Vincent Cocquebert : “Bardella s’adresse aux habitants de la civilisation du cocon et de l’égocène”

Vincent Cocquebert : “Bardella s’adresse aux habitants de la civilisation du cocon et de l’égocène”

L’Express : Qu’est-ce qui caractérise selon vous “l’égocène” ?

Vincent Cocquebert : Depuis quarante ans prospère ce que, dans un livre précédent, j’ai nommé la civilisation du cocon, où chacun, dans un mouvement défensif, se réfugie dans le repli sur soi, qu’il soit spatial, physique, idéologique et même territorial. C’est une séquence historique et un phénomène qui traversent toutes les générations et qui trouvent sa source chez les classes populaires depuis les années 80 qui ont été les premières à expérimenter ce repli domestique, une forme de micro-sécession. A partir de cette décennie, celle de la démocratisation du culte du moi, de la performance, de la réussite personnelle, les discours politiques sont devenus beaucoup plus catégoriels. On a dès lors assisté à un morcellement du politique, à une certaine fin des utopies qui a alimenté le sentiment qu’il n’y avait plus vraiment de destin commun, et que l’ultime quête était intérieure.

Obsédés par la quête de notre propre singularité, par la sécurité, nous vivons une certaine “fin de l’autre” dont l’étrangeté nous menace et qui semble être un obstacle à l’épanouissement de notre désir

L’égocène, ce passage des grands récits de la démocratie aux petits récits personnels de l’intimocratie, est la réponse à cette civilisation du repli. A force d’avoir domicilié nos existences grâce au numérique (du travail à la consommation en passant par la culture et les rencontres), nous expérimentons le sentiment d’être les grands ordonnateurs de nos petits mondes et nous parvenons de moins en moins à créer une dialectique constructive avec l’extérieur et l’altérité. Désormais, nous ne souhaitons plus nous adapter au monde, c’est lui qui doit nous ressembler et se plier à nos désirs. Résultat, l’individu se vit, de façon évidemment totalement illusoire, comme une monade désolidarisée de tout destin commun. Chacun se conçoit comme sa dernière utopie. Obsédés par la quête de notre propre singularité, par la sécurité, le confort, le bien-être et l’entre-soi, nous vivons une certaine “fin de l’autre” dont l’étrangeté nous menace et qui semble être un obstacle à l’épanouissement de notre désir. La traduction de l’égocène en politique c’est en effet la conviction que ma propre destinée est désolidarisée d’une utopie collective, commune.

Repliés sur nos désirs et tenant l’autre à distance, nous avons tué le politique ?

Je ne sais pas si nous l’avons tué mais nous l’avons miniaturisé. C’est tout le sens de cette phrase martelée comme un mantra, ces dernières années “l’intime est politique”. C’est sans doute en partie vraie mais ce qu’on observe surtout, c’est qu’aujourd’hui nous avons beaucoup d’intime, de ressenti, mais assez peu de politique. D’où cette frustration évidente de ne pas vivre réellement dans un monde “à notre image”. D’où également cette obsession très actuelle (dans les fictions mais évidemment en politique) pour “l’identification”. Vous avez sûrement entendu durant la campagne électorale, cette phrase dans la bouche de nombreux électeurs : “Je ne me retrouve pas tout à fait dans…”. Elle est significative d’une fin du politique, elle traduit l’avènement d’une civilisation qui passe uniquement par les affects, les pulsions.

Aujourd’hui d’ailleurs nous ne sommes plus “en lutte” ou “en grève”, mais “en colère”

Nous assistons d’ailleurs à une ultra spécialisation du petit créneau politique, avec l’émergence de partis tels que le parti animaliste, ou, dans un autre mouvement, la création de programmes ultra-ciblés sur nos peurs, nos colères et nos frustrations pour toucher une clientèle ou une communauté particulière, flattant ainsi plusieurs grandes tendances de l’époque : le narcissisme, le consumérisme et une intense culture de la colère, que j’ai nommé “angry-culture”, car cultivé (par les politiques, les syndicats, les médias) au sens presque agricole du terme. Aujourd’hui d’ailleurs, nous ne sommes plus “en lutte” ou “en grève”, mais “en colère”.

D’où le succès électoral du néophyte, âgé de 28 ans, n’ayant jamais gouverné, Jordan Bardella ?

