Tribune du Monde : cette incroyable défense de l’antisémitisme de gauche, par Pierre Bentata

Tribune du Monde : cette incroyable défense de l’antisémitisme de gauche, par Pierre Bentata

Dans Le Réel et son double, le philosophe Clément Rosset décrit cette fascinante disposition des hommes à envoyer “le réel se faire voir ailleurs” sans jamais véritablement le nier. Cette manière “d’en finir avec le réel, dit-il, ressemble à un raisonnement juste qui viendrait couronner une conclusion aberrante.” Autrement dit, dédoubler le réel pour le reconnaître tel qu’il est sans en tirer la moindre conclusion qui viendrait contredire le point de vue antérieur.

Exprimée ainsi, la chose paraît abstraite ; mais les exemples sont innombrables. Dernier en date, et non des moindres, l’incroyable tribune publiée par l’avocat Arié Alimi et l’historien Vincent Lemire dans les colonnes du Monde pour rendre compte de la résurgence d’un antisémitisme de gauche. Les auteurs constatent l’existence d’un antisémitisme de gauche, mais sitôt observé, ce “talon d’Achille du Nouveau Front populaire” se voit atténué, au motif qu’il serait instrumentalisé par ses adversaires pour parasiter le débat. Mieux encore, cet antisémitisme n’en serait pas un, puisqu’il n’est pas “fondateur, historique et ontologique” comme celui de l’extrême droite, mais “contextuel, populiste et électoraliste.”

Ici s’opère le dédoublement du réel. On voit bien l’antisémitisme de gauche, mais cela s’arrête là. Qu’on ne demande pas d’agir en conséquence, comme on le ferait avec l’antisémitisme de droite, puisque, justement, cet antisémitisme sert à combattre l’autre. Au contraire, ce qui relève de l’ignoble n’est pas l’antisémitisme de gauche – moralement justifié donc – mais le fait qu’en le pointant, on fasse le jeu de l’extrême droite – dont l’antisémitisme est moralement inacceptable.

Sophismes

Ce tour de passe-passe logique rappelle celui des associations féministes qui dissuadaient les femmes victimes d’agressions sexuelles de porter plainte si l’agresseur était “racisé”, au motif qu’elles encourageraient ainsi le racisme systémique. Dans ces deux situations, une même conséquence : le refus du réel nuit toujours à la victime dont la garantie des droits dépend de l’identité de celui qui les enfreint. Le viol n’en est pas totalement un – ou plutôt il l’est mais n’est plus condamnable en tant que tel – s’il est commis par quelqu’un dont la culpabilité ferait le jeu de l’adversaire politique ; l’antisémitisme n’en est pas un – ou plutôt il l’est mais devient compréhensible voire souhaitable – si celui qui s’y prête est de gauche.

Mais comment se persuader que deux choses identiques puissent être différentes ? Un viol est un viol, la haine des juifs est la haine des juifs, n’est-ce pas ? Indéniable. Et les auteurs ne sont pas dupes. Pour s’illusionner, ils vont alors recourir à des stratagèmes qui s’apparentent à des sophismes. Le premier est historique. Léon Blum, rappellent-ils, s’était allié en son temps avec un Parti communiste français “poreux à cet antisémitisme de gauche” ; et de s’interroger : “Peut-on pour autant regretter la victoire antifasciste et les conquêtes politiques et sociales de 1936 ?” Autrement dit, l’antisémitisme a été un mal nécessaire pour faire triompher la gauche. Il en va de même aujourd’hui. Argument qui laisse songeur si on le reformule pour l’expliciter un tant soit peu : “Peut-on regretter qu’on excite la haine des juifs à gauche s’il s’agit d’un passage obligé pour gagner les élections ?”

Et quand bien même, le raisonnement est biaisé pour deux raisons qui sont chacune suffisantes seules : contrairement à Jean-Luc Mélenchon, Blum était certainement plus attentif à l’antisémitisme du parti alors minoritaire avec lequel il décida de s’allier. Pour quelle raison ? Parce qu’il était sûrement retenu par “la laisse de ses adhésions” comme le disait Mélenchon à propos de Jérôme Guedj. Plus important encore, ils ont beau avoir le même nom, ces Fronts populaires sont différents. Dans l’ancien, l’antisémitisme se greffa au socialisme, dans le nouveau, c’est l’inverse. L’obsession anti-juive ruisselle, du haut vers le bas : Qui a dit que Yaël Braun Pivet campait à Tel-Aviv ? Qui a parlé des génuflexions devant les oukases arrogants des communautaristes du Crif ?

Le bon et le mauvais totalitarisme

Subodorant qu’il ne tiendra pas, les auteurs accolent à ce sophisme un second. Moral cette fois. Commençant par rappeler la proximité historique de Front national avec de véritables nazis et l’existence, encore aujourd’hui, de liens étroits entre le Rassemblement national et des “piliers des manifestations néofascistes et néonazies”, ils expliquent que le “Nouveau Front populaire est la seule alternative électoralement crédible pour éviter qu’un parti ouvertement xénophobe ne prenne le contrôle de nos institutions”. Autrement dit, cette union de la gauche ne saurait être antisémite puisqu’elle se présente comme le dernier rempart contre un parti supposé antisémite. Voilà le socialiste rassuré. Au fond, chez lui, la haine des juifs n’est qu’instrumentale, et nécessaire s’il veut éviter le pire (sauf pour le juif pour qui l’antisémitisme étant partout, le pire est déjà là).

Argument imparable. Ou plutôt, illusion à laquelle toute personne sensible aux valeurs humanistes acceptera de se laisser prendre. Car elle joue sur une illusion encore plus grande et que personne, absolument personne, ne veut dénoncer : l’idée selon laquelle la morale serait à gauche. N’est-ce pas vrai ? Comment expliquer autrement qu’il subsiste un parti communiste ? C’est qu’il y a le bon et le mauvais totalitarisme. Comment expliquer qu’on tolère le bruit et la fureur, le chaos et les appels à la révolte, la “bordélisation” tous azimuts lorsque cela vient de gauche ? C’est qu’il y a le bon factieux et le mauvais factieux. Et comment expliquer le silence d’une certaine gauche face aux attaques provenant de leurs rangs à l’égard de la laïcité, des homosexuels et de l’universalisme ? C’est qu’il y a le bon et le mauvais obscurantiste.

Voilà au bout du compte le rôle d’une telle tribune, et la raison pour laquelle elle fait tant de bruit. Elle est la feuille du papier qui cache “l’éléphant dans la pièce”. Ses auteurs savent bien que leur défense de la gauche antisémite est vaine. Mais pendant qu’on en débat, à gauche on peut encore éviter de se poser l’ultime question : si l’extrême gauche n’est pas peuplée de braves types, qui sont ces gens avec lesquels on s’est allié ?

*Pierre Bentata est maître de conférences en économie à la faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille.