Pourquoi l’UE ne peut pas se permettre d’interdire TikTok

Pourquoi l’UE ne peut pas se permettre d’interdire TikTok

“L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat”, a écrit le stratège militaire Sun Tzu. Cette phrase résonne étrangement à l’heure où TikTok et les Etats-Unis sont à couteaux tirés. Le réseau social originaire de Chine y est considéré comme une arme cognitive, un outil d’espionnage et d’influence dissimulé derrière une cascade de vidéos de passions heureuses et de plaisanteries enfantines. Fin avril, dans un rare mouvement transpartisan, le Congrès a ainsi voté une loi visant à interdire l’application d’ici un an, si elle ne coupe pas d’ici là ses liens avec l’Empire du Milieu. Alors, bye bye TikTok ?

Le dossier contre l’application est, en réalité, plus bancal qu’il n’y paraît. Et il y a de bonnes et de mauvaises raisons de se méfier de ce réseau social. Les plus solides relèvent de la santé publique, et sont précisément celles que l’Europe a choisi d’investiguer. TikTok étudie-t-il en profondeur les risques, notamment de “dépendance comportementale”, que son outil suscite ? Que fait-il pour les atténuer ? Empêche-t-il suffisamment les mineurs d’accéder à des contenus inappropriés ? A ces questions, TikTok n’a pour le moment pas apporté de réponses satisfaisantes. Raison pour laquelle il fait l’objet de deux enquêtes ouvertes par la Commission européenne.

Les Etats-Unis mettent régulièrement en avant deux autres menaces : que Pékin se serve de TikTok pour espionner les Occidentaux et pour influencer leurs opinons. Malgré les débats houleux Outre-Atlantique, le dossier, à ce niveau, est cependant mince. En 2022, ByteDance Ltd, la maison-mère de TikTok a indiqué que des salariés du groupe avaient utilisé des données de la plateforme pour traquer des journalistes ayant écrit à son propos. Le groupe a affirmé qu’il s’agissait d’une initiative qu’il n’avait en aucun cas ordonné et qu’il condamnait avant d’en licencier les auteurs. L’affaire peut toutefois légitimement inquiéter. Quelques mois plus tard, la Commission et le Parlement européens ont d’ailleurs interdit à leur personnel d’utiliser TikTok sur leurs appareils professionnels.

Une guerre politique

Hormis ce cas, les autorités américaines n’ont guère présenté d’éléments à charge concrets. TikTok a accepté de faire des efforts inédits dans le monde des réseaux sociaux afin d’héberger aux Etats-Unis et en Europe les données des utilisateurs de ces zones (les projets Texas et Clover). Par ailleurs, “il n’y a pas d’éléments concrets suggérant que l’application censurerait certains narratifs, par exemple ceux n’allant pas dans l’intérêt de la Chine”, observe Marc Faddoul, fondateur de l’organisation à but non lucratif AI Forensic, qui enquête sur les algorithmes influents et opaques. Comme le rappelle le chercheur en sciences politiques Pierre Sel, cofondateur du portail français d’informations et de recherches sur la Chine EastIsRed : “L’administration du cyberespace chinois a aussi des réalités humaines. Elle ne compte pas 500 000 ingénieurs prêts à décrypter l’ensemble du trafic de TikTok dans le monde.”

Dans le fond, ce que reprochent vraiment les Etats-Unis à TikTok, ce sont les liens qu’il a possiblement toujours avec la Chine. Le réseau social clame son indépendance vis-à-vis de son pays d’origine. “ByteDance Ltd est basée aux Iles Caïmans, tout comme beaucoup d’entreprises américaines de l’entertainment”, rappelle l’entreprise à L’Express. Une partie de sa direction est aux Etats-Unis ou en Europe et la majorité de ses investisseurs sont étrangers. Néanmoins, pointe le rapport de la commission d’enquête du Sénat français sur TikTok en 2023, cette structure est probablement une “variable interest entity” (VIE), une organisation fréquente pour les entreprises chinoises mondialisées, afin d’avoir plus facilement accès à des capitaux étrangers. Son fondateur, le Chinois Zhang Yiming, conserve 20 % de la société, précise le document. “Et dans une VIE, le nombre de parts n’est pas proportionnel au pouvoir de décision”, rappelle la juriste spécialisée dans la gouvernance des entreprises chinoises, Isabelle Feng. “L’application, comme d’autres, doit ainsi en référer au Parti communiste. TikTok peut s’en défendre, contester certaines demandes, mais jamais s’y opposer totalement. C’est le principe de la dictature”, poursuit-elle. La commission d’enquête du Sénat français souligne enfin que TikTok a “besoin des technologies, des brevets et des ingénieurs de la branche de Pékin, véritable cœur de la société ByteDance.”

