Sarah Fainberg : “Le 7 octobre, nous avons assisté au premier pogrom TikTok de l’Histoire”

Sarah Fainberg : “Le 7 octobre, nous avons assisté au premier pogrom TikTok de l’Histoire”

Gérard Larcher, Abnousse Shalmani, Elie Barnavi, Anne Hidalgo, Sylvain Tesson, François Zimeray et Eric Ciotti… Ils sont 80 à s’être levés contre l’effacement d’un crime qui, malgré sa médiatisation à outrance, s’est déjà pratiquement évaporé. Loin d’être appréhendé comme un crime contre l’humanité, dans la lignée de Srebrenica ou du Darfour, le 7 octobre a, selon ces auteurs, cessé d’exister comme événement. Pour quelles raisons ces massacres sont-ils peu à peu devenus invisibles ? Pourquoi les violences sexuelles, pourtant prouvées et attestées, ont-elles été reconnues si tardivement ? Sans que nous y prenions garde, un “négationnisme d’atmosphère” s’est installé, alerte Sarah Fainberg, directrice de recherche à l’université de Tel-Aviv, spécialiste des questions de défense et de sécurité, et coordonnatrice avec David Reinharc de cet ouvrage collectif, 7 octobre. Manifeste contre l’effacement d’un crime (Descartes & Cie/David Reinharc Editions, à paraître le 17 juin. Entretien.

L’Express : Dans les semaines qui ont suivi le massacre du 7 octobre s’est installé, dites-vous, un “négationnisme d’atmosphère”. Qu’entendez-vous par là ?

Sarah Fainberg : En réalité, ce processus a été long, graduel et si insidieux que l’on s’en est aperçu que post-factum. Un jour et demi après le 7 octobre, alors qu’en Israël nous n’avions pas encore appréhendé l’ampleur et l’intensité du massacre, une grille interprétative s’est mise en place à Paris, Washington et Columbia. Un mot est alors apparu et est devenu le mot clé de la lecture du 7 octobre : le mot “contexte”.

Ce qui est sidérant, lorsque l’on analyse les crimes du XXIᵉ siècle, c’est qu’aucun d’eux n’a été, dès les premières heures, contextualisé comme le massacre du 7 octobre. Ni Srebrenica, ni le Darfour, ni Boutcha n’ont été contextualisés. Pis, le 25 octobre 2023, le secrétaire général de l’ONU emploie ces mots : les crimes du 7 octobre, dit-il, ne se sont pas produits dans un vide. Puis il se lance dans une diatribe en expliquant que tout a commencé par soixante-seize ans d’occupation israélienne et que, évidemment, “dans ce contexte”, il y a eu un “ratage” qui s’inscrivait en réalité dans une logique historique d’occupation et de résistance.

Puis au début du mois de décembre, il y a eu les fameuses interventions des présidentes de Harvard, du MIT et de l’université de Pennsylvanie. Cette contextualisation a été reprise très tôt en France car le milieu universitaire français, CNRS, Normale sup et Sciences Po, nourrit depuis longtemps une forme d’affinité élective avec ces discours aux relents maoïstes et wokistes. Je me suis moi-même retrouvée dans un échange assez vif avec une chercheuse du CNRS sur France Culture juste après le massacre. Tandis que celle-ci m’expliquait que ce massacre constituait l’expression d’une impasse politique pour les Palestiniens, le corps de Liel Hetzroni, une fillette de 12 ans du kibboutz Be’eri, venait juste de brûler vif avec celui de son frère jumeau Yanaï, de sa tante et de son grand-père. Huit jours plus tard, je me suis rendue sur les lieux du massacre, ainsi qu’au camp Choura où l’on tentait d’identifier les corps, et je me suis trouvée face à une dissonance cognitive abyssale qui m’a fait penser à ce qu’écrivait Vassili Grossman sur le goulag.

Très rapidement, nous sommes entrés dans une contextualisation d’autant plus pernicieuse qu’elle ne niait pas les crimes. Si cela avait été le cas, il aurait suffi de prouver les faits. Mais là, elle les édulcorait, elle les relativisait, elle les oblitérait, elle s’adonnait à une forme d’obfuscation [NDLR : obscurcissement] mémorielle. Or, contextualiser un crime, ce n’est pas uniquement relativiser son intensité, son importance ou sa signification historique, c’est effacer l’identité des victimes, le visage de la petite Liel, mais aussi l’identité des bourreaux. Notre ouvrage se veut ainsi un manifeste contre l’effacement du crime tout autant qu’un mémorial honorant la singularité de chaque disparu : chaque exemplaire de ce livre porte sur la couverture le nom de l’une des 1 160 victimes du 7 octobre. Car notre engagement et notre deuil ne font qu’un.

Comment expliquez-vous cet effacement ?

Après l’intervention israélienne à Gaza, le crime a été réduit à sa riposte légitime. A partir de ce moment, nous ne sommes pas parvenus à l’inscrire dans l’histoire des crimes contre l’humanité à visée génocidaire du XXIᵉ siècle. Ce massacre en a pourtant tous les critères juridiques, de l’avis des plus grands juristes des Etats-Unis et d’Europe. Très rapidement, avec une gauche qui a pignon sur rue, et des manifestations incessantes et massives à Paris, à Londres, à Washington, on a assisté à une justification a posteriori du crime.

