Poutine, Trump, RN… L’Otan est-elle prête face aux défis qui s’annoncent ?

Poutine, Trump, RN… L’Otan est-elle prête face aux défis qui s’annoncent ?

Dans l’immensité agitée de la mer du Nord, une cinquantaine de sous-marins et de vaisseaux scrutent la surface et les profondeurs, en chasse de la moindre menace. Par des températures polaires, des milliers de soldats sécurisent les territoires enneigés du nord de la Norvège, tandis qu’au milieu de la plaine polonaise, des dizaines de blindés traversent le fleuve Vistule sur des barges mobiles, sous la protection de défenses aériennes. De nuit, par temps clair ou nuageux, 15 000 parachutistes sautent sur l’ensemble du front oriental européen lors de la plus ample opération aéroportée depuis la Seconde Guerre mondiale.

Pour l’année de ses 75 ans, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) a vu les choses en grand avec son “Steadfast Defender 24” (Défenseur inébranlable). Plus de 90 000 soldats appartenant aux 32 pays membres ont pris part, de janvier à mai, au plus important exercice “otanien” depuis la fin de la guerre froide. Objectif principal : démontrer à la Russie que l’Otan est unie et prête à répondre à la moindre agression. Alors que Moscou poursuit sa sanglante offensive en Ukraine – au moins 200 000 morts civils et militaires –, ce message sera au cœur du sommet organisé du 9 au 11 juillet, à Washington, chez le “grand frère” américain. Un rendez-vous marqué par l’entrée de la Suède, un an après celle de la Finlande, par la passation du secrétariat général au Néerlandais Mark Rutte et la volonté de pérenniser l’aide à l’Ukraine.

En âge, l’Otan dépasse à présent la Ligue de Délos, l’alliance militaire de cités grecques dirigée pendant soixante-quatorze ans par les Athéniens, au Ve siècle avant notre ère, afin de résister à l’appétit de l’empire perse. Si, aujourd’hui encore, l’union fait la force, cette longévité n’empêche pas les nuages de s’amonceler : la Russie, passée en économie de guerre, se montre plus agressive que jamais, au point que certains pays prédisent une attaque d’un membre de l’Alliance atlantique avant la fin de la décennie. La crainte est d’autant plus grande que le retour possible à la Maison-Blanche de Donald Trump pourrait mettre fin au soutien inconditionnel des Américains à leurs alliés européens et ouvrir, pour Vladimir Poutine, le champ des possibles.

Chapitre 1 : L’invasion russe, un électrochoc pour l’Otan

Ce 28 février 2022, sur la base Mihail-Kogalniceanu, près du port roumain de Constanta, au bord de la mer Noire, plus de 200 soldats du 27e bataillon de chasseurs alpins, coiffés de leur large béret noir, descendent d’avion. Un vent neigeux, dont ils ont l’habitude, les accueille. L’Ukraine, qui craint alors de tomber face à la poussée russe, n’est qu’à une centaine de kilomètres. Les premières tentes se dressent près du tarmac pour ce qui constitue la première étape d’un renforcement de l’Otan en Roumanie du flanc est de l’Otan. Par la suite, la France a pris ses quartiers près du village du Cincu, au milieu des Carpates. Et début juin, bulldozers et pelles mécaniques continuaient d’y faire sortir de terre une base à même d’accueillir une brigade complète de 3 000 soldats en 2025.

Mais la montée en puissance de l’Otan ne se limite pas aux pays les plus proches de la Russie. Son Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (Supreme Headquarters Allied Powers in Europe, Shape), à Mons, en Belgique, vit une profonde transformation, menée par Hubert Cottereau, vice-chef d’état-major au Shape. Peu de temps après son arrivée à l’automne 2022, ce général de corps d’armée français a pris la tête d’une équipe qui a tout remis à plat, sous l’égide du haut responsable militaire de l’Otan, le général américain Christopher Cavoli (Supreme Allied Commander Europe, Saceur).

Car après la chute des régimes communistes européens, l’Otan s’est retrouvée sans ennemi déclaré. Elle est alors passée à un modèle de guerre de nature expéditionnaire, comme ce fut le cas au Kosovo, en Afghanistan et en Libye. L’agressivité russe l’oblige à se reconfigurer pour des conflits existentiels, contre un adversaire symétrique, comme du temps de la guerre froide. “Il fallait revoir en profondeur l’organisation, les processus décisionnels, l’entrainement de la chaîne complète des opérations et la culture interne”, raconte le général Cottereau.

