“Plus authentique qu’un musée” : en immersion chez les “reconstitueurs” du D-Day en Normandie

“Plus authentique qu’un musée” : en immersion chez les “reconstitueurs” du D-Day en Normandie

Les tirs sont assourdissants. Sur les hauteurs de Crasville, une petite commune de 220 habitants sur les côtes de la Manche, cinq hommes en uniforme militaire américain visent un blockhaus allemand, qu’ils arrosent généreusement de balles à blanc. De l’autre côté de ce no man’s land reconstitué, Fabien Trombert, coiffé d’un casque allemand, hurle un “Achtung !” [Attention !] d’avertissement à ses camarades imaginaires. Caché derrière le bloc de béton, il réplique en canardant le char datant de 1944 stationné au cœur du champ de bataille, à grand renfort d’artifices, de fumigènes et d’explosions factices.

Sous le ciel bleu de ce 3 juin 2024, les “reconstitueurs” dépensent une énergie impressionnante pour ramener les spectateurs quatre-vingts ans en arrière, au matin du 6 juin 1944, fameux D-Day du débarquement de Normandie. A l’annonce de l’assaut, certains figurants américains s’élancent vers le blockhaus, se jettent au sol, roulent dans la terre sèche et les tranchées creusées quelques jours plus tôt. Avec Jeep d’époque, tentes kaki et ambulances militaires datant du milieu du siècle dernier, la scène ressemble à s’y méprendre à un tournage de cinéma. Une centaine de spectateurs assistent, ravis, à la prise d’otage de l’ennemi allemand, qui sort du blockhaus sous les applaudissements.

Comblés, les acteurs du jour saluent l’audience, invitée à s’approcher du bloc de béton pour en apprendre davantage sur l’histoire de cette batterie allemande, bombardée par les Alliés américains quatre-vingts ans plus tôt, presque jour pour jour. Jacques Converset, passionné par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et lui aussi vêtu de l’uniforme kaki américain, prend le relais. “Il y a eu 136 impacts de bombe ici, mais aucun n’a touché les bunkers, qui sont tous restés intacts”, récite-t-il avant de détailler les caractéristiques du blockhaus. Téléphone à la main, parfois eux-mêmes costumés, les spectateurs ne perdent pas une miette du récit. Fabien Trombert, lui, sourit en continu. Avec son petit groupe d’amis, il est en train de réaliser son “rêve de gosse”.

Depuis l’adolescence, ce chef d’entreprise, ancien maire de la commune haut-savoyarde de Morzine, passe l’immense majorité de son temps libre à s’informer sur la Seconde Guerre mondiale, rechercher des véhicules militaires d’époque, débusquer des objets datant de la période dans des brocantes spécialisées. Surtout, il participe régulièrement, avec son groupe d’amis, à des reconstitutions historiques organisées lors de différents événements, faisant revivre pour les touristes des scènes de bataille ou de vie quotidienne militaire. Jusqu’à ce que, en 2022, un coup de chance “monumental” attise encore un peu plus cette passion envahissante.

A Crasville, 80 bénévoles reconstituent un camp américain pour l’anniversaire du Débarquement.

“Personne n’en avait jamais entendu parler”

En se baladant sur le site de petites annonces en ligne Le Bon Coin, l’homme découvre une offre pour un terrain, en Normandie, doté de plusieurs blockhaus allemands datant de la Seconde Guerre mondiale. Surexcité, il appelle alors son cousin Eric ainsi que deux amis de longue date, Jacques Converset et Gilles Gueyraud, avec qui il partage ce goût pour la reconstitution. “Deux jours plus tard, on visitait le terrain. En quelques minutes, on a vu son potentiel, et on a su qu’il fallait signer… Même si tout le monde nous prenait pour des fous”, raconte Fabien Trombert, qui devient l’heureux copropriétaire, avec ses trois compères, de ce qu’il appelle son “petit bout d’Histoire”.

A l’époque, les blockhaus oubliés sur la terre de cette commune normande sont pourtant couverts de ronces et de végétations, totalement invisibles depuis la route. A tel point que les anniversaires successifs du Débarquement et les nombreuses commémorations américano-normandes n’ont jamais concerné directement la commune de Crasville, au grand désespoir de son maire, Bruno Lepley. “Aucun touriste ne connaissait l’existence de cette batterie allemande. Certains habitants eux-mêmes n’en avaient jamais entendu parler ! Les festivités concernaient surtout les communes célèbres comme Sainte-Mère-Eglise, ou Colleville-sur-Mer”, confie l’édile.

Eric Trombert, Fabien Trombert, Gilles Gueyraud et Jacques Converset ont investi pour acquérir plusieurs blockhaus à Crasville, dans la Manche.

Lorsqu’ils prennent possession de leur terrain, Fabien Trombert et ses amis entreprennent de grands travaux. Profitant d’une semaine de vacances, les Haut-Savoyards dégotent un semi-remorque, un bulldozer et deux pelles mécaniques, et nettoient le champ. Ils déminent par eux-mêmes le terrain, à l’aide notamment de détecteurs de métaux : ils retrouveront autour des blockhaus des douilles datant du Débarquement, mais aussi des masques à gaz pour chevaux, un flacon de désinfectant aux inscriptions allemandes à moitié effacées, une brosse à dents ayant appartenu à un soldat, et même… le bout du dentier de l’un d’entre eux. “Quand on a débarqué avec nos pelles mécaniques, les habitants se sont demandé ce qu’on venait faire ici, ils étaient plutôt sur la défensive. Et puis on a sympathisé, ils ont fini par nous aider et par se greffer au projet”, raconte Fabien Trombert.

