Seconde Guerre mondiale : l’étonnant rôle du guide Michelin dans le débarquement des Alliés

Seconde Guerre mondiale : l’étonnant rôle du guide Michelin dans le débarquement des Alliés

Entre initiés, on l’appelle “l’Américain”. Ou le “War”. Une version rarissime du Guide Michelin, que tout mordu du livre rouge aux étoiles se doit de posséder… s’il en a les moyens. Le 6 juin, à l’Hôtel des ventes de Clermont-Ferrand, fief du pneumaticien, un exemplaire en bon état d’usage sera mis aux enchères à l’occasion du 80e anniversaire du Débarquement. Estimation : entre 5 000 et 7 000 euros. “C’est le Graal de tout passionné”, confie Me Bernard Vassy. Depuis ses premières ventes d’objets estampillés Michelin, il y a vingt-cinq ans, ce commissaire-priseur n’en a adjugé que… sept.

Claude de Bruycker, une sommité dans le petit club des collectionneurs, en possède, lui, “quelques-uns”. Discret sur le nombre exact de ses trésors, ce Belge installé à Gand est en revanche intarissable sur leur rareté. “Le premier guide Michelin, daté de 1900, qui est très recherché lui aussi, a été édité à 30 000 exemplaires. Mais “l’Américain” n’est vraiment pas courant. D’après moi, il n’a été fabriqué qu’à quelques milliers d’unités. Dont l’immense majorité a très certainement disparu. Je suis fier de l’avoir : dans ma bibliothèque, je le montre de face, et non sur la tranche.”

A l’Aventure Michelin, le musée du groupe installé au nord de la capitale auvergnate, un spécimen trône lui aussi en vitrine. Marie-Claire Demain-Frackowiak nous accueille dans les réserves. C’est ici, dans une salle ignifugée où sont rangés des milliers de cartes et guides, qu’est conservé, dans une boîte à archive, l’autre original en possession de l’entreprise. “Vous pouvez le manipuler… avec précaution”, glisse la responsable du patrimoine historique Michelin, en sortant la relique, emballée dans du papier de soie.

Une copie conforme, sauf la couverture

Cabourg, Cabrerets, Cadenet, Cadeuil… Au fil des 1 100 pages jaunies, les villes et villages français défilent par ordre alphabétique, avec leurs restaurants et leurs hôtels dûment commentés, dans le style fleuri de l’époque : “Certaines régions favorisées – le Lyonnais par exemple – sont traditionnellement des régions de bonne chère. N’importe où l’automobiliste s’arrête, il est à peu près sûr de faire un bon repas. Les étoiles lui indiquent alors “ce qu’il y a de mieux parmi les bons”. D’autres régions sont moins bien pourvues : un repas pris au petit bonheur risque d’être médiocre”. La copie conforme d’un Michelin classique. A une différence près : la couverture couleur sable, et non rouge, où figurent les deux mentions qui lui donnent autant de prix. For official use only et Reproduced by Military Intelligence Division, War Department, Washington D.C. Un morceau d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, entre la poire et le fromage.

Le guide “Américain” est entré dans la légende au matin du 6 juin 1944, quand les hommes du Général Bradley, le commandant en chef de la 1re Armée US, posèrent le pied sur les plages normandes d’Omaha Beach et d’Utah Beach. Avant le déclenchement de l’opération “Overlord”, chaque officier américain s’était vu remettre un fac-similé de la dernière version à jour du Michelin, celle de 1939 – sa fabrication, boulevard Pereire, à Paris, ayant cessé en 1940, du fait de l’Occupation.

L’objectif, comme on peut s’en douter, n’était pas d’ordre gastronomique mais… cartographique. Riche de 500 plans de villes, détaillés rue par rue, et d’une foule d’indications sur les routes, voies ferrées, ponts et autres stations essence de France, ce pavé de 700 grammes et 7 centimètres d’épaisseur devait permettre aux chefs des bataillons de Rangers et des divisions d’infanterie de se repérer en terre inconnue. Un GPS avant l’heure, simple, précis, à la nomenclature parfaitement adaptée aux non-francophones, et d’autant plus utile que les panneaux de signalisation, détruits ou escamotés par les Allemands, manquaient alors dans le pays. Quatre-vingts ans plus tard, voilà à peu près tout ce que l’on sait sur ce guide unique en son genre.