Le changement d’échelle et de nature de la menace exigeait aussi la réécriture des plans de défense. Ces derniers ont été entièrement refondus et validés lors du sommet de Vilnius, il y a un an. A cela s’ajoute la création d’un véritable centre de commandement stratégique. En poussant les murs, le Français a conduit sa profonde transformation en multipliant par huit ses effectifs afin d’agréger les informations des différents centres de commandements régionaux ou spécialisés de l’Otan, 24 heures sur 24 et “être en mesure de planifier et de conduire les opérations de dissuasion conventionnelle au jour le jour et, en cas de conflit, une campagne”, se félicite le général.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, l’Otan est passée à 32 membres et s’est renforcée sur son flanc oriental.

Dans l’imposant siège de l’Otan, en banlieue de Bruxelles, l’invasion a également changé les esprits. “Poutine a réveillé l’Alliance atlantique, qui était en mauvais état”, explique un diplomate français. “Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan”, avait osé Emmanuel Macron. Si l’outil militaire fonctionnait, il n’en allait pas de même sur les plans politique et diplomatique. La Turquie du président Recep Tayyip Erdogan bloquait toute évolution stratégique, exigeant d’être soutenue dans ses interventions militaires en Syrie. De leur côté, les Etats-Unis portaient leur attention vers la Chine, leur principale menace.

Le président français poussait alors pour un effort de défense plus important du côté de l’Union européenne. L’invasion russe a tranché le débat : “La défense de l’Europe, c’est l’Otan, constate Sven Biscop, directeur du programme Europe à l’Institut Egmont (Belgique) et auteur de This Is Not a New World Order. Europe Rediscovers Geopolitics, from Ukraine to Taïwan (Owl Press, non traduit). Les Etats européens ne veulent pas aligner leurs efforts sous le drapeau de l’UE.” C’est donc sous celui de l’Otan qu’ils ont porté à plus 300 000 le nombre de troupes mobilisables en moins de trente jours, contre 40 000 avant l’invasion. Reste à pouvoir les projeter rapidement, le cas échéant, à l’est du continent, où se situe la menace russe.

Chapitre 2 : Peur sur le flanc oriental de l’Otan

Dans les premiers mois de l’année 2025, excavatrices et bétonneuses vont s’affairer le long des 294 kilomètres de frontière que l’Estonie partage avec la Russie. Près de 600 bunkers, capables d’accueillir une dizaine de personnes, vont y être construits. “La guerre en Ukraine a montré que, outre de l’équipement, des munitions et des hommes, des installations défensives en dur sont nécessaires pour défendre l’Estonie dès le premier mètre”, se justifie le ministère de la Défense.

Les Estoniens, les Lettons et les Lituaniens en sont convaincus : leur adhésion à l’Otan, il y a vingt ans, a dissuadé la Russie de les absorber, comme du temps des tsars, puis des Soviétiques. “Si nous n’étions pas membres de l’Alliance atlantique, nous serions dans la même situation que la Biélorussie, soumis à Moscou, estime Olevs Nikers, président de la Baltic Security Foundation, basée à Riga, la capitale lettone. Et si tel n’était pas le cas, je crois que nous aurions été à son menu avant même l’Ukraine.”

Coincés entre la Russie et la mer, les pays Baltes constituent le point faible de l’Otan. “Ils pourraient être les premiers ciblés, estime Ivan Klyszcz, chercheur à l’International Centre for Defence and Security, à Tallinn, en Estonie. Leur population est peu nombreuse et il n’existe pas d’obstacles naturels pour arrêter les forces russes.” Ils redoutent en particulier de se voir couper du reste de l’Otan si les Russes parviennent à conquérir le corridor de Suwalki, entre la Biélorussie et l’enclave russe de Kaliningrad. La prise de cette bande de terre d’une centaine de kilomètres de long, à la frontière entre la Pologne et la Lituanie, bloquerait les renforts de l’Alliance atlantique.

Le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg s’exprime lors d’une conférence de presse à Bruxelles le 14 février 2024

Les craintes d’une offensive sont d’autant plus grandes que la Russie est passée en économie de guerre. Des images satellitaires prises en 2023 montrent que plusieurs industriels russes ont agrandi leurs installations et produit toujours plus d’armements. Autre signe de l’attention portée à ce dossier : la nomination, en mai, par Poutine, d’Andreï Belousov, ancien conseiller économique de la présidence russe, au poste de ministre de la Défense, pour remplacer Sergueï Choïgou, après douze ans de service.

En dépit des immenses pertes subies en Ukraine – dont plus de 3 100 chars et 1 400 blindés –, Moscou reconstitue son potentiel de combat. “Il n’est pas exclu que, dans un délai de trois à cinq ans, la Russie mette à l’épreuve l’article 5 [NDLR : du traité de l’Atlantique nord, qui oblige chacun des Etats membres à intervenir en cas d’attaque contre l’un d’entre eux] et la solidarité de l’Otan”, a alerté le ministre danois de la Défense. Le président polonais Andrzej Duda estime, lui, qu’une attaque pourrait avoir lieu dès 2026. Soit la date à laquelle le Kremlin a ordonné d’atteindre l’objectif de 1,5 million d’hommes dans l’armée russe – plus que les forces américaines.

“Il ne faut pas que la Russie gagne en Ukraine, sinon Moscou ne s’arrêtera pas là”, avance une source militaire otanienne. Or, malgré la démonstration de force Steadfast Defender 2024 (exercice militaire mené du 21 janvier au 31 mai 2024), il n’est pas certain que l’Otan puisse tenir dans la durée. “Il n’y a pas assez de munitions de tous types : artillerie, missiles longue portée ou défense aérienne pour protéger les infrastructures critiques”, abonde Ben Hodges, ex-commandant de l’US Army en Europe. Le général américain s’inquiète également des difficultés à transférer des troupes jusqu’au flanc oriental. “Il n’y a pas assez de capacités ferroviaires ou de camions pour transporter des chars”, regrette-t-il. S’y ajoutent des cadres juridiques différents d’un pays à l’autre et des ponts trop fragiles pour supporter de tels poids – autant de problèmes structurels sur lesquels l’Otan travaille en étroite collaboration avec l’Union européenne.

Or, “en cas d’attaque contre les pays Baltes, le défi principal sera la capacité à faire parvenir des renforts, c’est pourquoi il est nécessaire d’avoir suffisamment de troupes et d’équipements stationnés sur place, pour une dissuasion crédible”, insiste Olevs Nikers. En Lituanie, l’Allemagne a ainsi promis de faire passer son contingent otanien, d’ici à 2027, de 800 à 4 800 militaires. “Il en faudrait plus”, juge Nikers.

En face, les Russes ont pour eux l’expérience accumulée en Ukraine, en particulier dans l’utilisation de nouvelles techniques de combats mêlant drones et brouilleurs. Surtout, ils ont démontré leur capacité à supporter des pertes énormes. “La chair à canon pompée dans la population épuise les forces de l’adversaire”, constate Tomas Ries, professeur à l’Ecole supérieure de la défense nationale de Stockholm. Fragile au sol, l’Otan a néanmoins l’avantage du ciel. “Les quatre pays nordiques posséderont bientôt 145 F-35 et 94 Gripen suédois. Soit, en tout, 461 avions de combat engagés dans la défense du Nord, si l’on compte ceux du Royaume-Uni, de la Pologne et des Pays-Bas, souligne le chercheur finlandais. A cela s’ajoute la puissance aérienne américaine, en mesure de dévaster les forces conventionnelles russes au sol.” Encore faut-il que Washington reste solidaire de ses alliés européens, s’ils se trouvaient attaqués.

