Thierry Breton : “Le TikTok d’aujourd’hui n’est plus celui d’il y a un an”

Thierry Breton : “Le TikTok d’aujourd’hui n’est plus celui d’il y a un an”

On ne présente plus TikTok, sa cascade infinie de vidéos courtes, souvent joyeuses, parfois entrecoupées de clips moins amusants sur l’état du monde. Ce mélange d’info-divertissement est à l’origine de son immense succès : près de 2 milliards d’utilisateurs à travers le monde, parmi lesquels un tiers des habitants de l’Union européenne (UE), qui y passent souvent plus d’une heure par jour. Parfois trois ou quatre, particulièrement chez les moins de 30 ans, la cible de TikTok. Forcément, l’Europe garde un œil attentif sur ce réseau social. C’est ce que rappelle Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur et porteur des réglementations sur le numérique comme le DSA (Digital Services Act), le DMA (Digital Markets Act) ou encore l’AI Act, dans un entretien donné à L’Express. Ses services ont ouvert une enquête, en février, sur l’application, au regard de la protection des mineurs et de sa dimension addictive. Plus récemment, la version “Lite” de TikTok, consistant à rémunérer en cartes cadeaux ses utilisateurs les plus assidus, a été suspendue sur le continent juste après sa parution.

Au-delà des problèmes posés par son extrême viralité – comparable à Facebook, Instagram, YouTube, X ou SnapChat –, TikTok soulève une autre question liée à son origine, chinoise. Un régime communiste mené d’une main de fer par Xi Jinping, qualifié de “rival systémique” par l’UE et régulièrement pointé du doigt pour ses tentatives d’espionnage et de désinformation à l’encontre des démocraties occidentales. Pour ces motifs, les Etats-Unis, en conflit économique ouvert avec la Chine, ont tranché pour une interdiction sèche au cours de l’année, si ByteDance, le propriétaire de TikTok, ne coupe pas ses liens avec son pays de naissance. L’Europe, alliée des Etats-Unis, pourrait-elle, si cette interdiction se concrétisait, s’engager dans la même voie ?

L’Express : La Commission européenne a ouvert deux enquêtes visant TikTok. Où en sont-elles ?

Thierry Breton : Nous avons ouvert dès février une première enquête sur TikTok. Elle porte sur un design potentiellement addictif de la plateforme et le manque d’un mécanisme efficace de vérification de l’âge. La seconde enquête porte sur TikTok Lite, une nouvelle application introduisant des incitations financières pouvant pousser les jeunes à passer plus de temps sur leur téléphone. Nous craignons que celle-ci n’ait pas fait l’objet d’une analyse préalable des risques adéquate. Le 22 avril, nous avons donc indiqué à TikTok que l’entreprise disposait de quarante-huit heures pour expliquer comment elle estimait se conformer à la loi – sous peine de voir la fonctionnalité suspendue. La plateforme a préféré retirer d’elle-même cette fonctionnalité pour une durée de soixante jours. L’enquête reste donc ouverte, même si la fonctionnalité s’est éteinte d’elle-même.

Nous attendons désormais les conclusions des deux enquêtes, qui, je l’espère, arriveront rapidement. Mais une chose est claire : grâce au DSA, les rapports de force ont changé. Les plateformes l’ont reconnu et prennent désormais nos lois européennes très au sérieux : nous n’avons pas eu besoin d’utiliser pleinement notre arsenal juridique pour les obliger à s’adapter à nos règles.

Les Etats-Unis s’avancent vers une interdiction totale de TikTok sur leur territoire. Que pensez-vous de ce choix ?

Les Etats-Unis sont dans une situation particulière. Le pays cherche à réguler son espace informationnel, mais n’y arrive pas. Il est très difficile d’y faire voter des lois compte tenu de l’opposition systématique entre les deux chambres du Congrès : le Sénat et la Chambre des représentants. Les Etats-Unis subissent par ailleurs un intense lobbying de la part de leurs propres entreprises, les Gafam. L’Europe aussi, bien sûr, nous ne sommes pas dupes. Mais nous avons su résister, en votant les règlements sur les services et les marchés numériques, le DSA et le DMA.

Les Américains n’ont, eux, que deux instruments. Soit une régulation volontaire venant des grandes plateformes elles-mêmes, mais dont on sait déjà qu’elle ne fonctionne pas. Soit des décrets présidentiels, aux effets limités. Dans tous les cas, quand une action est prise et qu’elle ne s’appuie pas sur un texte de loi avec un corpus de jurisprudence, ces décisions sont contestables et contestées. Débutent alors de longues discussions, des saisines de tribunaux, des appels, avec des armées d’avocats de part et d’autre. La pièce tombe parfois du côté pile, parfois du côté face. Un climat incertain. C’est pour cela que toutes les grandes démocraties ont besoin de se doter de règles de droit claires qui leur permettent de reprendre le contrôle politique sur l’espace informationnel et donner de la sécurité juridique aux acteurs. Ce n’est pas encore le cas aux Etats-Unis.