Le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, sait capter une partie de cette jeunesse, car celle-ci, qui est tout sauf un groupe homogène progressiste comme on l’a longtemps fantasmé, trouve rassurant d’avoir un homme politique qui communique comme elle, qui utilise les mêmes réseaux sociaux qu’elle, qui se déplace et habite dans les mêmes mondes numériques qu’elle, et ce sans faire maladroitement semblant, comme le tentent des candidats d’autres partis bien plus âgés. Si Bardella nous ressemble, alors votons pour lui. Ce mouvement signe la fin des idéologies mais aussi une certaine baisse du niveau éducatif. La politique de l’émotion, la politique de l’incarnation fait litière des corpus programmatiques, dont tout le monde se fiche, car seules comptent la ressemblance, l’identification. En ne parlant que de sécurité, de protection de la sphère individuelle, et de mise à distance de l’autre – cet étranger qui ne me ressemble pas et donc me menace -, Jordan Bardella s’adresse aux habitants de la civilisation du cocon et de l’égocène, il les touche. C’est d’autant plus fort que pour la première fois dans notre histoire, émerge une génération qui ne croit plus à un futur désirable, et qui n’a donc plus comme refuge que “la quête de soi”. Laquelle, à l’heure où les sphères professionnelles et sentimentales sont de plus en plus incertaines et chaotiques, trouve dans une consommation à vocation identitaire et existentielle une échappatoire, évidemment excessivement fragile et incertain.

Dans cette courte campagne électorale, on a beaucoup entendu des électeurs dire qu’ils voteraient RN, un parti “qu’on n’a pas encore essayé”. Le suffrage électoral serait-il devenu une consommation ?

Il fonctionne en tout cas sur ces mêmes dynamiques de narcissisation factice à l’heure où la politique est pourtant pour les citoyens, mais aussi et de plus en plus pour les politiques eux-mêmes, une expérience de l’impuissance. Le politique est de fait aujourd’hui le règne de l’intimocratie. A l’ère des petits récits, des petits sentiments, des solutions à des petits problèmes, Jordan Bardella est à la mesure de ces petites promesses et donne à certain le sentiment de leur parler en plein cœur. De fait, la société de la personnalisation de masse est aussi celle de l’extension de l’effet Barnum, ou effet dit puits, tous azimuts. Ce processus psychologique de validation subjective qui nous fait percevoir notre miroir dans le général et qui se met en place, par exemple, lorsqu’on lit notre horoscope et qu’on a le sentiment qu’il nous a cerné. Ces énoncés flous mais le plus souvent positifs ou valorisants qui nous donnent le sentiment que l’on parle de nous, et à nous. Une “illusion du moi” nécessaire à notre besoin de cohérence interne qui, potentialisé aujourd’hui par la bulle des réseaux sociaux, vient en grande partie nourrir l’attrait actuel pour le militantisme identitaire et les politiques populistes qui sont in fine une défaite de la pensée.

La forte participation et les deux millions de procurations, ne vous donnent-ils pas pour partie tort ?

Je crois que cette mobilisation procède non pas d’un retour du politique mais d’une hystérisation du moment, d’un fantasme de table rase et de lendemains qui chantent, qui risque surtout de générer beaucoup de déception et de frustration. On veut détruire ce système honni, sans savoir vraiment ce qu’on pourrait bien mettre à la place. La pulsion nihiliste l’emporte bien souvent de manière inconsciente. Les électeurs n’ont pas évalué des programmes techniques, chiffrés, ils n’ont pas comparé des promesses ou des solutions aux problèmes de notre pays, ils ont fait les soldes. Nous sommes dans le “tout doit disparaître, tu dois disparaître”. Derrière cette dynamique de purge, l’ère de l’égocène me semble plus que jamais d’actualité car les deux thèmes centraux de ces semaines de campagnes improvisées restent l’identité et le pouvoir d’achat, et les deux se répondent dans une dialectique malade puisque le pouvoir d’achat est évidemment plus que jamais synonyme dans notre société de “pouvoir d’être soi”. La gauche ne propose pas d’alternative à ce modèle de consumérisme existentiel et le RN, même en jouant sur un imaginaire identitaire post-matérialiste, ne mobilise en réalité qu’une vision folklorique de la France. Je suis frappé à quel point cette polarisation des choix politiques témoigne d’un climat électrique, d’une violence inédite.