Chapitre 3 : Trump, un retour tant redouté

Dans les longs couloirs du siège bruxellois de l’Otan, la vidéo a eu l’effet d’une bombe. Lors d’un rassemblement électoral en Caroline du Sud, mi-février, Donald Trump a averti ses alliés de l’Otan que s’ils ne payaient pas, il ne les défendrait “absolument pas”, ajoutant qu’il “encouragerait [les Russes] à faire tout ce qu’ils veulent”. L’homme d’affaires n’a jamais caché tout le mépris qu’il portait aux partenaires européens des Etats-Unis. Durant son premier mandat présidentiel, il n’a cessé de fustiger leur manque d’investissements en matière de défense, encore loin de la promesse de budgets militaires s’élevant à au moins 2 % de leur PIB. Or, selon l’Otan, ils sont seulement 23 sur 32, actuellement, à la tenir…

Au siège de l’Otan, certains se rassurent en se disant que Trump n’a jamais remis en cause la solidarité américaine. “Pas mal de gens se disent que ce serait comme avant, en un peu plus pénible, mais sans remise en cause des fondamentaux de l’engagement américain, confie le chercheur Camille Grand, secrétaire général adjoint de l’Otan de 2016 à 2022. Je suis plus pessimiste et n’oublie pas qu’il a fallu beaucoup d’énergie de la part du précédent secrétaire général, Jens Stoltenberg, pour dénouer certaines situations.” Il ne se trouvait pas seul : Trump était alors entouré de généraux, qualifiés “d’adultes dans la pièce”, comme H. R. McMaster (conseiller à la sécurité nationale), Jim Mathis (secrétaire à la Défense) et John Kelly (chef de cabinet de la Maison-Blanche), capables de s’opposer à lui et de le raisonner.

Ce ne serait plus le cas pour un nouveau mandat. La prochaine administration Trump serait alignée sur sa vision du monde. “Cette fois-ci, il se sentira libre de désigner celui qui soutiendra ses idées, ce qui signifiera un trumpisme à part entière et constituerait un énorme défi pour l’Europe”, avance le Danois Anders Fogh Rasmussen, secrétaire général de l’Otan de 2009 à 2014. Imprévisible par nature, le républicain pourrait imposer des négociations désavantageuses à l’Ukraine en se présentant comme un grand faiseur de paix, ou encore émettre, comme le craint Camille Grand, “une déclaration problématique qui pourrait être entendue par Poutine comme un feu orange pour bousculer un pays de l’Otan”. Car si l’article 5 engage tous les membres à répondre à une attaque contre l’un des leurs, il laisse une marge d’appréciation dans les moyens de réaction. Ceux-ci peuvent, dès lors, rester purement symboliques. Trump pourrait décider de bouger à peine le petit doigt.

Les drapeaux des pays membres de l’Otan au siège de l’Alliance à Bruxelles le 3 avril 2024

Cela pourrait aller encore plus loin. Pour John Bolton, son ancien conseiller, “sous un second mandat de Trump, [les Etats-Unis se retireraient] presque certainement de l’Otan”. Ou, tout du moins, ils lui tourneraient le dos, alors que la Chine est dorénavant perçue comme la principale menace stratégique par Washington, aussi bien du côté des démocrates que des républicains. “Il pourrait, comme de Gaulle en 1966, se retirer des structures de commandement de l’Otan, voire retirer ses troupes de l’Europe, tout en restant membre de l’Alliance”, émet, pour sa part, Sven Biscop, de l’institut Egmont.

Pour gérer l’aléa Trump, les Etats membres ont nommé comme prochain secrétaire général un homme qui l’a pratiqué avec habileté. Premier ministre des Pays-Bas durant quatorze ans, Mark Rutte a su amadouer le président américain en coulisse du sommet de 2018, avant, quelques mois plus tard, de s’opposer publiquement à lui en défendant l’intérêt d’un accord commercial entre les Etats-Unis et l’Union européenne. “Tous ces gémissements et pleurnicheries à propos de Trump, j’entends cela constamment ces derniers jours, arrêtons de faire ça”, a-t-il déjà tonné.

Ce négociateur hors pair possède aussi une connaissance intime des dirigeants européens et des institutions bruxelloises. Ce ne serait pas de trop, alors que l’incertitude domine quant à l’avenir politique de la France après la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale. “Ses partenaires sont vraiment inquiets, car l’Hexagone était en pointe dans les débats sur l’Ukraine, fait valoir Camille Grand. Le Rassemblement national, même s’il a changé de posture en renonçant à retirer la France du commandement intégré, a quand même un fond antiaméricain et anti-Otan qui aura des effets d’ambiance forts.” L’après sommet de Washington s’annonce bien tumultueux.