La bataille dans laquelle les Américains se lancent avec TikTok est avant tout politique. Washington a entamé un bras de fer avec Pékin qui ne cache pas ses intentions de lui ravir sa couronne de première puissance mondiale. Cette nouvelle guerre froide est particulièrement visible dans le secteur tech. Le géant des télécoms Huawei a ainsi été banni du sol américain. Les câbles Internet sous-marin chinois n’y sont pas davantage les bienvenus. Et les Etats-Unis restreignent toujours plus l’export vers la Chine des générations de puces les plus sophistiquées, notamment celles dont se servent les spécialistes de l’intelligence artificielle générative. La voie empruntée par les Etats-Unis dans l’affaire TikTok n’est cependant pas sans risque. Le “coût politique” d’une suspension de l’application pourrait être puissant si elle n’est pas dûment étayée, pense Mark Corcoral, doctorant au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po et spécialiste de la politique de sécurité nationale des États-Unis : “L’interdiction de TikTok va permettre à énormément d’Etats et d’acteurs politiques anti-américains de pointer leur hypocrisie sur la liberté d’expression.”

L’Europe reste dépendante de la Chine

Le Vieux Continent a des intérêts et des contraintes différents de l’Oncle Sam. Dans le domaine de la transition climatique, par exemple, l’Europe est pour l’heure très dépendante de la Chine, en pointe dans la fabrication à coût compétitif de panneaux solaires, d’éoliennes et de véhicules électriques. Plus globalement, “l’Union Européenne, depuis sa création, est pour l’essentiel structurée autour du marché intérieur. Et hormis des circonstances exceptionnelles telles que la période Covid, elle a affiché des excédents commerciaux la majeure partie de ces vingt-cinq dernières années. La majorité des pays européens sont donc attachés à protéger le libre-échange”, observe Bruno Alomar, auteur de La Réforme ou l’Insignifiance. Dix ans pour sauver l’Union européenne (Editions de l’Ecole de guerre, 2018). Que l’Europe s’attaque à une entreprise sans motif valable enverrait donc un signal inquiétant.

Même si l’administration de Bruxelles a eu quelques mots durs contre TikTok, elle aborde d’ailleurs ce dossier explosif plus habilement que les Etats-Unis. Avec le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA), elle s’est dotée d’armes très puissantes pour enquêter sur les plateformes numériques, les réguler et sanctionner leurs abus.

Ce cadre, inédit dans le monde, lui permet de traiter TikTok en fonction des problèmes qu’il pose réellement, et non selon la nationalité de ses actionnaires. C’est la bonne méthode. D’abord, car comme ses concurrents Facebook, Twitter ou Snapchat, TikTok est un outil d’exercice d’une liberté fondamentale : la liberté d’expression et de communication. “Celle-ci doit certes se concilier avec d’autres facteurs mais jamais à la légère”, rappelle Marc Mossé, associé au sein du cabinet d’avocats August Debouzy. Mettre à mal l’état de droit qui constitue les démocraties entraîneraient ces dernières sur une pente dangereuse.

Pour que ce plan fonctionne, toutefois, deux facteurs sont fondamentaux. D’abord, que l’Europe ait la capacité à détecter les abus s’il s’en produit. Une gageure. “Il est difficile de contrôler le fonctionnement d’un algorithme de recommandation de réseau social. Il faut recourir à des contrôles humains et automatisés, utilisant de multiples comptes pour avoir de multiples angles de vue et pouvoir mesurer des tendances sur la durée”, confie Gérôme Billois, associé en cybersécurité du cabinet Wavestone. Ensuite, si des problèmes sont constatés chez TikTok, mais s’observent aussi chez ses rivaux américains, l’UE devra les sanctionner à l’identique. C’est la condition sine qua non pour que ses règles du jeu flambant neuves ne soient pas remises en question.