Atos, Casino… A Bercy, le discret commando au secours des entreprises en difficulté

Atos, Casino… A Bercy, le discret commando au secours des entreprises en difficulté

Le 16 mars 2020 à 20 heures, Emmanuel Macron annonce l’entrée de la France en confinement, le lendemain, pour contrer la propagation du coronavirus. “Nous sommes en guerre”, lance solennellement le chef de l’Etat. Pour Cédric Dugardin, la décision sonne évidemment comme un coup de massue de plus. Mais il se trouve déjà au front. A peine un mois auparavant, ce “dirigeant de crise” a été nommé à la tête de Presstalis afin d’assurer le redressement du principal distributeur de journaux et magazines, de nouveau en mauvaise posture. La veille de la mise sous cloche de l’Hexagone, il en a la conviction : dans quelques heures, il se rendra au Tribunal de commerce de Paris pour déposer le bilan. Coup de théâtre, dans la soirée, il reçoit un appel pour le moins catégorique de Louis Margueritte, alors secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri). “C’est un secteur stratégique, vous ne déposez pas”, lui rétorque son interlocuteur au bout du fil. “Je n’ai pas de quoi payer les salaires, je n’ai pas le choix”, répond Cédric Dugardin. “Je vous arrange ça d’ici demain matin”, promet en retour Louis Margueritte. Au lever du soleil, le patron reçoit un mail lui signifiant que le Ciri accorde à Presstalis un prêt de 16 millions d’euros via le Fonds de développement économique et social (FDES) dont il a la charge. L’entreprise obtient ainsi un premier répit de plusieurs semaines et peut continuer à distribuer la presse.

Doux, Conforama, Toys R Us, Go Sport ou plus récemment Atos… Le Ciri a joué les premiers rôles ces dix dernières années dans des dossiers emblématiques où des centaines d’emplois, voire des milliers, étaient en jeu. Cet organisme, rattaché à la direction générale du Trésor, accompagne les entreprises de plus de 400 salariés qui en font la demande lorsqu’elles se retrouvent en difficulté. Créé en 1982, le Ciri a pris la suite du Comité interministériel pour l’aménagement des structures industrielles, en réponse au deuxième choc pétrolier. Pensé dans un premier temps comme une structure temporaire, il s’est rapidement imposé comme un acteur incontournable dans le paysage économique. “Le Ciri a été constitué avec un but assez simple : avoir une vision interministérielle coordonnée des sujets de restructuration. Avant qu’il ne soit trop tard, il peut être utile que l’Etat accompagne une entreprise en difficulté en l’aidant à s’en sortir”, décrit Pierre-Olivier Chotard, l’actuel secrétaire général de l’organisme.

Sur chaque dossier, cette task force, composée d’une dizaine de personnes seulement, joue à la fois un rôle de médiateur et d’apporteur de solutions. Avec un mot d’ordre : la discrétion. “Personne n’est au courant que le Ciri accompagne une entreprise. Si quelqu’un s’aperçoit qu’il y a des difficultés, cela peut les accroître et créer un cercle vicieux : ses clients et ses fournisseurs pourraient être tentés de se détourner”, explique Pierre-Olivier Chotard. Il n’est pas rare que soient conviées au ministère de l’Economie une cinquantaine de personnes, entre les administrateurs et mandataires judiciaires, les créanciers et les avocats, avec pour seule ambition de mettre tout le monde autour d’une table. Un format unique dans le monde.

“Le Ciri est une spécificité française, cela n’existe nulle part ailleurs. Quand vous expliquez à des institutions financières étrangères qu’on va négocier à Bercy, il arrive qu’on vous regarde avec des yeux ronds”, sourit Frédéric Abitbol, abonné aux dossiers médiatiques et président du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires. Un mode de fonctionnement qui peut paraître interventionniste mais qui a ses vertus. En 2017, avant Presstalis, Cédric Dugardin effectuait sa première mission de sauvetage auprès de l’armateur Bourbon. “Nous avions alors des créanciers chinois, qui sont venus au Ciri. Ils ont demandé à avoir le drapeau tricolore et le sigle de Bercy en bas des documents pour rassurer leur direction”, raconte le dirigeant.

Une équipe jeune

Au sein du Ciri, les rapporteurs, tout comme le secrétaire général, ont la charge de suivre les entreprises qui ont saisi le comité. Tous ou presque sont passés par l’ENA, certains, plus rarement, par les grandes écoles de commerce parisiennes ou par Polytechnique, souvent sans avoir jamais encore mis un pied dans le monde très complexe et rude de la restructuration. Qu’importe. “J’ai vu arriver de nouveaux rapporteurs lors d’une réunion qui semblaient ne rien comprendre à ce qu’il se passait. Quelques semaines plus tard, nous étions tous bluffés par la façon dont ils avaient pris en main le dossier”, raconte un participant. “Ils déboulent dans un monde qui n’est pas le leur et sont généralement remarquables”, abonde Olivier Puech, associé au sein du cabinet Bredin Prat.

