Arash Azizi : “Aucun autre responsable iranien n’a eu autant de sang sur les mains que Raïssi”

Arash Azizi : “Aucun autre responsable iranien n’a eu autant de sang sur les mains que Raïssi”

Ce lundi 20 mai, l’Iran a confirmé la mort du président Ebrahim Raïssi dans un crash d’hélicoptère, dont les origines sont encore inconnues. Elu en 2021 dans une élection boudée par les Iraniens, car jouée d’avance, Raïssi était une figure discrète, mais non moins importante de la République islamique. Ce fidèle de l’ayatollah Khamenei, que beaucoup considéraient comme un candidat sérieux à la succession du Guide suprême, était même un rouage essentiel de l’appareil répressif du régime.

La disparition de Raïssi pourrait-elle déstabiliser le régime et revitaliser le mouvement civique fortement réprimé en 2022 ? Arash Azizi, historien et journaliste iranien, en doute : “Après avoir protesté, encore, encore et encore, et après avoir subi la répression du régime et des centaines de morts, le mouvement civique iranien est épuisé”. C’est un constat pessimiste, mais pragmatique, que livre pour L’Express l’auteur de What Iranians want : Women, Life, Freedom (Oneworld, 2024), qui attend de voir quels seront les candidats autorisés à se présenter lors de l’élection présidentielle prévue en juin.

L’Express : Qui était Ebrahim Raïssi ?

Arash Azizi : C’est simple, je pense qu’aucun autre responsable de la République islamique n’a eu autant de sang sur les mains qu’Ibrahim Raïssi. Il a dédié sa vie au service du régime, et il l’a fait de la manière la plus sanglante qu’il soit. Dans les années 1980, son action au sein de l’appareil judiciaire s’est soldée par l’exécution de milliers d’Iraniens, et je parle là d’exécutions extrajudiciaires. En 1988, par exemple, il a été chargé de tuer des milliers de prisonniers politiques, dont la plupart étaient des opposants de gauche.

En tant que président, il dirigeait un Iran répressif sur le plan politique, internationalement isolé et économiquement appauvri. C’est lui qui a supervisé la répression du mouvement “Femme, Vie, Liberté” (NDLR : slogan scandé lors des manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini, en septembre 2022), qui a fait plus de 500 morts et de nombreuses exécutions.

Malgré sa brutalité, il a été relativement épargné par les manifestants du mouvement “Femme, Vie, Liberté”. Comment expliquez-vous cela ?

Politiquement, Raïssi n’avait pas une stature très marquante, c’était une sorte de “béni-oui-oui” de l’ayatollah Khamenei, il lui était totalement docile. Il manquait cruellement de charisme, on somnolait pendant ses discours. Il est d’ailleurs intéressant de constater que dans les hommages posthumes, c’est principalement sa loyauté envers Khamenei qui a été louée. Raïssi était donc aussi brutal qu’il était insignifiant politiquement.

C’est vrai qu’il n’était pas la cible principale des manifestants, même s’il a été critiqué. Par exemple, lorsqu’il s’est rendu au Kurdistan en plein milieu du mouvement, dans la ville de Sanandaj, il y a eu des appels au boycott et à ne pas sortir dans la rue lorsqu’il était là. Mais dans l’ensemble, il n’était pas au cœur des discussions, tout simplement parce qu’il n’apparaissait pas comme un personnage important politiquement, que le pouvoir se situait ailleurs, et aussi parce que sa brutalité s’est surtout exercée dans les années 1980, donc pour beaucoup de gens, c’est lointain.

Comment se porte l’Iran au moment de sa disparition ?

Dans l’ensemble, à bien des égards, l’Iran sous Raïssi n’a jamais été aussi mal en point. L’Iran est actuellement dans une impasse politique. Les élections présidentielles en Iran n’ont jamais été libres et équitables, en revanche, elles étaient compétitives. C’était le cas pour les élections de Mohammad Khatami, Mahmoud Ahmadinejad, Hassan Rohani, entre 1997 et 2017. Mais lors de l’élection de Raïssi en 2021, l’absence de réelle compétition électorale s’est traduite par une abstention record, parce que les Iraniens savaient que les résultats étaient décidés d’avance. Il n’avait donc aucune légitimité populaire et démocratique.

