Philippe Raynaud : “Non, la France n’est pas de plus en plus à droite”

Philippe Raynaud : “Non, la France n’est pas de plus en plus à droite”

Nouveau Front populaire réalisé en un temps record, bloc central macroniste qui joue sa survie et n’a pas réussi les ralliements qu’il espérait, droite classique menacée d’effacement, RN en passe d’accéder au pouvoir… Depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, le paysage politique français connaît des recompositions vertigineuses.

Professeur émérite de science politique à l’université Panthéon-Assas, Philippe Raynaud est spécialiste du libéralisme, mais aussi de l’extrême gauche. Pour L’Express, ce fin observateur tire les leçons de cette folle semaine. “Le calcul du RN, c’est de donner des signaux de respectabilité économique lui permettant de faire tomber les quelques digues restantes du côté des électeurs de la droite traditionnelle, tout en pariant sur le fait qu’il n’y a pas suffisamment de temps pour que les classes populaires se détachent de lui”, analyse-t-il notamment. Entretien.

Comment analysez-vous les recompositions à l’œuvre dans le paysage politique français ?

Philippe Raynaud Il y a un contraste entre la manière de calculer les rapports de force après ces élections européennes. On peut raisonner en termes de dualité entre la droite et la gauche. La gauche, aux alentours de 30 %, est historiquement faible par rapport à son niveau naturel, alors que la droite dans son ensemble est très forte. Mais il semble difficile d’établir un clivage droite/gauche traditionnel du fait de l’hétérogénéité que l’on retrouve aussi bien à droite qu’à gauche.

Si on considère le clivage entre modérés et extrémistes, ce qui recoupe en partie l’opposition entre partis pro-européens et ceux plutôt hostiles à l’Europe, on a un camp modéré dans lequel on peut placer Raphaël Glucksmann et le PS, Renaissance et dans une certaine mesure LR. Cela représente environ 35 % des voix, ce qui n’est pas négligeable. Mais on avait déjà constaté lors de cette campagne européenne que les trois forces centrales ne pouvaient s’unir, car aussi bien le PS que LR voulaient tout à la fois maintenir et sauver leur famille politique, et marquer une opposition très nette par rapport à Emmanuel Macron.

Chez les Républicains, c’était très clair. On n’a pas assez relevé que François-Xavier Bellamy et sa n° 2 Céline Imart se sont vantés, lors d’une réunion, de n’avoir jamais voté Macron. Ce qui signifie qu’ils avaient soit voté Le Pen, soit s’étaient abstenus lors du second tour des deux dernières élections présidentielles.

Du côté de Glucksmann, on a vu une mise en scène, assez réussie, de sa différence avec la radicalité de La France insoumise, ce qui lui a permis de récupérer une partie des électeurs de gauche qui avaient précédemment voté Macron. Mais alors que Valérie Hayer avait débuté sa campagne en soulignant les convergences réelles entre elle et Glucksmann, ce dernier s’est empressé de la contredire. La priorité de ces partis, à gauche comme à droite, était donc de faire savoir qu’ils ne voulaient pas de compromis avec Macron. C’est pour cela qu’une coalition autour du centre semblait déjà exclue bien avant la dissolution.

Face à l’alliance à gauche et à un RN devenu ultra dominant sur la droite, le bloc central macroniste est-il menacé de disparition ?

C’est plutôt le retour à une situation précédente, avec un centrisme qui représentait entre 10 et 15 % de l’électorat. L’autre grand phénomène, c’est l’effacement de la droite. Durant le psychodrame Ciotti, tous les chefs de la droite ont entonné le chant de la vertu, tout en faisant savoir que leur priorité, c’était le combat contre la gauche et contre Macron. Xavier Bertrand a même déclaré qu’il voulait imposer au président une cohabitation. Comment un parti qui, lors des trois dernières grandes élections, a obtenu entre 5 et 9 % des voix, peut-il prétendre à une cohabitation ? C’est assez absurde.

Je vois mal quel peut être l’avenir de la droite

La stratégie de Macron, c’est de considérer que, dans un contexte de décomposition de la droite comme d’une recomposition imparfaite à gauche, il devrait pouvoir récupérer une partie conséquente des électeurs qu’il a perdus. Ce n’est pas un scénario totalement exclu. Lors du vote européen, un certain nombre d’électeurs qui avaient voté Macron sont revenus au Parti socialiste. Seront-ils satisfaits de cette nouvelle alliance à gauche avec LFI ? Ce n’est pas évident. Il n’est donc pas impossible que la régression du parti majoritaire central soit moins forte qu’on ne l’annonce aujourd’hui. Le discours du président est en tout cas axé là-dessus. Pour l’instant, rien ne permet de dire que l’échec du macronisme soit total. Tant qu’on n’aura pas la liste définitive des candidatures, difficile de spéculer.

