Pourquoi votre prochaine augmentation de salaire va vous décevoir

Pourquoi votre prochaine augmentation de salaire va vous décevoir

Spéculer sur le salaire de son voisin de bureau est un plaisir à double tranchant qui se finit souvent par une douche froide. C’est la cruelle mise en application de la théorie de l’équité popularisée dans les années 1960 par le psychologue américain John Stacy Adams. A savoir l’idée selon laquelle notre motivation au travail dépend de notre perception de l’équité, soit le ratio personnel entre notre contribution à l’organisation et la rétribution qu’on en retire. Ratio que l’on compare ensuite à celui de nos collègues, du moins à l’idée que l’on s’en fait. En découle alors un sentiment de justice ou d’injustice. “Quand je me regarde, je me désole, et quand je me compare, je me désole un peu plus”… Car les politiques de rémunération mises en place au sein des entreprises créent plus ou moins de frustration, d’iniquité et parfois, disons-le, de ressentiment chez les plus méritants.

Prenez par exemple les fameuses NAO, les négociations annuelles obligatoires entre l’employeur et les délégués syndicaux. Celles-ci n’impliquent aucune obligation de conclure mais, dans la pratique, les entreprises prévoient en général une enveloppe pour les augmentations collectives et une autre pour les coups de pouce individuels. Les fervents défenseurs du “tout collectif” – les syndicats – salueront un système qui a le mérite d’augmenter des gens qui sans ça ne le seraient jamais, notamment en période d’inflation. Ses pourfendeurs regretteront de voir le mérite sacrifié sur l’autel de l’égalitarisme. “C’est très frustrant de saupoudrer une augmentation générale. Ça récompense parfois des collaborateurs qui n’ont pas fait grand-chose et les plus méritants que vous avez envie de valoriser davantage, vous ne pouvez pas le faire”, déplore Caroline Diard professeure associée à TBS Education, l’école de management de Toulouse. Laquelle s’appuie sur un exemple : “Si vous faites 20 euros d’augmentation pour tout le monde, en termes de masse salariale, cela représente un effort pour l’employeur mais du point de vue du salarié, c’est contreproductif”.

A l’inverse, explique cette ancienne DRH, si vous avez une enveloppe qui représente 2 % de la masse salariale et que vous la répartissez sur un certain nombre de personnes qui ont été particulièrement performantes et méritantes, vous êtes plus efficace dans votre dynamique de gestion des ressources humaines. D’autant que dans leur étude “La croissance rend-elle heureux ?” publiée en 2008, les économistes Andrew Clark et Claudia Senik soulignent un fait important : “la satisfaction que les gens retirent de leur revenu est essentiellement relative, l’élévation de mon revenu ne me satisfait que si elle est supérieure à celle des gens auxquels je me compare, mon ’groupe de référence'”. Ainsi, si mon salaire et celui de mes collègues augmentent simultanément dans les mêmes proportions, cela n’aura aucun effet net sur ma satisfaction au travail.

Chacun évalue à tout instant son contrat psychologique

Autre politique salariale peu à même de provoquer une ola dans l’open space : la promotion avec faible augmentation voire aucune, comme cela est de plus en plus le cas aux Etats-Unis. De quoi “générer énormément de frustration”, selon Caroline Diard. Car à côté du contrat de travail, lorsqu’une personne accepte de nouvelles responsabilités, se noue un contrat psychologique, “formé par les attentes réelles mais non écrites, que forme un individu membre d’une organisation vis-à-vis de celle-ci” (Véronique Steyer et Anna Glaser, Dynamique des organisations, 2024, Dunod, 245 P.). Inconsciemment, les individus évaluent à chaque instant où en est leur contrat psychologique. Or, “si celui-ci est rompu, les réponses individuelles sont variées, mais les conséquences peuvent être importantes : démotivation, baisse des contributions individuelles, départ de l’organisation, etc. (ibid.)”.

Un article du Wall Street Journal publié en mars invite toutefois à se projeter au-delà de l’aspect purement financier : accepter une promotion dite “sèche” peut s’avérer “judicieux lorsque le poste occupé vous permettra d’accélérer votre carrière”. Ce que semble appuyer une enquête ayant porté sur plus d’un million d’Américains entre 2019 et 2022 et selon laquelle 29 % des personnes quittent leur emploi dans le mois qui suit leur première promotion. Une précieuse ligne en plus sur votre CV peut donc servir de tremplin. En revanche, côté employeur, on évitera d’en faire un argument pour justifier le refus de mettre la main à la poche : “ce discours est entendable en temps de crise mais pas dans un contexte où on peut trouver un emploi en 15 jours”, tranche Caroline Diard, qui invite à repenser les politiques de rémunération et à imaginer des systèmes “davantage basés sur la performance ou des critères objectifs autre que l’âge ou l’ancienneté”. Autrement dit, miser sur la rémunération variable, qui concerne aujourd’hui une entreprise sur 2, mais seulement un actif sur 4 (Ifop, 2023).

