Pierre Haroche : “L’Europe a tout intérêt à faire profil bas en Afrique”

Pierre Haroche : “L’Europe a tout intérêt à faire profil bas en Afrique”

Et si, en détrônant l’Europe, berceau de la mondialisation, de la révolution industrielle, de la conquête de nouveaux territoires et de la colonisation, les grandes puissances lui avaient en fait… rendu service ? C’est la thèse que développe Pierre Haroche, maître de conférences en relations internationales et sécurité internationale à l’université Queen Mary de Londres et chercheur associé Défense à l’Institut Jacques-Delors, dans un ouvrage intitulé Dans la forge du monde – Comment le choc des puissances façonne l’Europe (Fayard).

“Non seulement les Européens ne sont plus les plus puissants, mais l’Europe n’est même plus la région prioritaire de la compétition mondiale, comme elle avait pu l’être pendant la guerre froide, analyse l’auteur auprès de L’Express. C’est ce que j’appelle l’Europe provinciale. Et cela favorise une nouvelle étape de l’unification européenne, notamment en matière de sécurité internationale.” Qu’il s’agisse des ambitions de la Chine vis-à-vis de Taïwan, des nouvelles priorités américaines ou de la guerre en Ukraine, Pierre Haroche passe en revue chacun des grands défis auxquels l’Europe doit (ou devra) faire face. Non sans optimisme.

L’Express : En 1919, Paul Valéry s’étonnait que l’Europe domine le monde. Pourquoi cette région, ni plus riche ni plus avancée que les autres avant le XIXe siècle, a-t-elle été le berceau de la mondialisation, de la révolution industrielle, de la conquête de nouveaux territoires et de la colonisation ?

Pierre Haroche : Ce destin si particulier, l’Europe le doit en grande partie à la compétition constante à laquelle se sont livré pendant des siècles les pays qui la composent. Certains auteurs du XVIIIe siècle comme Montesquieu y voyaient un effet de la géographie : avec son littoral très découpé, l’Europe aurait favorisé la fragmentation politique et l’émulation entre puissances.

Mais l’Europe a surtout été une sorte de grand chaudron dans lequel la rivalité intense entre Etats les a entraînés dans une course à la conquête du monde – les Espagnols contre les Portugais, les Hollandais contre les Espagnols, la France contre l’Angleterre… La compétition a été un moteur puissant, incitant à aller plus loin, à faire mieux que l’adversaire, militairement, technologiquement, économiquement.

Cela étant, l’Europe n’a pas toujours eu l’avantage. Pendant longtemps, l’économie européenne a été grevée par le coût du financement des guerres et des destructions (l’avantage allait plutôt à la Chine impériale pacifiée). Mais vers le XVIIIe siècle, le système compétitif de l’Europe, plus favorable à l’innovation, lui a permis de prendre plus rapidement le tournant de l’économie industrielle. C’est là qu’elle a commencé à asseoir sa domination économique sur le monde et, grâce aux nouvelles technologies qui en ont découlé, qu’elle a accéléré la colonisation du monde.

Vous écrivez pourtant qu’à mesure qu’elle a façonné le monde, l’Europe a créé les conditions de son abaissement, passant d’une Europe impériale à une Europe subordonnée…

Oui, c’est comme si cette logique était devenue autodestructrice. L’Europe impériale reposait sur deux grands piliers : ses divisions internes entre puissances rivales, et sa domination sur le reste du monde. A ce titre, les guerres mondiales du XXe siècle représentent à la fois l’apothéose et l’effondrement de cette Europe. Apothéose parce qu’en entraînant l’humanité dans ses guerres, l’Europe a ainsi démontré clairement qu’elle était le centre du monde. Mais effondrement parce qu’en mobilisant leurs colonies pour l’effort de guerre, les Européens ont stimulé les revendications qui conduiraient à la décolonisation. Sans compter qu’en affaiblissant les puissances européennes, la guerre a fini par laisser la place à des “super grands” largement extra-européens, les Etats-Unis et l’Union soviétique. Bref, parce qu’elle a poussé son modèle compétitif intra-européen et colonisateur jusqu’à l’extrême, l’Europe impériale a armé le reste de l’humanité contre elle. Les conditions de son décentrement étaient posées.