Chez Les Républicains, Eric Ciotti a été exclu du parti qu’il dirigeait pour avoir appelé à une alliance avec le RN. Est-ce une initiative individuelle pour des raisons bassement électoralistes, ou au contraire une tendance de fond ?

Il est évident que du côté des électeurs de droite, une partie importante d’entre eux préfère une alliance avec le RN. L’opération de sauvetage des Républicains par leurs chefs me semble quand même très compromise. Ils devraient sortir très affaiblis de cette séquence. Je vois ainsi mal quel peut être l’avenir de la droite. Si elle voulait s’inscrire dans une logique majoritaire, il aurait fallu une coalition entre macronistes et LR. Mais Les Républicains non seulement n’ont rien fait pour ça, mais ils se sont de surcroît enfermés depuis deux ans dans une logique d’opposition frontale.

Leur ligne, incarnée par une figure comme Bruno Retailleau, consistait à dire qu’ils sont plus durs en matière de sécurité et d’immigration que la majorité présidentielle, mais également plus fermes sur les équilibres budgétaires. Ce qui interdisait toute alliance avec le RN. Or cette ligne a été brisée au moment des discussions sur la réforme des retraites. Retailleau, au Sénat, a maintenu ses positions, votant pour la réforme. Mais les députés LR s’y sont refusé, à cause de l’irruption d’Aurélien Pradié qui, au volet sécuritaire, a ajouté un volet social. Or, si on reproche à Emmanuel Macron un manque de fermeté en matière de sécurité tout en prônant la générosité sociale, il est difficile de savoir ce qui vous différencie du RN, en dehors d’une position de principe sur les valeurs…

La droite a reproché à Macron son “en même temps”, mais elle-même en a pratiqué un autre, en étant pour la rigueur budgétaire sans vraiment soutenir la réforme des retraites. C’est incompréhensible. Plus généralement, on ne peut pas dire que le vote des députés LR soit, depuis quelques années, des plus lisibles. Depuis la crise du Covid, on les a régulièrement entendu réclamer des dépenses nouvelles mais on perçoit mal sur quel point ils seraient rigoureux.

Face au Nouveau Front populaire à gauche, Eric Ciotti ou Marion Maréchal ont décrit l’alliance avec le Rassemblement national comme représentant une “union des droites”. Mais avec son programme économique très étatiste (retraite à 60 ou 62 ans, rétablissement de l’ISF, taxe sur les superprofits…), le RN de Marine Le Pen peut-il encore être considéré de “droite”, même extrême ?

Je note une facilité, dans les commentaires actuels, qui consiste à dire que la France serait de plus en plus à droite. Or, si on considère que la droite, c’est un libéralisme modéré qui s’accommode dans une certaine mesure de l’Etat social, il est certain que la France n’est pas de plus en plus à droite. L’hostilité à l’immigration est transpartisane chez les électeurs, mais c’est un sujet très clivé dans les appareils politiques. En revanche, la culture de la dépense publique est répandue parmi tous les partis. Il y a un rapport à l’économie de marché qui marque une vraie singularité française.

Cela fait des années que l’on constate que les Français, parmi les pays développés, sont les plus réticents à l’économie de marché et à la mondialisation. En outre, même quand ils sont idéologiquement favorables à la construction européenne pour des raisons de valeurs, le réflexe de base de nos compatriotes reste. Si on prend ainsi les élections présidentielles depuis quarante ans, les candidats qui incarnaient la rigueur budgétaire ont presque toujours été battus…

Emmanuel Macron ne l’a-t-il pas emporté deux fois en défendant un certain libéralisme ?

Il a gagné deux fois, mais dans son programme libéral, les équilibres budgétaires n’étaient pas la première priorité. Lors de la dernière présidentielle, Valérie Pécresse était la seule candidate qui a défendu cette rigueur, et elle a fait moins de 5 %. En 2017, l’échec de François Fillon, bien plus que les affaires et le “Penelopegate”, vient entre autres du fait que son programme apparaissait comme une purge difficile à supporter pour les Français. Sa popularité commençait déjà à flancher avant même les révélations du Canard enchaîné.

