Raghuram Rajan : “L’Inde doit trouver un autre modèle économique que celui de la Chine”

Raghuram Rajan : “L’Inde doit trouver un autre modèle économique que celui de la Chine”

C’est une victoire en demi-teinte pour le Premier ministre indien Narendra Modi. Alors que le chef du Bharatiya Janata Party espérait remporter près de 400 sièges, Modi et sa coalition n’ont obtenu qu’une courte majorité avec environ 290 députés. Le Premier ministre comptait pourtant tirer profit d’un bilan économique qu’il n’a cessé de vanter et que beaucoup jugent positif. Symbole fort, l’Inde est devenue en 2022 la cinquième puissance économique mondiale, dépassant ainsi son ancien colonisateur, le Royaume-Uni.

Dans Breaking the Mold : India’s untraveled path to prosperity (Princeton University Press), l’économiste Raghuram Rajan pose un regard plus nuancé et critique sur le bilan économique de Narendra Modi. Pour L’Express, cet ancien gouverneur de la Banque de réserve de l’Inde et professeur à la Chicago Booth School of Business explique pourquoi la stratégie de développement prônée par Modi ne permet pas d’exploiter pleinement tout le potentiel économique du pays.

L’Express : L’économie indienne pourrait bientôt dépasser celles de l’Allemagne et du Japon et rentrer dans le top 3 du classement des grandes puissances économiques mondiales. Pourtant, vous affirmez que l’Inde devrait faire mieux. Qu’entendez-vous par là ?

Raghuram Rajan : L’Inde est une économie jeune et pauvre, avec un PIB par habitant d’environ 2400 dollars. Les économies pauvres peuvent croître plus rapidement en rattrapant leur retard, et c’est ce qui se passe en Inde. Sous Modi, le pays a connu une croissance de rattrapage, avec le développement d’infrastructures, de routes, de ponts, de ports…

Cependant, malgré une croissance respectable de 6 à 6,5 % par an, l’Inde fait face à un taux de chômage très élevé, surtout parmi les jeunes, qui peinent à entrer sur le marché du travail. Cela indique que la croissance actuelle est insuffisante pour offrir des emplois à tous. Et de fait, si la croissance indienne est une réalité, l’Inde devrait et pourrait faire mieux.

Selon vous, la stratégie de Modi et de son gouvernement est d’essayer de copier le modèle de croissance des pays de l’Asie de l’Est. Quel est-il ?

Le modèle de croissance des pays de l’Asie de l’Est est très bien établi : ils se sont développés grâce aux exportations de produits manufacturés. À mesure de leur développement, ils produisent des biens de plus en plus sophistiqués et montent dans la chaîne de valeur, laissant la fabrication de produits moins complexes à d’autres pays.

Ce modèle fonctionnait parfaitement jusqu’à l’arrivée de la Chine sur le marché des produits manufacturés, qui produit à la fois des biens très sophistiqués et des biens moins sophistiqués. Par exemple, dans le secteur du textile, de l’habillement et de la maroquinerie, les entreprises chinoises sont extrêmement compétitives.

Pourquoi pensez-vous que cette stratégie n’est pas la bonne pour l’Inde ?

Ce qui a fait le succès de cette stratégie pour les pays de l’Asie de l’Est, c’est que leurs concurrents étaient les pays occidentaux riches, où la main-d’œuvre était chère. Ils bénéficiaient d’un avantage concurrentiel majeur : leur main-d’œuvre bon marché. Aujourd’hui, l’Inde est en concurrence directe avec la main-d’œuvre chinoise, bangladaise, vietnamienne…

L’autre différence, c’est que l’Occident est devenu plus protectionniste. De plus en plus de pays occidentaux souhaitent conserver une partie de leur industrie manufacturière et, s’ils doivent acheter à l’étranger, ils privilégient les marchés proches. Les Européens se tournent davantage vers les pays d’Europe de l’Est, les Américains vers le Mexique, les pays de l’Asean (NDLR : Association des nations de l’Asie du Sud-Est) vers le Vietnam… L’Inde n’est proche d’aucun de ces blocs.

Modi et son administration font tout ce qu’ils peuvent pour promouvoir l’industrie manufacturière, par exemple en offrant d’énormes subventions aux entreprises pour qu’elles viennent s’installer en Inde. Mais pour toutes les raisons que j’ai développées, ça ne fonctionne pas : la part des emplois manufacturiers dans l’économie est restée relativement stagnante au cours des quarante dernières années. L’Inde doit trouver une nouvelle stratégie de développement, et c’est tout l’objet de notre livre Breaking the Mold.

Quelle serait cette nouvelle stratégie de développement ?

Plutôt que de persister dans sa stratégie manufacturière, l’Inde devrait plutôt bifurquer vers une stratégie basée sur le développement d’une économie de service qualifiée. Pour ce faire, elle doit investir massivement dans l’amélioration de son capital humain, car pour le moment, seule une fraction des Indiens possède la formation et les compétences requises par les employeurs indiens et étrangers.

L’argent public qui, jusqu’à maintenant, était investi dans des subventions où la redistribution par l’Etat pourrait être investie dans la formation et l’apprentissage, afin d’augmenter la qualité de la main-d’œuvre indienne, et la rendre plus attractive sur le marché. Depuis la pandémie, c’est dans le domaine des services plus qualifiés, qui recrutent massivement, que les Indiens ont le plus de chance de trouver des débouchés. Et de plus en plus, les avocats indiens, les consultants indiens, les médecins indiens fournissent des services à distance. Il y a même des cours de yoga en ligne ! Il y a donc un grand potentiel à développer dans ces services à distance.

