Samy Chaar : “Les guerres en Ukraine ou à Gaza n’ont que peu d’impacts sur l’économie”

Samy Chaar : “Les guerres en Ukraine ou à Gaza n’ont que peu d’impacts sur l’économie”

Une guerre sévit sur le sol européen depuis plus de deux ans, le Moyen-Orient risque l’embrasement et la mondialisation est chamboulée, remise en cause notamment par les rapports tendus entre les Etats-Unis et la Chine. Pour autant, l’économie mondiale tient le choc, constate Samy Chaar. Le chef économiste de la banque privée suisse Lombard Odier livre son analyse à L’Express.

L’Express : Conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, guerres commerciales… Faut-il s’inquiéter pour l’économie mondiale ?

Samy Chaar : Partons des faits. Les risques géopolitiques sont susceptibles de se transmettre à l’économie au travers de deux canaux : les marchés de l’énergie d’une part, et les chaînes de valeur d’autre part. Or, aujourd’hui, les premiers n’envoient pas un signal négatif – les prix du pétrole ne s’envolent pas – et les chaînes de valeur sont opérationnelles, que ce soit pour produire des biens ou les transporter. La situation n’est certes pas parfaite, compte tenu des perturbations dans le Canal de Panama ou en mer Rouge, mais globalement les biens arrivent sans trop de délais aux consommateurs, et à un prix qui reste compétitif. Il est d’ailleurs assez incroyable que des conflits aussi significatifs dans le monde aient finalement si peu d’impact sur l’économie et la finance. Et la raison est bien dans le fait que ces deux canaux de transmission, finalement, ont été peu touchés.

Comment expliquez-vous que les marchés de l’énergie ne réagissent pas davantage ?

Quelque chose a fondamentalement changé ces dix dernières années par rapport aux chocs pétroliers des années 1970, quand la géopolitique avait énormément d’impact sur ces marchés : les Américains sont devenus le plus gros producteur de la planète. Ils sont passés de 6 millions de barils par jour il y a une quinzaine d’années à 13 millions aujourd’hui, du fait de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste. Évidemment, cela pose beaucoup de questions sur le plan écologique, mais au niveau de l’efficacité économique, c’est très puissant. Les Américains ont anticipé le fait que les marchés de l’énergie seraient perturbés par la géopolitique un jour ou l’autre.

Ils se préparent aujourd’hui à une autre disruption : la technologie et les microprocesseurs. Les Etats-Unis rapatrient cette industrie sur leur sol et dépensent beaucoup d’argent pour y arriver avec le Chips Act et l’IRA, ce que les marchés financiers saluent.

En parallèle, les Européens sont en train de trouver d’autres sources d’énergie pour sécuriser leur approvisionnement énergétique. Les producteurs historiques – le Golfe, la Russie, etc. – se retrouvent donc non seulement bousculés par de nouveaux entrants mais aussi par les énergies décarbonées, renouvelables et nucléaires, dont les capacités augmentent. Les marchés de l’énergie sont en conséquence moins perturbés par la réalité géopolitique. Et ces facteurs sont durables. Les Américains ont la capacité de produire plus dans les années à venir. Et dans l’idéal, il faudrait que l’Europe investisse bien plus massivement dans l’énergie décarbonée.

Encore faut-il en avoir les moyens. L’endettement public n’est-il pas un frein majeur à cette ambition ?

Les trois dernières décennies ont été marquées par le multilatéralisme et une forme de discipline budgétaire, certes parfois transgressée. Mon sentiment, c’est que compte tenu de cette nouvelle réalité géopolitique, nous sommes en train de basculer dans un monde où il est nécessaire de protéger son marché domestique. Y parvenir demande des investissements, donc un certain assouplissement budgétaire. Les derniers à reconnaître ce changement de paradigme et à agir, ce sont les Européens. Les Chinois et les Américains, eux, ont déjà pivoté. Est-ce que les Européens peuvent se permettre d’être les derniers à croire dans le libéralisme et le dogmatisme budgétaire ? C’est la grande question, parce qu’encore une fois, protéger son marché domestique suppose de réorganiser les chaînes de valeur, de rapatrier les industries stratégiques, dans le secteur pharmaceutique ou celui des microprocesseurs. En Europe, on a tendance à penser qu’on n’a pas de marge de manœuvre, du fait de niveaux de déficit élevés, alors qu’aux Etats-Unis ce paramètre est moins surestimé. Et les marchés récompensent ceux qui réalisent des investissements de long terme.

