Yves Navarre : retour sur la vie chaotique du “dernier écrivain maudit”

Yves Navarre : retour sur la vie chaotique du “dernier écrivain maudit”

On est en 1969, dans les bureaux de l’agence BBDO, sur les Champs-Elysées. Un jeune Rastignac de 20 ans tout juste arrivé d’Issoire, Thierry Ardisson, sert de factotum. Le directeur de création, Yves Navarre, 29 ans et pas encore écrivain, le repère. Ambiance Rimbaud et Verlaine chez les pubards. Grâce à Navarre, Ardisson prend du galon. Puis Navarre, qui donnait des dîners en l’honneur de son poulain, comprend qu’il ne parviendra pas à le mettre dans son lit – leurs chemins se séparent. Vingt ans après, en 1989, devenu une vedette de la télé, Ardisson invite son ancien mentor sur le plateau de Lunettes noires pour nuits blanches. Lauréat du prix Goncourt en 1980 pour Le Jardin d’acclimatation, Navarre est déjà ringard – il se suicidera cinq ans plus tard en s’étouffant avec un sac plastique après avoir gobé des médicaments. Sur le plateau d’Ardisson, le romancier mélancolique et moustachu répond à une interview “anti-portrait chinois”. Que serait-il s’il était un poison ? “Critique littéraire”, rigole-t-il. Alors que les éditions Séguier publient son Journal inédit (précédé d’une passionnante biographie signée Frédéric Andrau), tentons de rembobiner la vie de Navarre sans y ajouter de cyanure.

Lui au moins ne pourra pas s’inventer une trajectoire de transfuge de classe : né en 1940, Yves Navarre grandit dans une maison à Neuilly-sur-Seine. Tous les dimanches, il joue au golf avec son père, qui l’emmène également à la Comédie Française. Les premières frictions surviennent à l’adolescence. Monsieur Navarre comprend que son fils préfère les garçons. Il songe un temps à le faire lobotomiser, avant de se raviser de justesse. En 1964, sortant de l’EDHEC, Yves Navarre doit faire son service militaire. On l’envoie en coopération au Sénégal. Il chante dans une boîte de nuit de Dakar, Le Pigalle. Ça ne suffit pas à faire passer la pilule : vite, il revient en France, se fait interner en psychiatrie au Val-de-Grâce où il est déclaré fou (à cause de son homosexualité) et obtient d’être réformé.

Pour gagner sa vie, il commence dans la pub, chez Havas, Publicis puis BBDO. Il aime l’art, il a l’œil, et achète des toiles de Warhol, Roy Lichtenstein et David Hockney – Hockney fera d’ailleurs le portrait de Navarre, que l’on trouve en couverture de l’édition de poche des Loukoums. En 1969, il file à New York. Il traîne en bas résille dans les backrooms et écume d’autres lieux de drague gay (saunas, docks, parkings). A son retour, il revend ses tableaux pour acquérir une maison à Joucas – un petit village du Luberon où il a pour voisin Raymond Aron. Là-bas, le graphomane écrit, avec l’angoisse d’être un raté : ses 17 premiers manuscrits ont été refusés par tous les éditeurs.

Du Goncourt aux religieuses

Au 18e texte, bingo ! Paul Otchakovsky-Laurens (le futur P.O.L) lui offre un contrat chez Flammarion. Lady Black paraît en 1971. Jean-Louis Bory salue un “Jean-Jacques Rousseau de l’ère postfreudienne” mais, dans Le Figaro littéraire, un certain Bernard Pivot met un bémol à cet enthousiasme, critiquant “le roman le plus impudique et le plus narcissique de l’année” – tout en lui reconnaissant certaines qualités. Quoi qu’il en soit, la carrière littéraire de Navarre est lancée. En 1972, il sympathise avec Roland Barthes et Françoise Sagan, deux amitiés qui resteront importantes pour lui. Dans son Journal, il écrit ceci au sujet de Barthes : “Une vraie rencontre. Une vraie tendresse. Quelque chose d’élégant (et de perdu) dans nos bourgeoisies nous allie.” Il le qualifie de “guide”. De son côté, Barthes dira que Navarre est “le dernier écrivain maudit” car irrécupérable par aucune coterie intellectuelle.

Au fil des années, on songe à lui pour les prix. Au Goncourt, il est soutenu par Michel Tournier (qui lui offre un chat). Un jour, il croise un autre juré, Robert Sabatier, qui ne lui cache pas qu’il n’ouvre pas les livres. Navarre apprend que Patrick Grainville a obtenu le Goncourt 1976 pour Les Flamboyants en faisant du chantage au suicide ! Est-ce une bonne stratégie ? La réalité, hélas, dépasse parfois la comédie. En 1979, son camarade Jean-Louis Bory se tue en se tirant une balle dans le cœur. Neuf mois plus tard, Navarre rapporte un nouveau drame dans son Journal : “J’apprends ce matin que Roland Barthes est mort. Roland fut mon seul maître à sentir, ressentir (sentiment, ressentiment). Le bouleversement viendra plus tard, dans les jours à venir. Il me manque. Il va me manquer.” Décrocher le Goncourt l’automne suivant ne suffit pas à consoler Navarre.

Les années 1980 sont paradoxales pour ce grand lunatique. Certains critiques prennent plaisir à le descendre. Lors de la sortie de Biographie, en 1981, le jeune Eric Neuhoff flingue ainsi ces “700 pages de gémissements et de récriminations” : “A 40 ans, Navarre se paye le luxe de signer un ouvrage de gâteux.” Celui qui se définit comme “pédé socialiste” est proche du pouvoir : il fréquente François Mitterrand et surtout Jack Lang. En 1986, Pivot l’invite à Apostrophes. Mais notre homme publie à un rythme déraisonnable des livres qui se vendent de moins en moins. Il s’aigrit à vue d’œil. En 1989, après y avoir accompagné Mitterrand en déplacement officiel, il a la révélation : le Canada serait la Terre promise ! Il sera déçu du voyage. Navarre s’installe à Montréal, hante des saunas sordides, déprime. Il répète en boucle dans son Journal qu’il faut “tenir” avant de noter en 1990 : “Pourquoi tenir ?” A son retour à Paris, désargenté malgré son héritage, il est accueilli un temps par les religieuses augustines de la rue de la Santé, qui le logent dans le pigeonnier. Il déménage ensuite rue Malher, dans le Marais, où il mettra fin à ses jours.

Lutte contre l’oubli

Comme tous les écrivains dignes de ce nom, Navarre était un inclassable, irréductible à la droite ou à la gauche, ainsi que l’avait prédit Barthes. Est-ce pour cette raison que son Journal, véritable événement éditorial de ce printemps, est passé complètement sous les radars ? Le livre est pourtant haut en couleur. On y voit Navarre discuter avec Marguerite Duras, dîner avec Jacques Chazot, boire des bons bordeaux avec Paco Rabanne, prendre littéralement feu chez Marlène Jobert, sa veste de costume ayant touché une bougie… Il fait des rêves érotiques au cours desquels il est l’amant de P.O.L. Contrarié qu’un scénario qu’il a écrit pour Jean-Claude Brialy n’ait pas été retenu par la commission d’avance sur recettes du CNC, il compare cette dernière à la Gestapo – rien que ça. Il n’a pas des mots plus tendres pour Bernard Frank (“un ivrogne”), le duo formé à ses yeux par Philippe Sollers et Bernard-Henri Lévy (“des clowns”) ou les pique-assiette qui ont leur rond de serviette au ministère de la Culture (“des gens de merde”).

Ses confrères homosexuels sont ses cibles favorites : Roger Peyrefitte, Matthieu Galey, Renaud Camus ou Angelo Rinaldi reçoivent ainsi ses flèches les plus fielleuses. Témoignant dans la biographie qui complète le Journal proprement dit, Jack Lang déclare : “Yves était un homme merveilleux, souvent tourmenté, parfois à la limite de la désespérance, mais toujours un ami total.” Jacques Brenner n’est plus là pour lui apporter la contradiction – il jugeait Navarre orgueilleux avant tout. Sur ces commérages, séparons une seconde l’homme de l’œuvre et tentons de ranger les livres de Navarre dans l’histoire littéraire française du XXe siècle : quelque part entre ceux de Jean Genet, Hervé Guibert et Jack-Alain Léger ? C’est dire si Le Jardin d’acclimatation et autres méritent d’échapper à l’oubli.

Journal, par Yves Navarre. Précédé d’une biographie par Frédéric Andrau. Séguier, 505 p., 29 €.