Jordan Bardella a déjà fait savoir que l’abrogation de la réforme des retraites, pourtant promise par son parti, ne serait pas une priorité. La perspective d’accéder au pouvoir rendrait-elle subitement un parti populiste plus réaliste sur le plan économique ?

Le problème avec les gouvernements français successifs, c’est de savoir combien de temps ils mettront pour céder aux pressions des marchés. En général, cela se passe un ou deux ans après leur accès au pouvoir. Le RN de Marine Le Pen avait choisi une stratégie combinant un programme social exubérant et un discours ferme sur la sécurité et l’immigration, ce qui lui a permis d’étendre le champ de son électorat, mais ce qui rendait aussi très difficile des alliances à droite. Selon le directeur de la Fondapol Dominique Reynié, ce qui empêchait alors le RN d’arriver au pouvoir, ce n’était pas tant la peur de l’extrême droite que la crainte des retraités devant une possible sortie de l’euro.

Mais maintenant que cette stratégie lui a permis d’acquérir une position apparemment hégémonique à droite, le RN doit rassurer la partie de son électorat sociologiquement de droite, qui est très sensible au thème sécuritaire, mais qui a aussi peur sur le plan économique. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de l’alliance avec Eric Ciotti. Le calcul du RN, dans le cadre d’une campagne électorale précipitée, c’est de donner des signaux de respectabilité économique lui permettant de faire tomber les quelques digues restantes du côté des électeurs de la droite traditionnelle, tout en pariant sur le fait qu’il n’y a pas suffisamment de temps pour que les classes populaires se détachent de lui.

J’ai bien peur que se montrer raisonnable sur les questions économiques ne soit guère populaire en France. Je note une disparition de cette préoccupation même au sein de la gauche modérée. Raphaël Glucksmann a posé cinq conditions à une alliance à gauche. Parmi elles, il y a l’Ukraine, mais aussi l’abrogation de la réforme des retraites.

Le Nouveau Front populaire s’est concrétisé rapidement. Comment comprendre que ce qu’on présentait ces derniers mois comme “deux gauches irréconciliables” aient, subitement, réussi à mettre leurs clivages sous le tapis, notamment sur la question de l’antisémitisme ?

Raphaël Glucksmann a des qualités indéniables, avec de la constance et une sincérité sur la question de l’Ukraine. Il est sympathique et a répondu assez vigoureusement aux violentes attaques de La France insoumise. Mais ce candidat jeune et intéressant incarne aussi le PS éternel, celui de Guy Mollet et François Mitterrand. Qu’est-ce qui distingue le Parti socialiste en Europe ? Le fait qu’il n’a jamais accepté de devenir un parti social-démocrate, tout en ayant par ailleurs des positions sur les institutions politiques ou la politique internationale qui ne sont guère différentes des autres formations de la gauche modérée. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les socialistes français ont été pro-européens, atlantistes et pro-Israël, en opposition sur ces points avec la culture communiste.

Jeune et intéressant, Glucksmann incarne aussi le PS éternel, celui de Guy Mollet et François Mitterrand

Mais, en même temps, sur le plan doctrinaire, l’union de la gauche a toujours représenté l’horizon du PS. Au Parlement européen, cette formation se veut plus à gauche que les autres partis socialistes, comme l’a montré récemment son refus du pacte migration et asile. A partir du moment où vous êtes dans cette logique, vous pouvez certes vous dire que Jean-Luc Mélenchon est effrayant, mais vous ne pouvez pas vous opposer à l’union de la gauche.

En 2022, les socialistes ont dû boire le calice jusqu’à la lie en s’alliant avec LFI pour conserver moins de 30 sièges. Là, vu que le rapport des forces a évolué, ils ont la possibilité de présenter deux fois plus de candidats que du temps de la Nupes. Ils vont gagner des élus, et il est probable qu’il y aura même plus de députés socialistes qu’insoumis. Etant donné ces intérêts d’appareil comme cette culture spécifique à la gauche française, il aurait été plus étonnant que l’alliance à gauche ne se fasse pas.

L’une des principales erreurs de Macron, en optant pour la dissolution, a été de croire que, parce qu’il y avait des affinités sur le fond des programmes entre lui et les socialistes, cela pouvait déboucher sur des convergences politiques. A l’inverse, certains dans son camp, comme Yaël Braun-Pivet, plaidaient pour un élargissement de la coalition au sein de l’Assemblée en place. Mais, de toute façon, les logiques françaises, entretenues depuis des décennies par le scrutin majoritaire, rendaient difficile ce genre de coalitions parlementaires.