Tunisie : Kaïs Saïed, le complot et la paranoïa au cœur de sa dérive autoritaire

Tunisie : Kaïs Saïed, le complot et la paranoïa au cœur de sa dérive autoritaire

Une grosse larme coule sur la joue gauche de Kaïs Saïed. Ivre de rage, le président vient de passer ses nerfs sur le gouverneur de Ben Arous (province au sud de Tunis), au bord de la piscine olympique de Radès. Ce samedi 11 mai 2024, le Tunisian Open Masters, organisé par la Fédération tunisienne de natation, est le théâtre d’un psychodrame. Le drapeau national, traditionnellement hissé pour ce type d’événement, a été couvert d’un drap rouge, conformément aux sanctions de l’Agence mondiale antidopage. Tant que la Tunisie n’intégrera pas le Code mondial antidopage dans son système juridique, elle ne pourra plus lever ses couleurs lors d’événements sportifs. “Un crime odieux”, fulmine Kaïs Saïed. Et voilà neuf personnes poursuivies pour “atteinte au drapeau de la Tunisie” et “complot contre la sûreté intérieure”.

Depuis son élection en octobre 2019 (avec 72,71 % des voix), le président voit des cabales partout. Des “traîtres”, des “espions” et des “manigances” en tous genres menacent la nation, martèle à longueur de discours celui qui s’est octroyé les pleins pouvoirs en juillet 2021 et embastille à tour des bras ses opposants. “Kaïs Saïed a érigé le complot en mode de gouvernance, estime l’essayiste tunisien Hatem Nafti. L’intérêt politique est clair : en désignant des boucs émissaires, il se dégage de toute responsabilité quant à son maigre bilan depuis 2019.” Commode, dans un pays plombé par une crise économique sans fin, endetté à hauteur de 80 % de son PIB et empêtré dans des négociations stériles avec le Fonds monétaire international pour obtenir un prêt.

Une “dictature des bas instincts”

Au quotidien, les Tunisiens manquent de tout. Sucre, huile, semoule ou lait sont souvent introuvables sur les étals des supermarchés, malgré la “guerre contre les spéculateurs” que le chef de l’Etat prétend mener, certain que ces pénuries sont un “acte prémédité”. Les coupures de courant et d’eau ? L’œuvre de malfaisants cherchant à semer le chaos. Dans les administrations et les entreprises publiques, les têtes tombent une à une. A l’hiver 2023, Kaïs Saïed livre à la vindicte populaire un nouvel ennemi : les “hordes de migrants clandestins” responsables, selon lui, de “violence, de crimes et d’actes inacceptables”. Et le président de faire sienne la thèse d’extrême droite du “grand remplacement” chère à Eric Zemmour. A Tunis et Sfax, des personnes noires sont attaquées. Dans les mois suivants, des centaines de migrants sont emmenés vers la frontière libyenne, abandonnés sous un soleil de plomb, sans eau ni nourriture, transformant le désert en un cimetière à ciel ouvert.

“Kaïs Saïed a fait du ressentiment une politique dans un contexte où les Tunisiens cherchent des coupables après l’échec de l’expérience démocratique post-révolutionnaire [NDLR : à la suite du renversement du dictateur Ben Ali en 2011], analyse Hamza Meddeb, chercheur au centre Carnegie Middle East Center. C’est une dictature des bas instincts. La traque des élites répond également à cette logique.” L’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani en a récemment fait les frais, embarquée manu militari par des policiers encagoulés, devant les caméras de France 24. Pour avoir ironisé sur la dérive raciste de Saïed, elle est accusée d’avoir diffusé de “fausses informations dans le but de porter atteinte à la sûreté publique”.

Tentatives d’assassinats

“Kaïs Saïed incarne un autoritarisme identitaire, à l’image de son projet : une Tunisie purement tunisienne, arabo-musulmane, où tout ce qui vient de l’étranger, de l’Occident en particulier, est vu avec suspicion, observe Vincent Geisser, chercheur au CNRS. Par conséquent, les personnalités qui symbolisent une ouverture internationale, une société où la parole est libre, sont à punir.” Quitte à insinuer des complots des plus imaginaires. Le président connaît par cœur ce procédé. “Avant même son élection, il a raconté, sans preuve, que ses travaux de thèse lui avaient été volés pour expliquer pourquoi il n’avait jamais eu son doctorat !” rappelle Hatem Nafti.

Et de poursuivre : “Mon hypothèse est que les services de renseignement nourrissent chez le président la crainte permanente d’une conspiration pour se rendre indispensables à ses yeux.” En agitant, par exemple, le spectre d’un assassinat : pas moins de quatre tentatives auraient été déjouées selon la présidence. Sans qu’aucun conspirateur présumé n’ait été identifié.