Sur le plan international, l’Iran est plus isolé que jamais et souffre d’un ensemble de sanctions très étendues qui touchent durement les classes moyennes. On peut toutefois mettre au crédit de Raïssi le rétablissement des liens avec l’Arabie saoudite, et le fait que l’Iran ait rejoint les Brics et l’Organisation de coopération de Shanghai. Tout cela est important pour le pays. Mais cela marque la consolidation d’une stratégie internationale tournée vers l’Est, caractérisée par les renforcements des liens de l’Iran avec la Russie et la Chine au détriment de ses relations avec l’Occident.

Enfin, la mort de Raïssi intervient alors que l’ayatollah Khamenei a 85 ans, et que la question de la succession est de plus en plus pressante. Pour Khamenei, il est très important de laisser le régime entre de bonnes mains afin de conserver les idéaux de la République islamique après sa disparition.

Raïssi était-il pressenti comme un potentiel successeur ?

Je ne dirais pas que Khamenei avait choisi Raïssi comme successeur, et il est très difficile de savoir ce que pense vraiment l’ayatollah. En revanche, la préoccupation de Khamenei pour la question de la succession est réelle, et le poste de président joue à cet égard un rôle important, parce que celui qui l’occupe pourrait être un candidat sérieux à la succession, ou en tout cas il jouera un rôle important à la mort de Khamenei.

Quel est le rôle, dans les institutions iraniennes, du président de la République islamique ?

Les pouvoirs du président sont très limités, et la plupart des décisions importantes sont prises par le Guide suprême. Dans la Constitution, le président est le chef de l’exécutif, il s’occupe des affaires courantes du pays, il joue un rôle important dans l’économie… Mais 70 % des pouvoirs sont entre les mains du Guide suprême. Dans la pratique, Khamenei a réussi à empiéter sur le pouvoir du président et il s’occupe aujourd’hui d’une grande partie de ce qui devrait être les prérogatives du chef de l’Etat.

Par exemple, le ministère des Affaires étrangères relève techniquement de la présidence. Toutefois, certaines des fonctions les plus importantes du ministère, comme les ambassades dans des pays clefs tels que la Syrie, le Liban et le Yémen, sont gérées par le Corps des gardiens de la révolution islamique, une milice que dirige Khamenei. Il n’empêche que le rôle de président reste important politiquement, notamment dans les luttes de pouvoir entre les différentes factions.

Mohammad Mokhber a été désigné président par intérim, et des élections doivent se tenir le 28 juin prochain… Qu’attendre de ces élections ?

Ces élections ne seront pas libres et équitables, car aucune élection dans la République islamique ne l’a jamais été. Tout le monde ne peut pas se présenter. Par exemple, si je voulais me présenter, je ne pourrais pas le faire, au même titre que l’ensemble des libéraux, démocrates, progressistes de gauche, etc. La vraie question est donc la suivante : s’agira-t-il d’une élection comme celle de 2021, dans laquelle les résultats seront connus d’avance, avec un seul candidat entouré de candidats sélectionnés par le pouvoir pour faire figuration ? Ou s’agira-t-il d’une véritable compétition entre les différentes tendances du régime, qui sont au nombre de trois : les partisans d’une ligne dure, les centristes conservateurs, et les réformistes.

Techniquement, le Conseil des Gardiens (NDLR : sorte de Conseil constitutionnel), qui est composé notamment de six juristes nommés par le Guide suprême, doit décider de qui est apte ou non à se présenter. En réalité, c’est Khamenei qui décide, car les membres du Conseil l’écoutent et lui sont très loyaux. Beaucoup de gens voient dans l’élection à venir l’occasion d’élargir la base du régime en organisant des élections vraiment compétitives. Khamenei et les membres du Conseil des gardiens les écouteront-ils ? Nous verrons bien…

Pourquoi les candidats choisis vont-ils influencer le résultat de l’élection ?