Un lot d’énigmes

Les soldats s’en sont-ils servis ? Le dernier exemplaire vendu aux enchères à Clermont-Ferrand le laisse à penser : il était corné et déformé dans la longueur, signe que son détenteur le gardait à portée de main, dans la poche de son treillis. En outre, certains spécimens encore en circulation portent le nom manuscrit de leurs propriétaires. Qui semblaient donc y tenir. Et sinon ? Marie-Claire Demain-Frackowiak avoue sa frustration : “A chaque fois que je regarde un documentaire sur l’offensive des Alliés, je scrute la moindre image pour essayer d’en repérer un… Je n’en ai jamais vu.” Rien non plus dans les récits de vétérans. Ni dans les livres d’histoire. “J’ai montré il y a quelque temps la reproduction de ce guide au professeur Olivier Wieviorka, le grand spécialiste de la période. Il ne le connaissait pas”, soupire l’experte de Michelin.

Deuxième énigme : qu’en ont fait les GI à l’issue de la guerre ? “Entre l’eau, la boue et la poussière, le papier des guides a été mis à rude épreuve. A mon avis, beaucoup d’entre eux s’en sont débarrassés”, juge Claude de Bruycker. Moins catégorique, Me Bernard Vassy pense que “certains officiers ont dû rentrer avec aux Etats-Unis : c’était l’un des rares souvenirs civils de leur engagement pour la liberté.”

Le rôle clé du Major Moutet

Un autre mystère entourait jusqu’ici “l’Américain” : sa genèse. Comment le guide de 1939 est-il parvenu au renseignement militaire de l’autre côté de l’Atlantique ? Par des voies clandestines depuis la manufacture auvergnate ? Ou par un touriste, venu avant-guerre visiter la France et qui l’aurait rapporté dans ses valises ? Personne, pas même chez Michelin, n’en a jamais rien su. Auteur de nombreux ouvrages sur les produits dérivés Bibendum, Pierre-Gabriel Gonzalez s’est perdu lui aussi en conjectures pendant des années. Jusqu’à ce que son téléphone vibre… il y a trois semaines. “Un collectionneur m’a envoyé la photo d’une vieille coupure de presse anglaise : c’est un scoop incroyable !”, s’enthousiasme cet ancien journaliste de La Montagne, devenu consultant pour les ventes aux enchères organisées à Clermont-Ferrand.

“Gourmet guide that paved way to victory” (“Le guide gastronomique qui a mené à la victoire”). Sur deux colonnes, l’article en question raconte avec force détails comment le Major Gustave Moutet, trouvant le guide Michelin de 1939 bien plus pointu que ses cartes d’état-major, s’appuie sur lui pour faciliter, en mai 1940, l’évacuation des troupes britanniques et canadiennes encerclées par les panzers allemands lors de la “Bataille de Dunkerque”. Parvenu jusqu’à Brest, cet officier français, fils de l’ancien ministre socialiste Marius Moutet – l’un des 80 parlementaires qui refusa les pleins pouvoirs à Pétain -, prend ensuite le bateau pour Londres, le 17 juin, et rejoint les Forces françaises libres. Introduit dans les cénacles militaires autour du général de Gaulle, il confie en 1943 son guide rouge au commandement américain, qui décide alors de le réimprimer.

Le Major Gustave Moutet.

Quatre semaines après le D-Day, Gustave Moutet retourne en France, comme officier de liaison du Général Patton. Il embrassera, après la Libération, une carrière de haut fonctionnaire, dans le sillage de son père, redevenu ministre de l’Outre-mer. Sa photo en noir et blanc, ainsi que celle du guide “Américain”, accompagne l’article. “Grandes routes, bonnes tables, for the US troops”, indique la légende. “Un récit pareil, ça ne s’invente pas”, veut croire Pierre-Gabriel Gonzalez.

L’auteure de l’article, la propre fille du Major, Anne-Elisabeth Moutet, le confirme à L’Express : “Mon père avait acheté le guide Michelin de 1939 en prévision de ses vacances dans le Sud de la France. Il aimait beaucoup conduire et se balader. Quand il a été mobilisé, il est parti au front avec son exemplaire sous le bras. Il m’a raconté toute l’histoire par la suite. En 1984, j’étais correspondante à Paris pour le Sunday Times. J’ai proposé ce sujet à mes chefs, à l’occasion du 40e anniversaire du Débarquement. Je ne pensais pas qu’il réapparaîtrait quarante ans plus tard ! En tout cas, j’ai toujours à la maison le guide “Américain” avec lequel mon père est revenu en France.” Une saga familiale qui révèle enfin le dessous des cartes.