Polémique Imane Khelif : pourquoi, en sport, la catégorie “femme” est si difficile à définir

Polémique Imane Khelif : pourquoi, en sport, la catégorie “femme” est si difficile à définir

Qu’est-ce qu’une femme ? La question paraît simple, mais les dernières polémiques autour des boxeuses Imane Khelif (catégorie des moins de 66 kilos) et dans une moindre mesure Lin Yu-ting (moins de 57 kilos) ont montré qu’y répondre pouvait s’avérer d’une grande complexité. En réalité, la définition de la catégorie féminine déchire le monde du sport depuis l’arrivée des sportives dans les compétitions, voilà une centaine d’années. Mais le millésime 2024 des Jeux olympiques avait tout pour rendre le sujet particulièrement explosif.

Cette fois-ci, il n’est pas question de nageuses ou de coureuses, mais de boxeuses : l’enjeu ne concerne donc pas simplement l’équité entre les adversaires, mais aussi leur sécurité. Ceci dans un contexte où, ces dernières années, les débats liés au sexe et au genre sont devenus particulièrement sensibles du fait de l’activisme des militant-e-s des droits des LGBTQ +. A cela s’ajoute la guerre en Ukraine, avec la Russie certainement ravie qu’un scandale (attisé par le président russe de la Fédération internationale de boxe, proche de Vladimir Poutine) vienne jeter une ombre sur le succès des JO.

Pour des raisons d’équité liées aux capacités physiques différentes des hommes et des femmes, les compétitions sportives sont organisées en deux catégories depuis les années 1920 et la démocratisation du sport féminin. “Mais aujourd’hui encore, malgré les progrès de la science, les critères permettant d’établir qui peut concourir dans la catégorie féminine restent variables, relatifs et subjectifs pour ce qui concerne les athlètes intersexes”, constate Julie Mattiussi, maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Strasbourg, spécialiste du droit des personnes, notamment dans le sport. De façon étonnante, ces critères diffèrent en effet selon les disciplines, y compris aux Jeux olympiques. Ils se trouvent aussi au cœur de débats inextricables entre médecins, scientifiques et juristes, qui peinent à s’accorder sur un cadre univoque et incontestable.

Autant de définitions que de fédérations

Il y a d’abord le sexe officiel, celui qui se trouve sur les papiers d’identité. Le plus souvent, il est établi à la naissance : un médecin regarde l’apparence physique du bébé et indique son sexe dans son acte de naissance. En France, il est forcément masculin ou féminin, et dans les cas, rarissimes, où il ne serait pas possible de le déterminer, la loi laisse trois mois au corps médical pour trancher – “généralement en fonction des interventions médicales les moins compliquées à mettre en œuvre ultérieurement pour orienter l’anatomie de l’enfant vers l’un des deux sexes”, précise Julie Mattiussi.

Certaines fédérations internationales ne vont pas plus loin et se contentent d’inscrire les athlètes dans la catégorie, homme ou femme, désignée par leur état-civil. C’est le cas du basket par exemple. Mais d’autres ont décidé de faire autrement, notamment en cas de suspicion d’intersexuation, en édictant leurs propres règles. A chaque fois un peu différentes, et parfois même variables au fil du temps. World Athletics, la fédération internationale d’athlétisme, distingue le cas des personnes trans et intersexe. Ces dernières doivent depuis 2023 avoir moins de 2,5 nmol de testostérone par litre de sang sur vingt-quatre mois en continu. Un seuil qui était de 5 nmol depuis 2019, et même de 10 nmol entre 2011 et 2019.

A l’inverse, World Rugby, la fédération internationale de rugby, demande uniquement à ses sportives de ne pas avoir subi les effets de la testostérone à la puberté pour pouvoir s’inscrire en catégorie féminine. Une échelle dite “de Tanner” établit les différentes étapes de la transformation du corps lors du passage de l’enfance à l’âge adulte et, passé une certaine étape, il n’est plus possible d’être considéré comme une femme. Plus sévère, la natation cumule toutes les règles : ne pas dépasser 2,5 nmol de testostérone par litre de sang de façon permanente, et ne pas avoir subi les effets de la testostérone à la puberté.

