Antoine Vey : “Le cas Assange a toujours été un caillou dans la chaussure du pouvoir américain”

Antoine Vey : “Le cas Assange a toujours été un caillou dans la chaussure du pouvoir américain”

L’annonce de sa libération a été la surprise de ce début de semaine. Après sept ans passés entre les murs de l’ambassade équatorienne à Londres, cinq ans de prison et une interminable bataille judiciaire contre son extradition aux Etats-Unis, Julian Assange est ressorti libre du palais de justice de Saipan, la plus grande des Iles Mariannes Nord, ce mercredi 26 juin.

Libre certes, mais pas innocent. Le fondateur de WikiLeaks, devenu célèbre pour avoir relayé plus de 700 000 documents confidentiels sur les activités américaines en Irak et en Afghanistan, a été jugé coupable du seul chef d’accusation retenu in fine à son encontre : la sollicitation et la diffusion de documents classifiés. Et a écopé de soixante-deux mois de prison ferme. Peine qu’il a déjà purgée dans la prison de haute sécurité de Belmarsh (Angleterre), où il était incarcéré depuis son arrestation en 2019. Un verdict bien plus clément que les 175 ans de prison qu’il encourait, et qui découle d’un accord passé avec les autorités américaines : en échange de sa liberté, l’Australien de 52 ans devait plaider coupable. S’il éprouve “un véritable soulagement” à l’idée de savoir Julian Assange “enfin libre”, son avocat français Antoine Vey ne crie pas victoire pour autant. Et pour cause, “on ne pourra jamais se réjouir qu’un journaliste soit contraint de plaider coupable pour recouvrer sa liberté”, tempête l’auteur de Julian Assange. La plaidoirie impossible (Plon), paru fin mai. Entretien.

L’Express : Tout d’abord, comment va Julian Assange ?

Antoine Vey : Julian Assange va comme toute personne qui s’est retrouvée emprisonnée pendant des années sans pouvoir se défendre. C’est un journaliste qui s’est retrouvé entravé dans sa capacité d’action et qui a connu plus d’une décennie de calvaire. Par ailleurs, il a conscience que la liberté d’informer est toujours autant en danger et ne peut donc envisager sa libération uniquement comme étant une bonne chose. D’autant que rien ne pourra effacer l’épreuve qu’il a traversée. Pendant des années, on l’a présenté comme quelqu’un qui aurait mis en danger la vie d’agents américains, ce qui a toujours été contesté, et surtout jamais démontré.

Comment a-t-il vécu cette privation de liberté qui a duré près de quinze ans ?

Imaginez ce que l’on ressent lorsqu’on est coupé du reste du monde, privé de voir ses enfants, que l’on nous empêche d’embrasser sa femme le jour de son mariage ? Quelqu’un qui ne l’a pas vécu ne peut le comprendre. C’est précisément une des limites de l’argument qui repose sur la dignité humaine. Si cet axe de défense était un argument qui avait prise sur le collectif, Julian Assange n’aurait même pas passé deux jours en prison. J’attire également votre attention sur le fait que l’ONU ait jugé sa détention arbitraire.

Depuis combien de temps cet accord est-il dans les tuyaux ?

Ce ne sont pas des questions auxquelles nous pouvons répondre en tant qu’avocats. Sinon, il n’y a plus de secret professionnel. Ce type d’accord se discute dans un cadre ultraconfidentiel sinon rien ne se passe. Ce que je peux vous dire est qu’Assange était en position de force suffisante pour permettre à cet accord d’aboutir.

Est-ce que vous avez craint jusqu’à la dernière minute qu’il ne ressorte pas libre ?

C’est une affaire qui a connu tellement de rebondissements : le refus de l’extradition, son autorisation. Il y a également la crise du Covid-19 qui a été très dure à vivre. Sans compter le droit d’appel… Donc on n’était pas dans une position qui nous donnait la latitude de prédire ce qui allait se passer. Mais sa libération reste un véritable soulagement.

Le fait qu’un journaliste soit contraint de faire amende honorable, de plaider coupable d’avoir informé, est une très mauvaise nouvelle pour la presse

Si l’issue de cet accord peut être analysée comme une victoire pour Julian Assange, n’est-ce pas en revanche une défaite pour la liberté de la presse ?

Le fait qu’un journaliste soit contraint de faire amende honorable, de plaider coupable d’avoir informé, est une très mauvaise nouvelle pour la presse. C’est même un indicateur qui démontre l’urgence de renforcer la liberté d’informer car on ne pourra jamais se satisfaire qu’un journaliste soit condamné pour avoir fait son métier.

Dans un entretien accordé au média en ligne Crayon, vous soulevez une spécificité du cas Assange : selon vous, toutes les garanties accordées normalement aux journalistes lui ont été confisquées. Pensez-vous que les autorités américaines ont voulu faire de lui un exemple pour décourager d’autres journalistes de suivre ses traces ?

Certainement oui. Il y a une phrase de Kafka qui dit : “L’accusation est une punition.” Et c’est exactement le mécanisme qui s’est abattu sur Assange comme sur plein d’autres après lui. C’est dans l’air du temps. On peut aujourd’hui accuser quelqu’un avant même qu’il ne soit passé devant un juge. Cette affaire est symptomatique de ce que vivent des millions de gens quand ils sont confrontés à un divorce ou à une garde d’enfant : l’accès à un juge qui a suffisamment de pouvoir pour faire prévaloir une position équilibrée adossée sur les règles de droit est extrêmement compliqué.

Pensez-vous que sa libération puisse ouvrir un précédent ? Edward Snowden pourrait-il par exemple espérer un accord de ce type ?

Il faut se méfier des analogies. Le cas de Snowden est très différent de celui d’Assange. Tout d’abord, Julian n’est pas un fonctionnaire des Etats-Unis mais un journaliste qui s’est mis en danger pour avoir exercé sa profession. Ensuite, il n’a volé aucune information. Il a simplement diffusé des documents transmis par des lanceurs d’alerte. Le cas de Snowden est plus proche de celui de Chelsea Manning, qui a été libéré grâce à l’action de Barack Obama. Mais pour l’heure, je ne pense pas qu’il y ait du côté du pouvoir américain la volonté d’assouplir la répression exercée à l’encontre des journalistes qui se frottent aux documents classés.

Sa libération aurait-elle pu avoir lieu avec un Donald Trump président des Etats-Unis ?

Les choses ne sont pas aussi manichéennes : il n’y a pas les méchants républicains et les gentils démocrates. Dans cette affaire, l’administration américaine a eu des moments d’accélération et des moments de décélération. Le cas Assange a toujours été un caillou dans la chaussure du pouvoir américain parce qu’ils étaient conscients du caractère injustifié de l’accusation.

Un cas similaire pourrait-il se produire en France ?

Oui, et d’ailleurs je pense que c’est déjà le cas. Des journalistes subissent des pressions et se mettent en danger lorsqu’ils vont au plus proche d’une information sensible. On a vu émerger ces dernières années des procédures qui visaient des journalistes avec la saisie de leurs matériels sous prétexte qu’ils couvraient des informations confidentielles.

Maintenant je pense que la culture judiciaire et politique de la France est très différente de celle des Etats-Unis. Le renseignement américain n’agit pas du tout de la même façon que nos services. C’est aussi ce qu’on a essayé de faire dans l’affaire Assange : la culture française et européenne est assez éloignée de celle des Etats-Unis : au niveau de la peine, de la façon dont on considère la preuve, mais aussi de la façon dont on traite les informations et les journalistes. Reste qu’il faudrait que notre pays porte davantage la voix de ceux qui combattent pour la liberté.

Selon vous, la France aurait-elle pu faire davantage dans cette affaire ?

Je suis très critique parce que j’aurais souhaité que la France et les journalistes le soutiennent davantage. Il ne faut pas négliger les intérêts politiques qui justifient que le gouvernement français ait préféré rester prudent. Je constate d’ailleurs que les intérêts américains sont tellement puissants que la France n’a pas été en capacité de porter une voix claire en faveur de la défense du journaliste qu’est Julian Assange. Mais je compte sur notre pays pour le soutenir dans ses combats futurs pour la liberté de la presse et d’information.

Justement, après avoir payé très cher les conséquences de cet engagement, Julian Assange n’a-t-il pas envie de se consacrer à autre chose ?

Je ne peux pas me prononcer pour lui. Il est désormais un homme libre, il n’a plus besoin de son avocat pour s’exprimer à sa place. Il va retrouver tout ce dont il avait été privé, donc il va lui appartenir de s’exprimer, de communiquer et de vivre comme il l’entend. Une chose est sûre : cette remise en liberté ne signe pas l’arrêt du combat. Julian est quelqu’un d’immensément courageux, déterminé dans la cause qu’il incarne. J’espère qu’il prendra toutefois le temps de se consacrer à sa vie de famille et à ses proches. C’est quelqu’un de très attachant, il le mérite.