L’Europe pourrait-elle s’engager sur une voie similaire dans le dossier TikTok ?

Nos règlements permettent de prononcer l’interdiction temporaire d’une plateforme qui ne respecterait pas nos règles. Et cela peut intervenir rapidement. Mais une telle décision reste, en dernier recours et en cas de menaces graves, dans les mains d’un juge, au terme d’un processus très encadré et respectueux des différentes parties prenantes. C’est ce qui nous différencie des autres.

Grâce au DSA, les rapports de force ont changé

Thierry Breton

Les Etats-Unis, on l’a dit, n’ont pas encore réussi à trouver un consensus démocratique sur cette question. La Chine ou la Russie, quant à elles, reposent sur des systèmes autocratiques, édictant leurs propres règles avec des pratiques de surveillance de masse. La voie européenne est une voie pleinement démocratique. Je l’accorde volontiers : ce n’est pas la plus facile. Mais c’est la meilleure. Et je pense que beaucoup aimeraient s’inspirer de ce qu’on a fait en Europe avec le DSA et le DMA. On oppose souvent régulation et innovation, mais pour avoir des innovations bénéfiques, il faut des règles réfléchies et claires.

En 2022, ByteDance, la maison mère de TikTok, a indiqué que des salariés de son groupe avaient utilisé des données de la plateforme pour traquer des journalistes ayant écrit à son propos. Le groupe assure qu’il s’agit d’une initiative malencontreuse qu’il condamne. Un tel précédent vous inquiète-t-il ?

Au départ, TikTok était une plateforme à usage récréatif. Aujourd’hui, nous voyons bien que d’autres utilisations peuvent en être faites. L’UE a donc conclu, pour des raisons de cybersécurité, que l’application n’avait pas sa place sur les téléphones des fonctionnaires européens, dans le cadre de leurs responsabilités. L’ensemble des institutions de l’UE ont fait de même, interdisant à tous leurs fonctionnaires et vacataires d’installer cette application sur leurs appareils.

ByteDance est enregistrée aux îles Caïmans, avec un actionnariat jugé “opaque” par de nombreux observateurs. C’est l’une des principales critiques que lui adressent les Etats-Unis. L’Europe, elle, est-elle satisfaite des informations fournies par le groupe ?

Notre régulation ne s’intéresse pas à l’actionnariat. Il est d’ailleurs souvent fluctuant. Ce qui compte, c’est la manière dont les services sont opérés, leur respect des règles très précises qui sont désormais les nôtres. L’important, c’est que ces plateformes aient un représentant en Europe. Qu’on puisse les identifier, entrer en discussion avec elles et prendre des sanctions si les obligations prévues dans le Digital Services Act et le Digital Markets Act ne sont pas respectées. Cela peut être pécuniaire, jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial pour le DSA, 10 % pour le DMA, voire mener à des interdictions temporaires d’émettre sur le continent, ou encore à les obliger à scinder leurs activités.

Le DSA et le DMA ne sont pas les seuls textes européens qui régulent les plateformes. Le RGPD, en vigueur depuis 2018, leur impose aussi des obligations strictes en matière de protection des données personnelles. Et le fait que les données des citoyens européens restent sur le continent est un point important pour nous. On veille enfin à ce qu’aucune puissance ne vienne émettre des fake news, procéder à de la désinformation. Avec une vigilance accrue en période électorale. Des actions malveillantes tombent sous le coup de nos différentes législations européennes. Pour le moment, nous n’avons pas ouvert d’enquête sur TikTok sur ces sujets. En revanche, contre X et Meta, oui, respectivement les 18 décembre et 30 avril derniers.

TikTok utilise des mécaniques similaires à celles d’autres réseaux sociaux. Il soulève néanmoins des questions inédites. L’application est interdite dans son pays d’origine, la Chine, où subsiste une version locale édulcorée, Douyin. Pékin, du reste, n’autorise pas des plateformes américaines comme Facebook ou Twitter sur son sol. Dans ce contexte, faut-il traiter TikTok comme n’importe quel autre réseau social ?

A partir du moment où TikTok respecterait ses obligations – j’utilise le conditionnel car nous avons soulevé des griefs très sérieux contre TikTok dans les enquêtes en cours –, il n’y aurait pas de problème. Sinon, nous prendrions des mesures. Et je constate que les plateformes se sont déjà adaptées. Le TikTok d’aujourd’hui n’est plus celui d’il y a un an : par exemple, il n’y a plus de publicité ciblée pour les enfants. Il y a également la possibilité d’avoir un “fil” non personnalisé, potentiellement moins addictif, donc. Est-ce suffisant ? Non, TikTok doit encore évoluer. Mais nous n’agirons jamais comme la Chine, qui est un système autocratique. Nous, on ne contrôle pas l’espace informationnel en ligne, on y applique simplement les mêmes règles de droit que dans l’espace physique.

“L’ensemble des acteurs qui voudraient utiliser les plateformes numériques pour y mener des campagnes de désinformation doivent savoir que nous avons désormais les moyens de les suivre et de les traquer”, souligne Thierry Breton

Auparavant, les Etats n’avaient pas les moyens d’entrer en discussion avec les plateformes. “Faites-nous confiance”, leur disaient-elles en substance. On a vu où cela nous a conduits. Et les plateformes l’ont bien compris. Le marché européen est une fois et demie plus important que celui des Etats-Unis, il ne faut jamais l’oublier. L’accès à ce très grand marché offre de vastes possibilités, mais crée aussi des obligations à ceux qui souhaitent y pénétrer. Donc les plateformes changent, elles s’adaptent car elles ne peuvent pas s’en priver. Certaines le font plus rapidement que d’autres, mais toutes devront s’y plier. Je le dis sans menacer qui que ce soit en particulier : la loi sera appliquée. Ainsi, quand surviennent des événements tragiques comme ceux du 7 octobre, en Israël, nous avons pu imposer le retrait rapide d’un nombre important de contenus illégaux face à la résurgence de propos haineux et antisémites.

Le socle juridique de l’Europe pour réguler les réseaux sociaux est solide. La clef dans cette affaire est cependant d’avoir les moyens techniques et humains adéquats pour détecter efficacement et rapidement d’éventuels actes de malveillances. L’Union européenne a-t-elle ces ressources ?

L’application du droit est un combat sans fin et il faut se doter des équipes et des compétences pour pouvoir le faire respecter. Nous avons déjà recruté 160 spécialistes environ, des ingénieurs, data-scientists, spécialistes de l’intelligence artificielle – et le recrutement continue. Ils ont la latitude nécessaire pour enquêter sur les algorithmes, poser les bonnes questions, et même faire des “descentes” opérationnelles auprès des hébergeurs. Un certain nombre de ces experts européens viennent d’ailleurs directement de la Silicon Valley. Ces capacités sont inédites. Nous travaillons aussi en équipe avec les autorités de chaque État membre, qui ont un rôle important à jouer pour une mise en œuvre efficace du DSA. Nous disposons également de “signaleurs de confiance” nommés par les autorités des Etats membres pour leurs expertise et compétences particulières dans la lutte contre les contenus illicites. La plateforme a l’obligation de les prendre en compte.

Nous n’agirons jamais comme la Chine, qui est un système autocratique

Thierry Breton

Je crois enfin beaucoup au travail des ONG et des chercheurs, qui commencent – cela n’a pas été chose aisée – à travailler sur les données liées au fonctionnement des plateformes. Il y a quelques semaines, je participais à un événement du EU/US Trade and Technology Council en Belgique, où étaient réunis des chercheurs européens et certains de leurs homologues américains, spécialistes de ces questions, venus discuter du contrôle des plateformes. Pourquoi ici en Europe ? Car ces derniers n’ont pas un accès de ce type aux plateformes aux Etats-Unis !

En 2024 se tient un nombre record d’élections à travers le monde. Les pays concernés n’ont pas tous la même manière de réguler l’espace numérique. Etes-vous inquiet de l’impact que peuvent avoir les réseaux sociaux sur ces événements d’importance capitale ?

Nous avons sensibilisé les plateformes à la désinformation, réalisé des “stress test” fin avril. Il est très important que la modération soit faite dans la langue de chacun des pays de l’UE. Nous avons également ouvert des enquêtes sur ces questions, notamment auprès de X et de Meta. Plus généralement, l’ensemble des acteurs qui voudraient utiliser ces plateformes pour y mener des campagnes de désinformation doivent savoir que nous avons désormais les moyens de les suivre et de les traquer. Les plateformes, quant à elles, doivent faire le travail pour se mettre en conformité sur ce sujet. Certaines sont encore loin du compte. Nous les suivons de près.