Viols de Mazan : “Il y a une différence majeure entre faire honte et faire prendre conscience”

Viols de Mazan : “Il y a une différence majeure entre faire honte et faire prendre conscience”

Début septembre s’ouvrait à Avignon le procès des viols de Mazan. Une affaire tentaculaire impliquant pas moins de 51 hommes, à commencer par Dominique Pelicot, accusé d’avoir drogué sa femme Gisèle pendant dix ans pour la soumettre sexuellement à des dizaines d’hommes qu’il recrutait sur Internet. Entre des faits d’une violence rare et le courage de Gisèle Pelicot, qui a refusé le huis clos pour que “la honte change de camp” (le président de la cour a finalement décidé de passer à un huis clos partiel), ce procès a acquis pour beaucoup (en France, comme vu de la presse étrangère) le statut de “procès de la culture du viol” ou du “patriarcat”. Parfois, jusqu’à inspirer à certains l’idée d’une responsabilité collective des hommes, “coupables de ne pas prendre part à nos combats, coupables de ne pas avoir honte, d’être restés, jusque-là, des indifférents ordinaires”, comme l’a écrit la philosophe Camille Froidevaux-Metterie dans une tribune au Monde.

Pour L’Express, Valérie Kokoszka, docteure en philosophie et maître de conférences, s’est interrogée sur le sens de ces réactions. Si cette dernière salue le courage et la dignité de Gisèle Pelicot, et juge “non seulement normale mais nécessaire” la mise en abîme des travers, abus et violence que subissent les femmes, elle considère toutefois que faire de ce procès celui de la masculinité, de la culture du viol ou du patriarcat, c’est “croire qu’on peut faire le procès de généralités, là où le long combat des femmes pour l’égalité en liberté, en dignité et en droits, gagne à se saisir de ce que chaque procès, chaque scandale, révèle d’insupportables atteintes”. Valérie Kokoszka s’inquiète également de la mise en exergue de la “banalité des prévenus”, qui charrie avec elle “l’idée d’une banalité du mal et veut induire, en bout de course, une banalité du mal chez le mâle”. Entretien.

L’Express : Le procès des viols de Mazan connaît un retentissement national et international. Certains voient en Gisèle Pelicot un “symbole féministe”. Et vous ?

Valérie Kokoszka : Gisèle Pelicot est avant tout une femme courageuse et digne qui se bat afin qu’on lui rende justice des faits abominables qu’elle a subis durant dix ans, mise en état de soumission chimique par son conjoint, pour être littéralement offerte sur une plateforme, puis violée, abusée, filmée dans l’intimité de son foyer, de multiples fois par nombre d’individus. En faire un symbole, c’est, je crois, l’abstraire au rang d’une généralité, mettre ce procès au service d’une autre cause que la sienne propre. C’est l’effacer en tant que sujet pour lui faire tenir un rôle en tant que cause, en dissolvant du même coup les enjeux intimes, singuliers et personnels de ce procès.

Eriger en symbole est, en réalité, une forme d’instrumentalisation dès lors qu’on emploie autrui comme moyen de ses fins ou des causes que l’on défend, indépendamment des finalités que lui-même confie à ses gestes, à ses actions, à sa vie. En l’espèce, en remerciant les nombreuses personnes venues lui témoigner leur soutien, Gisèle Pelicot a dédié son combat “aux victimes de violences sexuelles, femmes et hommes”. La justice est certes un processus socialisé, mais c’est aussi et avant tout la reconnaissance nécessaire du mal subi et un début de réparation pour l’individu.

Reste que ce procès trouve un écho exceptionnel au sein de la société dans son ensemble. Au point d’être parfois qualifié de “procès de la masculinité”, de la “culture du viol” et même du “patriarcat”…

C’est d’abord et avant tout le procès de 51 hommes accusés de viols, de viols aggravés et de diffusion d’images intimes d’une femme, Gisèle Pelicot, qui attend que justice lui soit rendue, à elle. Ce n’est pas une facilité que dire cela, encore moins une échappatoire. C’est par la singularité que l’on rend justice aux êtres et aux actes. La culture du viol et le patriarcat peuvent aussi bien être avancés en excuse par des prévenus ou leurs avocats, les uns prétendant avoir été entraînés par le système, les autres avoir malheureusement baigné dans une culture patriarcale. Je crois en ce principe démocratique premier que chacun est pleinement responsable des actes qu’il commet. La culture patriarcale ne devrait donc jamais être une excuse encore moins une circonstance atténuante car aucune “culture” ne masque jamais la violence infligée et la détresse de celui qui la vit.

A la prétendue indignité collective des hommes, il faut opposer une indignation partagée.

Et puis, faire le procès de la masculinité, de la culture du viol et du patriarcat, c’est également croire qu’on peut faire le procès de généralités, là où le long combat des femmes pour l’égalité en liberté, en dignité et en droits, gagne à se saisir de ce que chaque procès, chaque scandale, révèle d’insupportables atteintes : comment ce site auquel sont rattachés des milliers de faits délictueux (contre des adolescentes, des femmes, mais aussi de jeunes gays) a-t-il pu fonctionner si longtemps ? Quelles sont les responsabilités, les suites, les dispositions prises ? Qu’en est-il du suivi des profils multirécidivistes ? Des individus qui n’ont pas cru bon de dénoncer [Dominique] Pelicot ? De ceux qui ont rebroussé chemin ? Des non identifiés ? Dans un autre registre, faut-il – et si oui comment – faire évoluer la tenue de ces procès pour préserver à la fois la présomption d’innocence et la dignité de la victime ? Que suggèrent les juristes ? Quelles réponses sont concrètement apportées au taux dramatiquement faible de condamnation des viols ?

Comprenez-vous, toutefois, que ce procès suscite de telles interrogations sur les travers de notre société ?

La mise en abîme des travers, abus et violences que subissent les femmes est non seulement normale mais nécessaire. De ce point de vue, la publicité des débats – une victoire arrachée par les féministes –, que Gisèle Pelicot a souhaitée avec un infini courage constitue une réponse lumineuse à la logique perfide et sournoise du salon “à son insu” [NDLR : nom du forum sur le site Coco.fr sur lequel Dominique Pelicot recrutait des hommes], qu’elle transforme en “au vu et au su de tous”. Il est dommage que ce geste salutaire vienne d’être partiellement miné par la décision du juge d’autoriser un huis clos partiel, qui frappe également les journalistes et les médias alors qu’un extraordinaire travail de suivi, de publicisation et de débats est accompli autour de ce procès, et qu’il permettrait de métaboliser la colère que suscitent les faits en évolutions constructives. C’est que ce procès, avec sa terrible singularité mais aussi la solidarité qu’elle suscite, rend sensible aux comportements et aux schèmes plus universels d’appropriation et de domination du corps des femmes, aux violences multiples et traumas en cascade que génèrent abus et viols, (les risques de santé, les examens, les vidéos, l’exposition, les humiliations), à la dureté du procès en justice ; au positionnement des prévenus dont la plupart plaide non-coupable, à la crudité des images et des interpellations, aux stratégies des avocats de la défense, dont certaines virent à la tentative d’incrimination de la victime.

Il faut également noter les réactions spontanées (et bienvenues) d’une opinion publique – femmes et hommes – qui s’indigne lorsque la décence ordinaire, ce sens commun et spontané de la justice qu’Orwell a si bien décrit, est transgressée. Ainsi par exemple des réactions interloquées devant la requalification neutre des vidéos de viol en “scènes de sexe” par le juge pour faire respecter la présomption d’innocence ou exaspérées devant le “il y a viol et viol” d’un avocat. Elles témoignent et véhiculent en même temps la conscience aiguë de la gravité des choses et un rejet concomitant de la relativisation, de la minoration, de la banalisation des faits.

“Oui, tous les hommes sont coupables : coupables de refuser de s’éduquer pour comprendre la dimension systémique des violences sexuelles, coupables de ne pas prendre part à nos combats, coupables de ne pas avoir honte, d’être restés, jusque-là, des indifférents ordinaires”, a écrit la philosophe Camille Froidevaux-Metterie dans une tribune au Monde. Qu’en pensez-vous ?

Utiliser le procès des viols de Mazan comme le catalyseur d’une honte collective qu’il faudrait féliciter et se féliciter que les hommes la ressentent revient, comme je l’ai dit, à accaparer, s’approprier et finalement détourner le sens que Gisèle Pelicot donne à son action. C’est aussi faire peser sur elle un poids, une responsabilité et dès lors une contrainte qu’elle n’a pas choisie. Peut-on souhaiter que le procès des viols de Mazan devienne le catalyseur d’une honte des hommes en tant qu’hommes ? Dans L’Etre et le néant, Sartre fournit des analyses précieuses à propos de la honte qu’il décrit comme l’incorporation d’une faute sous le regard d’autrui. La honte, c’est la pesanteur d’une faute dans laquelle le regard de l’autre nous fige et nous enferme sans échappatoire possible. Et il faudrait que des individus, du seul fait de leur sexe, l’éprouvent pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, dans une communauté essentialisée de culpabilité ?

Celui qui commet le mal en est toujours individuellement responsable.

Il y a une différence fondamentale entre faire honte et faire prendre conscience – à supposer qu’on le doive dans ce cas-ci, car l’indignation me semble largement partagée –, la première est un fardeau, la seconde le lieu d’un partage et d’une potentielle indignation commune. A la différence de la honte, l’indignation n’est pas provoquée ni enjointe, elle a son propre élan, s’appuie sur des valeurs propres et exprime le rejet d’une atteinte à une dignité reconnue commune. A la prétendue indignité collective des hommes, il faut opposer une indignation partagée.

On a beaucoup commenté le caractère “banal” des prévenus, des “Monsieur Tout-le-monde”. Cela vous a interpellé…

Que les prévenus soient issus de tous les milieux et de tous âges ne les rend pas banals pour autant. Est-il “ordinaire” de fréquenter ce type de “tchat”, ordinaire d’avoir un rapport si perverti à l’intimité qu’on l’abuse et la trahit “à l’insu” de son conjoint, ordinaire de sédater autrui pour l’offrir au viol, ordinaire enfin de violer une personne inconsciente ? Et cela sans parler des prévenus qui ont un passif de délits, sexuels ou non. La mise en exergue de la banalité des prévenus a évidemment un autre enjeu : elle charrie avec elle l’idée d’une banalité du mal et veut induire, en bout de course, une banalité du mal chez le mâle.

Comment expliquez-vous cette confusion entre banalité de ceux qui commettent le mal, et banalité du mal ?

Historiquement, la banalité du mal est une idée qui s’est popularisée à la suite des travaux menés par Hannah Arendt à l’occasion du procès Eichmann à Jérusalem, cet effroyable criminel nazi, responsable de la “logistique” de l’extermination des juifs, dont Arendt constate la médiocrité et le caractère quelconque. La banalité d’Eichmann n’est pas une règle, un concept, mais un constat : l’homme responsable de la plus épouvantable entreprise de mise à mort de masse ne se distingue en rien d’un autre. Mais Arendt n’en tire nullement la conséquence inverse et absurde, que tout individu banal ou médiocre dissimulerait en lui un mal tapi prêt à surgir si l’occasion se présente.

L’idée de la banalité du mal, mécomprise, a elle-même un effet banalisant quand elle loge tous les hommes à la même enseigne de la culpabilité préétablie. Le philosophe Gunther Anders, le premier mari d’Arendt, est de ce point de vue précieux puisqu’il montre, dans Nous, fils d’Eichmann, qu’il n’y a pas de banalité du mal, au sens d’un état quasi naturel ou d’une tare répandue. Le mal s’accompagne toujours d’une action de banalisation, comme refus actif de se représenter la souffrance que nos actes peuvent susciter ou les effets de la violence qu’on s’apprête à infliger à autrui, – pour les accomplir tout de même. C’est en cela que le mal, n’est pas une nature, ni même une culture incorporée, mais une transgression qui s’associe à une forme de négation de l’humanité de l’autre, et pour cela que celui qui le commet en est toujours individuellement responsable.

Certaines féministes s’inquiètent du fait que le “not all men” soit une rampe de lancement pour ceux qui ne veulent pas s’interroger sur la toxicité de certains comportements masculins… Comment ne pas donner un blanc-seing à des comportements inacceptables tout en ne tombant pas dans l’essentialisation ?

En les exposant chaque fois que ces comportements s’expriment et se manifestent, en les poursuivant en justice quand il s’agit de délits, en les sanctionnant implacablement quand ils sont établis. Il n’y a pas de recette miracle à l’arrêt de comportements toxiques, hormis l’éducation et la sanction.

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