De son côté, le Comité international olympique (CIO) a décidé… de ne rien décider. En 2021, il a renvoyé la responsabilité de cet arbitrage aux fédérations. Un choix indirectement à l’origine de la confusion actuelle autour d’Imane Khelif et de Lin Yu-ting. Car la fédération de la boxe avait officialisé l’an dernier son recours aux chromosomes pour définir la catégorie féminine et l’exclusion des personnes intersexes porteuses de gènes masculins (XY), dont, selon toute vraisemblance, ces deux boxeuses. Mais le CIO, en conflit ouvert avec cette structure, a refusé de lui laisser organiser le tournoi olympique et a repris la main. En revenant pour la définition de la catégorie féminine à la règle des passeports, réintégrant au passage les deux athlètes…

Le taux de testostérone, un critère peu pertinent

Pour Julie Mattiussi, il ne faut pas voir dans le choix du CIO un désaveu des fédérations plus sévères. Mais pas un soutien non plus. “Cela peut avoir une influence sur l’idée d’accepter que ces femmes présentent peut-être des caractéristiques biologiques qui les favorisent, mais ni plus ni moins que bien des hommes considérés comme des sportifs exceptionnels sans que l’on se pose de questions sur leurs particularités physiques”, analyse la juriste. Car en réalité, aucune des règles édictées à ce jour n’est réellement satisfaisante pour dire qui peut concourir comme femme.

“D’un point de vue scientifique, le recours au taux de testostérone pour distinguer les hommes des femmes n’apparaît pas comme le plus pertinent”, indique par exemple Claudine Junien, professeur émérite de génétique à l’Institut national de la recherche agronomique et auteur avec Nicole Priollaud de C’est votre sexe qui fait la différence. Cette hormone est certes connue pour aider à produire du muscle, accélérer la récupération ou encore accroître la motivation, et pour se trouver en moyenne en quantité bien supérieure chez les mâles que les femelles. “Mais il n’y a pas de coupure franche entre les hommes et les femmes sur cet indicateur, plutôt un continuum, avec certaines femmes dont les taux de testostérone élevés s’avèrent du même ordre de grandeur que ceux des hommes avec les taux les plus faibles”, argumente la Pr Junien.

Le recours à l’analyse chromosomique serait-il plus fiable ? Pour la généticienne, la réponse est oui : “A partir du moment où un individu est porteur du chromosome Y, il ne devrait pas être considéré comme appartenant à la catégorie féminine, et ce, indépendamment de son statut hormonal. Ce chromosome comporte en effet une centaine de gènes propres aux hommes. Même si leur rôle n’est pas encore totalement connu, ils contribuent tous à conférer des caractéristiques spécifiques d’un mâle”. Mais la nature aime les complications, les variations, les exceptions.

De la science à la justice

1 % à 2 % des naissances se révèlent intersexes – soit, tout de même, des centaines de milliers d’individus chaque année dans le monde. Et le champ des possibles s’avère immense. Des variations chromosomiques, avec des personnes XXY par exemple. Sur le chromosome Y, le gène “SRY”, responsable de l’organisation des testicules, peut être muté et empêcher la production de testostérone, donnant alors au sujet une apparence féminine. Ou alors, d’autres mutations sur d’autres gènes vont conférer à l’organisme une résistance aux hormones mâles.

Dans tous ces cas, la présence d’un chromosome Y suffit-elle à donner un avantage tel qu’il justifierait d’exclure les personnes intersexes de la catégorie féminine ? Les données scientifiques ne permettant en réalité pas, à ce jour, de trancher. La question, très débattue, s’est donc déportée devant les tribunaux. L’athlète sud-africaine hyperandrogène Caster Semenya, au cœur de la polémique aux championnats du monde d’athlétisme de Berlin en 2009 après avoir remporté la médaille d’or sur le 800 mètres féminin puis interdite de compétition, se bat depuis pour faire “reconnaître ses droits”.

Le tribunal arbitral du sport, situé à Lausanne, lui a donné tort, comme la Cour fédérale suisse, qui sert de chambre d’appel pour cette instance. Mais l’athlète a ensuite saisi la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui s’est déclarée compétente : “A quatre juges contre trois, les magistrats ont estimé que la discrimination dont elle était victime n’était pas suffisamment justifiée, et plus exactement que le contrôle de la Cour fédérale suisse n’avait pas été suffisamment approfondi sur ce point”, rappelle Julie Mattiussi. L’histoire ne s’arrête pas là, car le gouvernement suisse a fait appel de cette décision devant la grande chambre de la CEDH. L’audience a eu lieu en mai 2024, et la réponse n’a pas été rendue à ce jour. Nombre d’observateurs estiment qu’elle pourrait se déclarer incompétente, pour éviter d’avoir à se prononcer sur cette question si délicate.

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