Les prix du fret ont grimpé fortement depuis 2023. Est-ce un sujet d’inquiétude ?

Notez que nous sommes très loin du choc connu il y a trois ans, lorsque le prix du transport d’un conteneur de 40 pieds, dont le prix normal est de l’ordre de 2000 dollars, est monté à 16 000 dollars avec la crise du Covid. Fin 2022, il était retombé à 2000 dollars. Il évolue aujourd’hui autour de 4 000 dollars. Il faut dire que les navires ne peuvent plus passer par la mer Rouge et le canal de Suez, et doivent transiter par le cap de Bonne Espérance. C’est dix jours de plus de transport, un peu plus de pétrole, et cela se répercute dans les prix.

En y regardant de plus près, on voit surtout que la hausse du coût du fret en provenance des ports chinois est plus rapide que celle que l’on observe en Europe ou aux Etats-Unis. Il est possible que les exportateurs chinois soient en train d’anticiper la hausse des tarifs douaniers qui interviendra si Donald Trump venait à être élu. Ce serait donc ponctuel, mais l’hypothèse est à vérifier.

Le retour de Trump à la Maison-Blanche est-il susceptible de modifier les équilibres que vous décrivez ?

On a tendance à beaucoup opposer Biden et Trump. Je trouve surtout qu’il y a des similarités flagrantes entre eux, notamment au niveau de ces deux éléments : la volonté de maintenir ce narratif de logique de blocs, Pékin étant l’ennemi économique identifié, et l’absence d’intention de réduire les déficits. En fait, sur ces deux éléments clés, les styles sont différents, mais le résultat sera assez similaire. Avec Biden, on serait dans la continuité avec de la musique de chambre en fond sonore, avec Trump, on serait aussi dans une forme de continuité, mais avec du heavy metal. Il y a finalement une identité américaine qui transcende ces deux partis et ces deux styles. Ils se retrouvent aussi sur le sujet de l’énergie.

C’est-à-dire ?

On voit que Biden, au travers de l’IRA, n’a pas été complètement défavorable à l’énergie traditionnelle américaine, c’est-à-dire au schiste. Le dispositif offre des facilités pour investir dans l’extraction, parce que la question de l’indépendance énergétique est importante pour les deux camps. Les Etats républicains sont d’ailleurs de grands bénéficiaires des plans d’investissement de Biden.

Alors qu’est-ce qui sépare les deux candidats ?

Il y a de grandes différences sociétales entre eux. Économiquement, la plus grande – et finalement le sujet sur lequel se joue l’élection aujourd’hui – c’est l’immigration. Trump porte une politique migratoire restrictive, un facteur de tensions potentielles sur le marché du travail, parce que l’économie américaine a besoin de cette main-d’œuvre disponible et pas chère. Biden, lui, n’entrave pas totalement ces flux. Or la politique en matière d’immigration a un impact sur la croissance salariale, donc à terme, sur l’inflation.

Les Etats-Unis voient leur productivité augmenter, contrairement à l’Europe. Qu’est-ce qui manque au Vieux Continent ?

Il est vrai que les Américains montrent une plus grande vélocité économique que ce qu’on peut voir en Europe. Structurellement, on observe toujours les mêmes freins au développement européen : manque d’ambition de l’investissement public, démographie. Améliorer la productivité suppose plus d’investissements productifs pour développer des capacités dans la technologie, l’énergie, la défense. Si demain l’Europe décidait de doubler ou tripler son fonds de reprise NextGenEU, en considérant que cela peut être une plateforme d’investissement public, le marché le saluerait. Mais il n’y a pas de consensus politique aujourd’hui en Europe pour aller dans cette direction. Il y a une opportunité manquée à ne pas promouvoir davantage d’investissements publics.