À vous lire, on a le sentiment qu’en détrônant l’Europe, les grandes puissances lui ont en fait rendu service…

Absolument. C’est une sorte de loi de l’Histoire. Plus l’Europe a été rabaissée par le monde, plus elle a été poussée à s’unifier. C’est dans une Europe dominée par les Américains et les Soviétiques qu’a commencé le processus d’intégration européenne qui a abouti à l’Union européenne d’aujourd’hui. Et c’est aussi la décolonisation qui, en détournant les Européens des projets impériaux à l’échelle mondiale, leur a permis de se recentrer sur l’unité du continent.

Ces dernières années, nous assistons à une seconde étape du rabaissement de l’Europe. Non seulement les Européens ne sont plus les plus puissants, mais l’Europe n’est même plus la région prioritaire de la compétition mondiale, comme elle avait pu l’être pendant la guerre froide. C’est ce que j’appelle l’Europe provinciale. Et cela favorise une nouvelle étape de l’unification européenne, notamment en matière de sécurité internationale.

Comment cela ?

Pour les grandes puissances, l’Europe n’est plus centrale. Aux Etats-Unis, il est clair – tant pour l’administration Biden que pour Donald Trump – que les yeux sont désormais tournés vers Taïwan, et la nécessité de la protéger en cas d’attaque de la Chine. A moyen terme, il est donc certain que l’Europe, jusqu’ici fortement soutenue par les Etats-Unis, va devoir trouver le moyen de se protéger seule. De même, bien que les Etats-Unis aient débloqué une aide pour l’Ukraine, le front ukrainien n’est pas leur priorité. Une arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche ne ferait que renforcer ce tournant. Dans ce contexte, la guerre en Ukraine favorise la mise en place de nouvelles politiques européennes en matière d’industrie de défense. Nous nous rapprochons de l’idée d’un budget européen de la défense.

Le processus de formation d’une Europe de la défense a souvent été pavé de difficultés. Pourquoi en irait-il différemment aujourd’hui ?

Les conditions qui ont souvent mené à l’échec ne sont aujourd’hui plus réunies. Dans les années 1950, la première grande tentative de formation d’une armée européenne s’est largement heurtée à la résistance de la logique impériale et coloniale. En d’autres termes, il fallait choisir, par exemple, entre envoyer des troupes françaises en Indochine et en Afrique du Nord ou dans la Communauté européenne de défense. Ça n’est plus le cas aujourd’hui. Ensuite, un facteur inhibant a été la délégation de la sécurité du continent aux Etats-Unis. Je l’ai dit, cela devient de moins en moins possible. La défense européenne est dans le sens de l’Histoire. Ça ne veut pas dire que cela va forcément réussir, mais les conditions sont réunies.

Sur le plan économique, on décrit souvent l’Europe comme prise en étau entre les Etats-Unis et la Chine. Comment l’Europe peut-elle trouver sa place dans ce cadre ?

La période durant laquelle l’Europe a dominé le monde aura été une parenthèse au regard de l’Histoire. Pour que l’Europe trouve sa place, il est nécessaire qu’elle comprenne que son influence n’est plus ce qu’elle a été, que c’est désormais le monde qui la forge et non plus l’inverse.

A vous entendre, on a le sentiment qu’il ne reste qu’à l’Europe de “sauver les meubles”…

Pas du tout. Mais le monde se transforme autour de nous. L’ordre économique néolibéral est en train de s’effondrer, notamment au contact du dirigisme chinois. Le nouvel ordre est fondé sur la géoéconomie, c’est-à-dire la promotion de politiques économiques qui recherchent moins le profit que la sécurité et l’autonomie. Tous les pays sont en train de s’aligner sur ce modèle, au moins partiellement, que ce soit sur le contrôle des investissements, l’approche sécuritaire des technologies, le protectionnisme… Les Etats-Unis ont fait leur mue. C’est au tour de l’Europe. Sans cela, elle n’a aucune chance de s’inscrire comme un acteur important du monde qui arrive.