Certes, cela ne va pas donner un emploi à tous les Indiens, mais ça pourrait permettre de développer un secteur important de l’économie. Il y a déjà des exemples de réussites. Par exemple, JPMorgan emploie 3000 avocats en Inde.

Comment expliquez-vous ce manque d’attractivité de la main-d’œuvre dite qualifiée ?

L’Inde a considérablement développé son enseignement supérieur dans les dernières années, mais la qualité de cet enseignement n’est pas toujours au rendez-vous. Il existe des universités de très haut niveau qui forment des étudiants très qualifiés et hautement valorisés sur le marché mondial du travail. Cependant, il y a aussi un grand nombre d’établissements d’enseignement supérieur de qualité moyenne, voire médiocre, qui forment des étudiants qui obtiennent des diplômes, mais que personne ne veut embaucher. Le plus souvent, l’écart entre leurs compétences en sortie d’études et les exigences du marché n’est pas si important. Mais tous les employeurs ne sont pas prêts à investir dans ces étudiants pour qu’ils comblent leur retard.

Certaines entreprises l’ont fait, et avec succès, ce qui prouve que le potentiel est là, il suffit de l’exploiter correctement. C’est pour cette raison que je pense que l’Inde devrait investir dans la formation et l’apprentissage pour rendre ces étudiants plus attractifs sur le marché du travail.

Concrètement, que faudrait-il faire, au-delà de la formation et l’apprentissage, pour développer l’économie de service qualifiée en Inde ?

Si l’Inde veut, comme je le préconise, se concentrer sur l’exportation de services qualifiés, elle doit investir sur ses forces. Sa démographie, d’abord. Une population nombreuse peut être un véritable avantage, à condition qu’elle soit éduquée, en bonne santé et bien nourrie. Pour ça, il faut en priorité améliorer les services publics. Cela ne doit d’ailleurs pas nécessairement passer par l’Etat. Quel que soit le système mis en place, il faut que les Indiens aient accès à des services de garde d’enfants, de santé, d’éducation, qui soient accessibles et de qualité.

Un autre point fondamental est la qualité de notre vie démocratique. Les pays industrialisés vers lesquels nous exporterons ces services veulent être sûrs qu’ils achètent à un pays qui respectera la protection des données, la vie privée… Jamais vous ne verrez un Français acheter des services médicaux à un fournisseur russe ou chinois, car le consommateur s’inquiéterait, à raison, des usages qui pourraient être faits de ses données. Mais si l’Inde arrivait à garantir à ses partenaires qu’elle est fiable sur ces questions, alors elle serait une fournisseuse digne de confiance. En ce sens, les résultats de l’élection me donnent espoir.

Justement, comment analysez-vous cette victoire en demi-teinte du Bharatiya Janata Party ?

Il faut rappeler que l’économie indienne s’en sort relativement bien. Si on regarde la croissance sur les trente dernières années, elle était de plus de 6 %, ce qui est honorable. Mais de nombreux Indiens ont le sentiment de ne pas voir les fruits de cette croissance, en grande partie à cause des hauts niveaux de chômage. La jeunesse est, plus que les autres catégories de la population, mécontente des politiques de l’administration Modi.

Pendant longtemps, les économistes du gouvernement affirmaient que le problème du chômage n’en était pas un. Les Indiens, à travers le résultat de l’élection, nous disent le contraire. Plus généralement, cette élection nous rappelle que les frustrations économiques finissent toujours, à un moment ou à un autre, par s’exprimer.

Comment expliquez-vous que ces frustrations s’expriment si tardivement ?

Jusqu’à maintenant, l’administration Modi a réussi à contenir ces frustrations par une politique forte “d’Etat providence”, avec par exemple des distributions gratuites de céréales. Et le gouvernement a beaucoup détourné les Indiens des problématiques économiques, par exemple en insistant sur le fait que, grâce à Modi, l’Inde a retrouvé une certaine stature internationale. Modi a également, même pendant la campagne, largement exploité les tensions communautaires en jouant sur la peur des minorités…

On peut faire autant de propagande que l’on veut, au bout d’un moment, la réalité de la vie quotidienne s’impose.

Mais, les résultats de l’élection dans un Etat comme l’Uttar Pradesh, avec une grande diversité sociale et culturelle, montrent que ces stratégies ont leurs limites. On peut faire autant de propagande que l’on veut, au bout d’un moment, la réalité de la vie quotidienne s’impose.

Doit-on comprendre que vous êtes optimiste ?

Notre objectif est de mettre ces idées dans l’espace public pour qu’elles soient débattues. Aujourd’hui, que des responsables gouvernementaux aient à défendre et à justifier les subventions aux industries manufacturières est un bon début. Cela signifie qu’ils rendent des comptes, comme cela doit être fait en démocratie, et que la stratégie de développement de Modi est au moins discutée, si ce n’est contestée.

Je me félicite que de plus en plus d’éditorialistes indiens commencent à parler du fait que l’Inde représente 5 % du commerce mondial des services contre moins de 2 % de l’industrie manufacturière… Cela participe à montrer aux gens qu’il existe une autre voie que celle tracée par cette administration. De plus, le monde regarde avec attention ce qui se passe en Inde, parce qu’avec les enjeux environnementaux, on ne peut pas se permettre d’avoir une deuxième puissance manufacturière comme la Chine.

Raghuram G. Rajan, Rohit Lamba, Breaking the Mold : India’s Untraveled Path to Prosperity, Princeton University Press, 2024, 336 p.