Parce que chacune des tendances a des personnalités phares, populaires auprès des citoyens. Prenons un exemple français. Si La France insoumise est autorisée à concourir à une élection présidentielle, mais que l’on empêche Jean-Luc Mélenchon de se présenter et qu’on le remplace par un député peu connu, alors le parti obtiendra moins de soutien que si c’était le candidat naturel.

Pour le moment, il y’a très peu d’enthousiasme autour de la prochaine élection présidentielle.

En Iran, c’est la même chose. À titre personnel, je préférerais que ça soit un réformateur qui remporte l’élection, car ce sont eux qui ont l’engagement le plus fort en faveur de la démocratie libérale et qui sont les plus progressistes. Mais si vous présentez Majid Ansari à la place de Mostafa Tazjadeh, je ne pense pas que je voterai pour eux. Ansari est un réformateur loyal au régime, il a même été nominé par Khamenei au Conseil de discernement de l’intérêt supérieur du régime (NDLR : institution que l’on peut comparer au Conseil d’État). Ce serait un candidat idéal pour l’ayatollah, mais il serait peu inspirant pour les électeurs…

Mostafa Tazjadeh, en revanche, est une figure populaire de l’opposition, il a été en prison pour avoir défendu la démocratie, et en 2021, le Conseil des Gardiens ne l’avait pas laissé se présenter. S’il devait se présenter, je le soutiendrais, mais il y a très peu de chances que ça soit le cas… Nous connaîtrons d’ici le 11 ou le 12 juin la liste finale des candidats autorisés à se présenter. Mais pour le moment, il y a très peu d’enthousiasme autour de la prochaine élection présidentielle.

La mort de Raïssi pourrait-elle déstabiliser le régime, au point de voir émerger de nouvelles protestations citoyennes ?

Vous savez, le régime a toujours craint l’éruption d’une nouvelle protestation citoyenne. Lors des moments de crises, c’est là qu’elles sont les plus susceptibles d’exploser. Mais je ne pense pas que ça soit une issue probable. Après avoir protesté, encore, encore et encore, et après avoir subi la répression du régime et des centaines de morts, le mouvement civique iranien est épuisé. En réalité, pour espérer un changement du régime iranien, il faudrait une stratégie qui ne se limite pas à sortir et protester dans la rue, mais une traduction politique claire. Ce dont nous avons besoin, c’est que l’opposition s’organise avec à sa tête un vrai leadership politique.

Il faut que les figures de l’opposition, qu’elles soient à l’étranger ou en Iran, trouvent un moyen de construire une alternative politique viable. Cela peut passer, par exemple, par accepter de faire des compromis en s’accordant sur une vision démocratique commune. Pour l’instant, ils ne l’ont pas fait et la dernière fois qu’ils ont essayé, ça s’est terminé en fiasco. Cinq ou six membres de l’opposition avaient tenté de former une sorte de coalition, qui s’était effondrée au bout de quelques semaines seulement, en raison de désaccords trop profonds…

Toutefois, là où nous pouvons nous permettre d’être optimistes, c’est que l’échec des politiques de la République islamique ne pourra pas durer éternellement. Après la mort de Khamenei, il n’est pas impossible que nous assistions à des changements dans le régime et les politiques menées. Ça ne se traduira pas forcément par une forte démocratisation du régime, mais on peut au moins espérer une ouverture sur le plan international, ainsi qu’une réduction de la répression politique.

La communauté internationale doit-elle faire quelque chose ?

Les politiques de sanctions économiques n’ont pas été efficaces selon moi. Mais la communauté internationale peut faire quelque chose, par exemple en soutenant le mouvement civique iranien et en mettant de la pression sur l’opposition politique pour qu’elle prenne ses responsabilités. La réalité, c’est que la plupart des pays occidentaux ne considèrent pas le Moyen-Orient comme une priorité. Mais on ne peut pas attendre que le changement vienne de la communauté internationale. Le changement doit venir des Iraniens eux-mêmes.

Pour avoir un soutien international, il faut qu’il y ait quelque chose à soutenir, à savoir, une opposition politique réelle et bien organisée, capable de proposer une alternative démocratique à la République islamique. Ça n’est pas encore le cas, mais le mouvement civique iranien est très important et offre une base sur laquelle construire cette alternative.