Mais 2024 se présente mieux que 2023. L’inflation a beaucoup baissé en Europe, les ménages vont retrouver un peu de pouvoir d’achat. Tout ça me paraît favorable à court terme pour la dynamique européenne.

Mais l’Allemagne ne vient-elle pas freiner cette dynamique ?

L’Allemagne a perdu son modèle d’affaires, qui reposait sur une énergie bon marché, la production automobile et le marché d’exportation chinois. Regardez l’économie britannique, qui s’appuyait sur la vente de services financiers à l’Europe : depuis le Brexit, ils sont un peu dans le brouillard. C’est exactement ce qui se passe pour l’Allemagne aujourd’hui. On espère qu’il ne lui faudra pas dix ans pour se réinventer. Parce que pendant ce temps, cela pèse sur les décisions européennes. Ce qui nous paraît frustrant, c’est que l’Allemagne aurait les marges de manœuvre budgétaire pour agir.

C’est une position dogmatique ?

Quand on est perdu, on se rattache à ce qu’on connaît, en l’occurrence les leviers qui ont fait le succès allemand ces 25 dernières années. Mais cette période est terminée, il faut maintenant faire des plans d’investissements publics ambitieux. On ne peut plus chercher à être un champion de l’export quand la Chine et les États-Unis, eux, protègent leur marché domestique.

La Chine est-elle sur la défensive ?

Elle se fait un peu piéger dans ce narratif américain de logique de blocs. Mais il faut rappeler que l’accord sous-jacent, lors de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce, était de lui donner le temps de devenir une puissance économique tandis qu’elle fournirait le reste du monde en biens bon marché, avant de monter l’échelle de valeur ajoutée et d’ouvrir son marché domestique aux entreprises occidentales. Mais les Chinois ont eu du mal à se plier aux règles du jeu. Les Américains se sont fatigués de ce manque de réciprocité. Pourquoi Huawei aurait le droit d’opérer aux États-Unis alors qu’Apple n’aurait pas accès au marché chinois ? Donc les rapports se sont tendus et l’on se retrouve dans une vraie guerre commerciale. Or l’offre est hautement adaptable – les entreprises américaines développent des capacités de production en Inde, au Mexique, en Pologne, dans le Golfe… – alors que la demande l’est beaucoup moins. Il sera plus difficile pour la Chine de diversifier ses sources de demande que pour les Américains de diversifier leurs sources d’offre.

Quels indicateurs surveillez-vous particulièrement ?

Au niveau de la performance économique, il y a trois indicateurs simples : le chômage, la croissance des profits des entreprises, et les comptes courants – qui incluent les secteurs public et privé. Par rapport à 2008, la plupart des grandes économies occidentales, dont la France, sont soit à l’équilibre courant, soit en excédent. Donc, oui, certains Etats ne sont peut-être pas vertueux sur le plan budgétaire, mais ce laxisme est compensé, au niveau national, par les agents économiques privés – ménages et entreprises – qui sont, eux, très excédentaires en épargne. On ne fait pas défaut quand on a un compte courant à l’équilibre.

Tout peut changer demain, mais aujourd’hui, force est de constater que le taux de chômage est au plus bas depuis trente ans en Europe et pas très loin du plancher aux Etats-Unis. L’année 2024 se présente mieux que 2023. L’inflation a beaucoup baissé en Europe, les ménages vont retrouver un peu de pouvoir d’achat. Tout cela me paraît me paraît favorable, à court terme, pour la dynamique européenne. On sort, par ailleurs, d’une saison de résultats plutôt favorables du côté des entreprises. Quant au stress sur les marchés de la dette, il ne me semble pas à en vue.