Antisémitisme : 130 ans après Dreyfus, la France a-t-elle toujours quelque chose à dire au monde ?

Antisémitisme : 130 ans après Dreyfus, la France a-t-elle toujours quelque chose à dire au monde ?

Il y a cent trente ans, le 15 octobre 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, officier stagiaire à l’état-major, est arrêté au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, à Paris. Cet homme mince, aux traits anguleux, ce polytechnicien, juif alsacien, est soupçonné, sur la foi douteuse d’un fameux “bordereau”, d’avoir espionné au profit de l’Allemagne. S’ensuivent trois procès, la naissance des intellectuels, l’exil d’Emile Zola, des dizaines de débats à la Chambre des députés, 100 000 articles dans la presse française, la création de ligues antisémites, des batailles d’experts, des confrontations d’arguments – la raison d’Etat contre l’état de droit ; l’armée contre l’individu – et des millions d’accrochages à table. A l’issue de quoi, le 12 juillet 1906, Alfred Dreyfus, plus vieux de douze ans, est réhabilité par la Cour de cassation, et réintégré dans l’armée au grade de chef d’escadron.

Il y a une chose que l’on oublie parfois avec l’affaire Dreyfus : c’est qu’elle dure longtemps. Divisant la France à l’orée du XXe siècle, elle survit à trois présidents de la République, et une dizaine de présidences du Conseil. Ce n’est pas une “polémique” qui vient et qui s’en va, comme une démangeaison, mais un épisode long et fondateur, qui se joue sous les yeux du monde, tant la presse étrangère en est friande. “Un pays qui se déchire pour sauver l’honneur d’un petit officier juif est un pays où il faut aller rapidement”, avait coutume de dire le grand-père d’Emmanuel Levinas, en roulant les r depuis sa Lituanie natale.

Pour beaucoup de juifs de l’Est rêvant de quitter leurs contrées menaçantes, la France devient alors “la patrie de Zola”. Son “J’accuse” publié par L’Aurore, titré par Clemenceau, connaît un retentissement mondial. Avant, déjà, l’écrivain avait troussé des textes magnifiques, charriant les multiples dimensions de l’affaire naissante. Dans sa Lettre à la jeunesse, le 14 novembre 1897 : “Des jeunes gens antisémites, ça existe donc, cela ? Il existe donc des cerveaux neufs, des âmes neuves, que cet imbécile poison a déséquilibrés ?” Dans sa Lettre à la France, quelques jours plus tard : “France, réveille-toi, songe à ta gloire. Comment est-il possible que ta bourgeoisie libérale et ton peuple émancipé ne voient pas, dans cette crise, à quelle aberration on les jette ?” Lors de son procès, enfin, en février 1898, l’écrivain exhortera à dépasser le cas particulier, pour voir la question de principe : “Il n’y a plus d’affaire Dreyfus, il s’agit désormais de savoir si la France est encore la France des droits de l’homme, celle qui a donné la liberté au monde et qui devait lui donner la justice. […] L’heure est d’une gravité exceptionnelle, il s’agit du salut de la nation.”

Les mots de Zola, de Péguy, de Clemenceau, de Proust, de Blum ou d’Anatole France affrontent ceux de Maurras, de Barrès, de Daudet ou de Drumont. Le vieux peuple politique s’enflamme. A gauche, Jean Jaurès – pourtant fort peu philosémite – a joint le camp des dreyfusards. Dans un rassemblement à Lille qui l’oppose à Jules Guesde en novembre 1900, le député de Carmaux plaide pour que les socialistes cessent de considérer l’affaire comme une querelle interne à la bourgeoisie : “C’est le devoir des socialistes, quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté intellectuelle est en jeu, quand la liberté de conscience est menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de races et les atroces querelles religieuses des siècles passés paraissent renaître, c’est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière. […] C’est Marx lui-même qui a écrit cette parole admirable de netteté : “Nous, socialistes révolutionnaires, nous sommes avec le prolétariat contre la bourgeoisie et avec la bourgeoisie contre les hobereaux et les prêtres.”

“Le véritable acte de naissance de la République”

L’examen minutieux et douloureux auquel la nation s’est astreinte pendant douze ans a pris la tournure dont on fait l’Histoire. “Avec cette affaire somme toute assez simple, la République est passée d’un régime politique de faits – dotés de règles de fonctionnement – au régime des principes, résume pour L’Express l’historien et philosophe Marcel Gauchet. Ce en quoi l’on peut dire que l’affaire Dreyfus est le véritable acte de naissance de la République.”

Cent vingt ans après la Révolution française, qui fit de notre pays le premier à accorder des droits civiques complets aux juifs, la République faisait du cas d’Alfred Dreyfus sa question de principe existentielle, devant les yeux du monde – lors du seul procès de Rennes à l’été 1899, les accréditations révèlent la présence de 8 journaux allemands, 15 britanniques, 9 italiens, 12 américains, 4 espagnols, 2 luxembourgeois, 7 belges, 4 autrichiens, 1 argentin, 1 monégasque, 2 norvégiens, 4 néerlandais, 2 hongrois, 7 russes, 1 polonais, 2 suédois, ou encore 3 suisses…

Aujourd’hui, à l’heure où pas une synagogue, pas une école confessionnelle, ne peut se passer des sentinelles de l’armée pour sa sécurité, la question hante de nombreux Français juifs, jusque dans leur sommeil ou leurs projets d’avenir : la France a-t-elle encore quelque chose à dire au monde sur la question de l’antisémitisme ?

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