Ce retour de l’Europe “sur elle-même” que vous décrivez est-il uniquement guidé par les menaces qui la guettent ? L’armée française s’est fortement désengagée en Afrique…

C’est vrai, le réveil antieuropéen et anticolonial de l’Afrique contribue également au recentrement européen. Il existe un mouvement d’ensemble qui pousse l’Europe, et notamment la France, à se repositionner militairement, à être moins présente en Afrique, plus en Europe de l’Est. Ce qui ne signifie pas, cependant, que l’Europe est totalement absente des grandes zones stratégiques. Par exemple, les Européens multiplient les missions maritimes dans l’océan Indien, qui est une ligne de communication commerciale cruciale. En résumé, l’Europe n’a pas oublié le reste du monde, mais l’ordre des priorités a changé. D’abord, elle-même, ensuite, le monde. Je pense que dans les années qui viennent, l’Europe a tout intérêt à faire profil bas en Afrique. Nous devons montrer que nous rompons avec le néocolonialisme si nous voulons, à long terme, pouvoir de nouveau compter dans la région.

Le repli identitaire voulu par certains leaders européens ne pourrait-il pas freiner cette mue de l’Europe vers plus d’intégration ?

Pas forcément. Les partis populistes ont de plus en plus tendance à s’accommoder du cadre européen, en investissant leurs discours identitaires non plus seulement au niveau national, mais aussi au niveau européen. Autrement dit, ils ne veulent plus sortir de l’Europe, mais la modeler à leur image, selon leurs valeurs. En décembre, Viktor Orban a par exemple clairement fait savoir sa volonté de prendre le pouvoir à Bruxelles. Au fond, cela me semble intéressant, car c’est par la confrontation de valeurs qu’émergera un véritable débat sur l’identité européenne. En ce sens, le populisme peut aussi contribuer à façonner l’Europe.

Que signifie “être européen” aujourd’hui ?

Dans les années 1990-2000, l’identité européenne reposait sur le cosmopolitisme, le post-nationalisme, voire un certain refoulement de la puissance au nom de la convergence entre les peuples. Mais cette idée est en train d’être dépassée. D’une certaine façon, le pivot des Etats-Unis vers l’Asie et l’invasion de l’Ukraine par Poutine sont en train de nous pousser vers une identité de combat. Désormais, le cœur de l’Europe n’est plus le couple franco-allemand. C’est le flanc Est. C’est l’Ukraine, la Géorgie… L’Europe se définit de plus en plus par ses frontières, la ligne de front. A bien des égards, être européen, aujourd’hui, c’est résister à la Russie.

Vous ne mentionnez pas le Moyen-Orient. L’Europe n’a-t-elle pas un rôle diplomatique à jouer dans le contexte actuel ?

Je pense qu’il est difficile d’être crédible lorsque l’on parle de la paix dans le monde si l’on n’est pas capable de gérer la Russie chez nous. Si nous ne parvenons pas à nous mobiliser face à elle, tout ce que l’Europe pourra dire sur le Moyen-Orient, ou même sur l’Afrique, n’aura pas d’impact aux yeux de nombreux partenaires internationaux. Sans compter que sans budget de défense, difficile d’être véritablement crédible sur un plan géopolitique. L’Europe n’est pas à un moment de son histoire où elle est en position de “leader”. Mais il n’appartient qu’à elle que cela change : avec plus d’autonomie stratégique (sa capacité à se défendre seule) et de modestie stratégique (mettre la priorité sur sa propre région), l’Europe de demain à toutes les chances de redevenir un acteur qui, bien que provincial, sait défendre ses intérêts sur la scène mondiale.