Retourner au théâtre… et le regretter, par Christophe Donner

Retourner au théâtre… et le regretter, par Christophe Donner

Dora m’a dit : “Vendredi, on va au théâtre.” J’avais juré, je ne sais plus après quelle pièce pitoyable donnée à la Comédie-Française, de ne plus jamais aller au théâtre, et de fait, ça faisait plusieurs mois qu’on n’y avait plus mis les pieds. Mais c’est un serment que j’ai tant de fois lancé en sortant d’une pièce… “Plus jamais je n’irai au théâtre !” en exagérant l’accent circonflexe sur le a pour tenter d’imiter la voix inimitable de Jean-Pierre Marielle dans Tenue de soirée, le film de Bertrand Blier.

Souvenez-vous, Depardieu, Miou-Miou et Michel Blanc, sont entrés par effraction dans l’appartement sublime d’un couple d’ultra-riches, profitent du moment pour ripailler, peinards, quand soudain, ils sont interrompus dans leur scène de ménage à trois par le retour inopiné du couple d’ultra-riches, Jean-Pierre Marielle et Caroline Sihol, qui rentrent chez eux en tenue de soirée, le pas lent, fatigués, tellement dépités qu’ils foutent leur manteau par terre. Le spectateur se demande alors ce qui les afflige à ce point car ils n’ont pas encore vu que trois ostrogoths s’étaient introduits chez eux… Marielle est là, au milieu de son grand salon, les bras ballants, il soupire, et, de sa voix de stentor aux graves inégalables, il lâche : “Plus jamais je n’irai au théâtre.” Dans cette réplique, tout l’accablement de la bourgeoisie parisienne socialement tenue d’aller s’emmerder au théâtre une fois par mois.

Si vous saviez combien de fois nous sommes rentrés à la maison après une soirée théâtrale épouvantable en foutant notre manteau par terre, combien de fois j’ai lâché cette phrase fatidique, reprochant implicitement à Dora de m’avoir traîné dans cette galère, et privé d’une soirée devant mon ordi à flamber en regardant la nocturne de Vincennes ! Si vous saviez combien de fois en vingt ans j’ai juré de ne plus jamais aller au théâtre, vous adresseriez un courrier au directeur de L’Express pour lui dire d’arrêter de m’envoyer au théâtre si ça me fait tant de mal.

Sauf que c’est faux, j’adore le théâtre, c’est mon premier amour, j’ai tout quitté pour le théâtre quand j’avais 14 ans, famille, études et un avenir radieux dans je ne sais pas quoi, et c’est parce que rien, à mes yeux, n’est plus bouleversant et enthousiasmant que le théâtre que je supporte si mal qu’il me déçoive. Et si j’y retourne, c’est que j’espère toujours tomber sur une pièce de Joël Pommerat, ou un spectacle de Christian Hecq.

Infantilisant

Dora ne m’a pas dit, l’autre soir, qu’il s’agissait d’une pièce participative. Elle s’en est bien gardée. Ou alors elle-même ne le savait pas. Et puis, selon elle, il fallait qu’on aille au théâtre : “Ça fait trop longtemps !” elle a dit, comme elle aurait dit “Ça fait trop longtemps qu’on n’a pas baisé”. Comment résister aux charmes de l’embourgeoisement ? Pourtant, elle sait qu’il n’y a rien que je déteste plus que le théâtre participatif. Déjà, au cabaret, je trouve ça pénible, mais au théâtre, c’est infantilisant.

La Participation, c’est le truc qu’avait lancé le général de Gaulle après Mai 68. Le grand homme croyait que ce geste en direction de la jeunesse et du prolétariat lui permettrait d’être encore aimé de son peuple. Mais les Français se sont montrés hostiles à la participation. Comme moi, au théâtre participatif. N’empêche que, d’après ce que j’ai pu en juger aux applaudissements, tout le monde a adoré ça. D’ailleurs la salle était pleine à craquer, grâce à une presse excellente et à M. et Mme Bouche-à-oreille dont le système a fonctionné à mort, comme dit. J’ai quand même senti que mon voisin de gauche n’aimait pas trop.

Quant à Dora, elle a dormi les trois quarts du spectacle. Sur mon épaule. L’autre truc miraculeux, c’est qu’en sortant du théâtre, il y avait un bus, là, juste à l’arrêt, on a couru, les portes étaient déjà refermées, mais le chauffeur sympa nous a ouvert, et rien n’est plus cool qu’un trajet dans Paris la nuit, à bord d’un bus quasiment vide.