J’en veux pour preuve la décision de la Cour pénale internationale de renvoyer dos à dos le Hamas et le Premier ministre Netanyahou avec l’assentiment de la France, au grand dam d’autres pays européens. Netanyahou fut dès lors dépeint comme un nazi génocidaire dans la logique implacable – amorcée par la propagande soviétique de l’ère Brejnev, véhiculée par les mouvements islamistes et reprise aveuglément par la doxa occidentale contemporaine – de la nazification d’Israël. En réalité, nous sommes face à un crime qui fait profondément écho à la Shoah par son mode opératoire, mais qui présente aussi des innovations sidérantes par rapport à celle-ci.

Quelles sont-elles ?

La première innovation, c’est que nous avons assisté au premier “pogrom TikTok” de l’Histoire. La volonté des terroristes était de le diffuser immédiatement, en instantané et en direct. D’où la question centrale de notre livre : comment se fait-il que le crime le plus médiatisé du XXIᵉ siècle se retrouve aussi vite édulcoré et effacé ? Non seulement il y a un silence sur ce crime, mais en plus, les gens s’autocensurent et n’osent en parler. Le seul qui s’exprime ouvertement sur ce sujet, c’est le Rassemblement national pour des raisons d’instrumentalisation politique.

La deuxième innovation, c’est que l’on a assisté à une combinaison de modes opératoires auxquels avaient eu recours les Einsatzgruppen [NDLR : unités d’extermination nazies], mais aussi Daech. Par exemple, comme pendant la “Shoah par balles”, on a vu en ce 7 octobre la participation de civils dans le massacre. Et là aussi, la part active des civils gazaouis dans ce crime est entourée d’un immense tabou en Occident. Il est pourtant attesté que les crimes les plus atroces ont été commis par des civils palestiniens qui voisinaient avec les habitants pacifistes des kibboutz – dont beaucoup étaient engagés pour la paix et dans l’aide humanitaire aux Palestiniens. Comme lors des razzias de Daech, les corps des victimes du 7 octobre ont été découpés, démembrés, les bébés décapités, les femmes puis les cadavres violés, des pratiques qui n’étaient pas celles des nazis.

À la suite de cela, il y a eu en Israël une immense difficulté à identifier les corps, rendus méconnaissables. Saviez-vous qu’Israël a dû faire appel à des archéologues pour examiner les cendres et les restes des victimes ? Il a fallu six semaines pour identifier les cendres de la petite fille Liel Hetzroni, brûlée vive au kibboutz Be’eri. Tout cela faisait partie de la logique du massacre. Il s’agissait non seulement de tuer, mais de créer une profanation génocidaire sur la terre refuge d’Israël. Cette disparition des corps, dont beaucoup ont été réduits en cendres ou sont devenus méconnaissables car démembrés avec un acharnement inouï, a contribué à l’effacement du massacre, tout comme les violences sexuelles, qui ont été gommées. La plupart des femmes violées n’ont pu témoigner, car elles ont été massacrées, comme l’a montré le film courageux, Screams Before Silence de Sheryl Sandberg. Il a fallu quatre mois et demi pour que ces viols de masse soient reconnus par UN Women. Enfin, dernier effacement : les otages. Ceux qui sont encore vivants sont soumis à des sévices impensables. Et l’on ne parle quasiment plus d’eux. Le silence est assourdissant. Finalement, Gaza a effacé les otages et l’on en vient à justifier leur détention et leurs tortures. Et l’on retrouve cet effacement au sein de La France insoumise, mais aussi à Columbia, à Sciences Po et dans les rues de Paris, de Londres ou de New York où leurs portraits sont rageusement arrachés…

Vous évoquez une forme d’autocensure. Pourquoi ?

Lorsque l’on n’est plus capable de penser un massacre pour ce qu’il est, c’est qu’il y a un immense problème dans nos démocraties. Alexis de Tocqueville voyait émerger une chose terrible dans les démocraties contemporaines, c’est un nouveau totalitarisme doux et diffus qui est celui de ne pas parler, de ne pas dire, quand certaines paroles ne sont pas recevables dans l’environnement intellectuel et social dans lequel on se trouve, parce qu’il y a un prix, celui du regard, celui d’une carrière. Dans toutes les organisations internationales, notamment aux Nations unies, cette forme de totalitarisme doux et diffus a joué, à mon avis, un rôle très fort.

Elie Barnavi, l’ancien ambassadeur israélien en France, écrit dans votre livre que le 7 octobre est plus proche du massacre de la Saint-Barthélemy que d’un pogrom et que l’esprit occidental a du mal à imaginer que le seul fait religieux soit un moteur de l’Histoire, car il est “sorti de la religion depuis cinq siècles”, comme l’écrivait l’historien Marcel Gauchet. Est-ce un élément d’explication de cet effacement ?

Cette interprétation est très intéressante. Je pense qu’effectivement, nous sommes dans un moment “lost in translation”. D’un côté, en Israël, nous sommes dans une forme de commotion ; nous vivons une seconde Shoah sur la terre même qui était censée mettre en acte le “plus jamais ça”. Et en Occident, on lit cet événement avec la grille des mouvements de résistance des années 1970 et du postcolonialisme. L’Occident, dit Elie Barnavi, est incapable de prendre la mesure de cette rage messianique, tout comme il refuse de penser en termes de guerre religieuse. Pourtant, cette attaque génocidaire s’est bien justifiée et sacralisée par une vision fondamentaliste du monde. Ainsi, le refus de l’Occident de voir le 7 octobre pour ce qu’il est – un crime contre l’humanité à visée génocidaire – participe à son échec de prendre la pleine mesure de l’ensauvagement du monde.