Un seuil de satiété

Mais pour être un véritable levier de motivation, la rémunération ne doit pas être seulement regardée à un instant T. “Les collaborateurs ne sont pas motivés par un salaire en soi, mais plutôt par sa progression dans le temps”, estime Patrice Viot Coster dans un article paru aux éditions Tissot, portail spécialisé dans le droit du travail. Cet enseignant en management à Paris-Dauphine explique ainsi que “le potentiel démotivateur du salaire est plus grand que son potentiel motivateur et même si l’on est satisfait de son augmentation, le ‘boost’ de motivation s’estompe rapidement”. “Les individus s’habituent au niveau de vie autorisé par leur revenu, si bien que la satisfaction qu’ils en retirent s’estompe au bout de quelque temps. Les variations de leur revenu ne peuvent donc exercer qu’un effet temporaire”, appuient les économistes Andrew Clark et Claudia Senik.

En matière de motivation, le plus important n’est pas non plus toujours dans le montant. D’après des travaux d’une équipe de chercheurs américains de l’université de l’Iowa publiés en 1997, une augmentation de salaire doit être de l’ordre de 7 à 8 % pour que les travailleurs s’en réjouissent et soient motivés pour travailler plus”. Chose plutôt rare dans les faits (en 2023, l’augmentation réelle médiane des salaires en France a atteint 4 %). De nombreuses études et spécialistes s’accordent aussi pour dire que ce n’est pas tant l’augmentation en elle-même qui constitue un levier de motivation, que la façon dont elle est présentée au salarié. Dans un article paru dans la Revue de gestion des ressources humaines en 2017, des chercheurs estiment que “la manière avec laquelle la rémunération est administrée et gérée” est “déterminante pour en faire un outil de reconnaissance et de soutien de la part de l’organisation”. Soulignant que “très souvent les augmentations de salaire auront lieu à l’issue des entretiens annuels”, les auteurs recommandent “au manageur un nouvel échange avec le salarié au moment de l’obtention ou non de l’augmentation” dans le but de “continuer d’apporter un soutien (par ex : explication, positionnement par rapport aux autres) au salarié.”

A partir d’un certain seuil de satiété (une étude parue en 2018 dans Nature le situe à 105.000 dollars annuels pour un Américain), d’autres éléments que la rémunération vont par ailleurs nourrir la motivation des individus, abonde Patrice Laroche, enseignant-chercheur à l’Université de Lorraine. Des éléments qui vont relever de la motivation intrinsèque, soit toute action guidée par nos propres désirs et non par des facteurs extérieurs telles qu’une récompense ou une sanction par exemple. Comme le décrit le professeur de psychologie et d’économie comportementale Dan Ariely, “certaines forces émotionnelles intangibles sont une source importante de motivation comme le besoin de reconnaissance ou de propriété, le sentiment d’accomplissement, le fait de se sentir en sécurité dans un engagement à long terme ainsi que d’avoir des objectifs communs” (Les ressorts de la motivation. Sens, engagement, efficacité). Ce qui s’applique en particulier aux cadres : “plus les salariés sont formés, plus ils vont avoir besoin d’autonomie, de feedback“, pointe Patrice Laroche, précisant au passage que la rémunération, si elle reste un incitatif fort, est davantage un facteur d’insatisfaction que de satisfaction”.

Une stratégie de rémunération adaptée au profil des salariés

Enfin, dès lors qu’il s’agit de rémunération ou rétribution, chaque mesure mise en place par les RH doit susciter des questions : est-ce qu’elle s’adresse aux bonnes personnes, est-ce qu’elle va être un levier de motivation et donc de performance. Caroline Diard prend un exemple simple : “si vous avez des collaborateurs de plus 45 ans, qui sont déjà installés dans la vie, et que vous leur parlez de prévoyance et de retraite, là ce seront des outils de rémunération efficaces. A l’inverse, si les salariés d’une entreprise ont en moyenne 25 ans et que vous mettez en place un PER, vous obtiendrez une motivation proche de zéro”.