblée par un urbain peu renseigné, parachuté pour des logiques d’appareils.

Des effets difficiles à mesurer

Reste que la question est loin d’être anodine. “De fait, votre voix dimanche ne comptera pas exactement comme celle de votre voisin”, souligne Thomas Erhard, politologue à Assas. Il a écrit une thèse sur le sujet, récompensée par l’Académie des sciences morales et politiques. Le spécialiste s’étonne qu’on ne parle pas plus de mécanique électorale. “Absolument personne n’a idée des effets de la carte électorale ! C’est pourtant le fondement de la démocratie, un enjeu crucial, qui n’est que trop rarement abordé dans les débats politiques”, poursuit-il.

Autre exemple : seuls les candidats ayant obtenu un nombre de voix égal à 12,5 % des électeurs inscrits peuvent passer au second tour des législatives. Ce chiffre ne veut pas dire la même chose, en fonction de là où on vote. Pour dépasser ce seuil, dans la circonscription des Français d’Amérique du Nord, il faut recueillir 29 000 voix. Le candidat de Saint-Pierre-et-Miquelon n’en a besoin que d’environ 625, soit 47 fois moins. C’est le plus grand écart du genre dans le pays, un cas atypique. Mais il souligne à quel point chaque élection locale est différente. Et rappelle qu’aux législatives, tous les suffrages n’ont pas le même poids.

De nombreux scientifiques se sont demandé si ces phénomènes n’influençaient pas le score de certains partis, au détriment d’autres. La surreprésentation rurale a-t-elle pu être un atout pour Les Républicains par exemple, en tête dans les villages, avant d’être supplantés par le Rassemblement national ? D’autant qu’à chaque fois que la carte a été redécoupée, c’était sous un gouvernement de droite. A-t-il agi de manière intéressée ? Le Monde semblait, en 2009 s’en être convaincu : “La gauche aura besoin de plus de voix pour avoir une majorité”, écrivait le quotidien français dans un éditorial publié au moment du dernier redécoupage.

Le grand chamboule-tout du découpage

La dernière distribution des circonscriptions, prérogative du ministère de l’Intérieur, a bien donné lieu à de nombreuses tractations, documentées dans la littérature scientifique. Bon nombre d’élus locaux, de tout bord d’ailleurs, ont tapé du poing pour que le nouveau dessin n’abaisse pas leurs chances d’être à nouveau en poste au prochain scrutin. Mais en parallèle, ceux en charge de la réforme ont œuvré pour lisser les écarts de voix nécessaires pour qu’un siège change de camps. Ainsi, si une élection est perdue, la circonscription ne reste pas trop longtemps “verrouillée” par le camp adverse.

Si bien qu’à la fin, le tableau est resté relativement équilibré. Aucun camp n’a franchement été favorisé, d’après les études publiées sur le sujet. “Le seul avantage que l’on peut observer est en faveur de la gauche, mais il est très faible. Que ce soit au premier ou au deuxième tour, les biais partisans ne s’expriment en réalité que très peu dans les résultats finaux”, conclut notamment un article de recherche publié en 2016 dans Electoral studies.

Ce qui n’empêche pas les spécialistes de vouloir modifier le système actuel, pour plus d’égalité. Réformer oui, mais comment ? Faire sauter la règle d’un député par département ? Difficile : “Imaginez, vous n’avez pas d’autoroutes, pas d’hôpitaux, et en plus, on vous enlève un siège au palais”, se projette Thomas Erhard. D’autres découpages pourraient améliorer le bilan d’ensemble, sans même devoir changer les règles en vigueur, par exemple. Mais même là, chaque modification comporte son lot d’effets secondaires.

Revoir la carte, une urgence

La mixité, par exemple. Si les tracés font que certaines circonscriptions sont uniquement composées de champs, quand d’autres ne correspondent par exemple qu’à des zones périurbaines, le vote risque d’être “marqué”, figé. “C’est d’ailleurs ce qu’on voit actuellement, les circonscriptions les plus homogènes donnent un très fort avantage à certains partis selon leurs caractéristiques”, appuie Thomas Erhard. A l’inverse, un tracé trop hétérogène favorise le centre, d’ordinaire le seul en mesure de séduire d’un côté comme de l’autre.

Aucun découpage n’est parfait. Mais les réformistes s’accordent au moins sur une chose : la carte devrait être revue plus souvent, pour mieux coller aux mouvements démographiques. “Dans les autres démocraties, on redécoupe en moyenne tous les dix ans. Chez nous, c’est irrégulier, et il faut attendre parfois quarante ans”, souligne Nicolas Sauger, professeur à Sciences Po. Si ces délais sont aussi longs, c’est parce que la question est considérée comme “explosive”. “A partir d’une distribution des voix, on peut changer la représentation politique finale, que ce soit volontaire ou non”, insiste le spécialiste.

Lui propose de s’inspirer des Etats-Unis, du Canada. Là-bas, ce n’est pas le ministère de l’Intérieur qui décide, mais un corps externe, indépendant. De quoi participer à dépolitiser la question, même si celle-ci n’est jamais anodine. “Le découpage ne devrait être qu’une opération de technique électorale et viser une égalité de représentation de principe”, souligne le spécialiste. Les chercheurs spécialisés dans les statistiques électorales s’accordent à dire qu’il y a urgence à ouvrir ce chantier. Mais dans le brouhaha de la campagne éclair, pas un mot à ce sujet n’a réussi à s’élever.