Au fil du temps, les locaux confient aux nouveaux venus l’histoire de leurs parents ou grands-parents, apportant documents officiels, photos ou lettres de l’époque. “Avec des archives récupérées via les registres américains et allemands et des heures de recherche, on a réussi à reconstituer une partie de ce qui s’était passé ici”, explique Jacques Converset. La petite bande a ainsi découvert quels avions de la 8e Air Force américaine ont bombardé le terrain le 6 juin 1944, quels navires étaient présents à quelques mètres de là, quels habitants ont été témoins de la scène ou ont vécu sous l’occupation allemande. “On s’est dit qu’il fallait absolument transmettre cette histoire”, résume Gilles Gueyraud.

Il y a six mois, l’idée de reconstituer un camp américain d’époque pour le 80e anniversaire du Débarquement a germé chez les quatre amis. Elle s’est concrétisée au fil des demandes administratives et des “coups de main” d’associations ou de donateurs privés. La région Haute-Savoie et le département de la Manche ont participé à l’effort, en apportant respectivement “1 500 et 2 000 euros” au petit groupe. Une somme loin de couvrir les dépenses titanesques d’un tel projet : pour donner corps à leur camp, les reconstitueurs ont importé plus de 400 tonnes de matériel – jeeps, ambulances militaires, camions cargo, chars… – depuis la Haute-Savoie, à l’aide de 14 semi-remorques et d’un 19 tonnes permettant d’importer des kilos de nourriture savoyarde à servir sur place. “Rien que pour le transport, ça nous a coûté plus de 25 000 euros”, confie Fabien Trombert, qui ne veut pas communiquer de chiffres supplémentaires sur l’investissement nécessaire à la création d’une telle base militaire. “Quand on aime, on ne compte pas”, philosophe-t-il.

Les blockhaus de Crasville, datant de la Seconde Guerre mondiale, ont appartenu à l’armée allemande sous l’Occupation.

Démonstrations inédites

En ce début du mois de juin, le résultat final est impressionnant. Pour l’occasion, les propriétaires alentour ont cédé une part de leur terrain aux quatre amis, leur permettant d’investir plus de 3,5 hectares de champs. Les touristes, ravis, y découvrent un campement grandeur nature, composé de dizaines de tentes, d’un hôpital militaire reconstitué, de jeeps, camions cargos (GMC) et voitures d’époque, ainsi que du fameux char Chaffee M24, appartenant à un ami du groupe.

Au milieu du camp, la rare réplique d’un planeur Waco CG-4, utilisé par l’armée américaine pour transporter silencieusement matériel et soldats lors du Débarquement, est également exposée, faisant la fierté de Fabien Trombert. Chaque jour ou presque, son équipe de bénévoles réalise, en direct, une démonstration très appréciée des visiteurs : une Jeep militaire, toujours en état de marche, entre dans la cabine du planeur, pour illustrer comment, il y a quatre-vingts ans, ces appareils ont été armés avant le D-Day. “Ici, tous les véhicules roulent, on propose aux visiteurs un tour de Jeep, de monter sur les GMC, de toucher les objets ou de se balader comme ils l’entendent dans le camp. C’est plus vivant et authentique que les grandes démonstrations muséifiées, installées depuis longtemps dans les communes alentour”, estime le maire, satisfait.

Une Jeep militaire entre dans une réplique de planeur Waco, devant les yeux ébahis des touristes.

De fait, les spectateurs ont l’air conquis. Au son grésillant de musiques des années 1940 diffusées dans de larges enceintes, ils posent sur les installations, entrent dans les tentes, visitent à leur rythme les blockhaus installés sur le terrain, consultent des classeurs d’explication laissés libres devant les véhicules. Certains lèvent les yeux vers le ciel, impressionnés par le passage d’avions militaires américains, sollicités par des contacts locaux pour survoler le camp de temps à autre. D’autres sirotent une bière artisanale accoudés au bar, géré par la famille des Haut-Savoyards et l’association Sapaudia, spécialisée dans le don de moelle osseuse. “Il y a de l’ambiance, du matériel qu’on n’a pas l’habitude de voir, des démonstrations inédites. Ça nous permet de se projeter, d’imaginer un peu ce qui a pu se passer il y a quatre-vingts ans”, commente Sylviane, venue spécialement du Touquet, dans le Pas-de-Calais, pour célébrer cet anniversaire. “Les enfants sont très réceptifs, ils jouent dans les blockhaus, posent plein de questions, sont très curieux. C’était important pour nous, ce travail de mémoire”, confie une mère de famille venue d’Ecosse, accompagnée de ses deux enfants vêtus de costumes de soldats.

Le matin même, Fabien Trombert a justement accueilli une classe de maternelle, venue d’une école de la région. Serrés dans une Jeep militaire, les petits élèves ont observé, les yeux écarquillés, les armes militaires et les objets historiques éparpillés un peu partout sur le camp. “On ne leur explique évidemment pas tous les détails de la guerre, mais c’est une porte d’entrée vers l’Histoire. Plus tard, ils se souviendront de cette journée, et accorderont peut-être une importance supplémentaire à ce chapitre à l’école”, espère le quadragénaire. Ils ne seront pas les seuls : depuis l’ouverture du camp, le week-end du 1er juin, plusieurs classes se sont succédé sur les hauteurs de Crasville. Sur la seule journée du dimanche 2 juin, “près de 6 000 personnes” auraient passé la porte du camp. “C’est autant de visiteurs que l’on resensibilise à cette partie de l’Histoire, et c’est exactement ce qu’on voulait”, conclut Fabien Trombert, avant d’être interrompu par des touristes curieux d’en savoir plus sur l’histoire des blockhaus. L’homme répond patiemment à chaque question, puis réajuste son costume militaire. Une longue semaine de commémorations l’attend encore.