“La tête bien faite”, “brillants”, “bosseurs”… Les qualificatifs élogieux pleuvent lorsqu’il s’agit d’évoquer les équipes du Ciri. De jour comme de nuit, ses membres ne comptent pas leurs heures et savent toujours se rendre disponibles. “Ce qui m’a toujours frappé, c’est à quel point ces serviteurs de l’Etat sont dévoués et prennent à cœur leur mission. Ce service est vraiment de nature à redorer le blason de l’Etat, un peu écorné parfois. C’est une structure exceptionnelle avec des gens qui ont la patience et le dévouement que l’on peut trouver chez les médecins urgentistes”, salue Jean-Pierre Farges, avocat associé du cabinet Gibson Dunn.

Gilles Clavie peut en témoigner. Nommé en juillet 2020, entre deux confinements, directeur général d’AccorInvest – filiale à 30 % d’Accor gérant plus de 900 hôtels dans le monde -, il saisit le Ciri trois mois plus tard, écrasé par une dette de plus de 4 milliards d’euros : “Nous avions acquis la certitude que pour être capables de remettre en place une véritable structure de financement, sachant que nous avions un pool bancaire de 20 parties prenantes, il nous fallait passer par une conciliation.” S’ensuivront des heures d’échange par téléphone ou en visio. “A partir du moment où j’ai contacté le Ciri, pendant sept mois, il ne s’est pas passé un jour où je n’ai pas été en contact avec eux. J’ai reçu ensuite des appels de suivi pendant un an à raison d’une à deux fois par semestre”, raconte-t-il. Bloqué en Pologne où il dirigeait jusqu’ici le groupe hôtelier Orbis, Gilles Clavie portait une lourde responsabilité pour les 30 000 salariés d’AccorInvest. “Dans cette situation, où l’on était contraint de rester chez soi, le fait d’échanger régulièrement avec Louis Margueritte et ses deux assesseurs était un sacré confort. Ils voyaient des dizaines de dossiers similaires, je profitais de leur expérience et de ce qui avait pu être négocié auparavant.”

Le mandat de Louis Margueritte dans les annales

A la tête du Ciri de 2018 à 2021, Louis Margueritte a marqué les esprits. “La période Covid a été extrêmement dense. Il a fait un travail exceptionnel pour à la fois accompagner les entreprises et garantir l’équité de traitement d’un dossier à un autre”, se souvient Hélène Bourbouloux, administratrice judiciaire et associée gérante de l’étude FHBX. Aujourd’hui député Renaissance dans la cinquième circonscription de Saône-et-Loire, Louis Margueritte garde un souvenir intact de son passage au sein du comité. “Il s’agit du poste le plus intense que j’ai occupé au cours des quinze dernières années. Vous êtes au cœur du réacteur. C’est extrêmement riche professionnellement et d’une force incroyable humainement. Vous apprenez beaucoup sur vous-même et sur les autres”, confie-t-il. Ce polytechnicien a traité pas moins de 150 dossiers en trois ans. “L’espace de quelques semaines, on se retrouve non pas aux commandes, mais en tout cas très proche du dirigeant pour essayer de trouver une solution. On a ce rôle d’arbitre. C’est un peu une équipe commando”, juge l’élu. Marc Sénéchal, mandataire judiciaire, qui a mené la restructuration de Casino, recourt à la même image : “Et comme dans tout commando, le chef de groupe est très important, c’est lui qui donne l’impulsion, qui organise les actions et le travail. Il est le gardien des grandes orientations que le Ciri doit prendre. C’est lui qui, le cas échéant, intervient quand il faut trancher.”

Lors de sa première réunion en 2018, Louis Margueritte, encore novice, débarque dans une salle à Bercy où se trouvent plus d’une centaine de personnes et des cabines de traduction. “Tout le monde m’attendait. Ces dirigeants voient arriver un jeune de 35 ans, cela ne va pas de soi, se souvient-il. J’ai eu des patrons en pleurs dans mon bureau. Ce n’est pas en deux heures de rencontre que vous créez de la confiance.” Un terme qui revient souvent dans la bouche des acteurs de la restructuration. “Elle est essentielle pour la conduite de nos dossiers. Dans cette effervescence qui caractérise ces interventions, dans une intensité de cette nature, c’est un bénéfice évidemment pour ceux qui ont à organiser et orienter les discussions et la négociation, mais également pour les acteurs de ces procédures”, explique Marc Sénéchal. “Le monde de la restructuration financière est dur. Il y a des patrons qui risquent de tout perdre, des créanciers qui se rendent compte qu’ils ne vont pas être remboursés. La charge émotionnelle dans la négociation est très importante. Quand on réunit 50 personnes à Bercy, cela peut être surprenant. Le climat n’est pas feutré comme il peut l’être dans des discussions diplomatiques. C’est un cadre de négociation très brutal”, reconnaît Pierre-Olivier Chotard.

Le rôle du CIRI a évolué durant la pandémie

La personnalité du secrétaire général joue beaucoup dans la réussite des missions du Ciri. Or, ses équipes sont en moyenne renouvelées tous les trois ans. “Soit on a quelqu’un comme Louis Margueritte qui mouille la chemise et dans ce cas-là, l’organisme est hyperefficace. Soit on a quelqu’un de moins impliqué et c’est l’inverse”, éreinte un banquier d’affaires. De son côté, cet avocat a trouvé le bon indicateur pour juger de la qualité du Ciri : suivre le nombre de dossiers qui se dirigent vers le comité par rapport à ceux transmis à la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), dont les missions sont similaires. “Quand on est en grande difficulté et qu’on se tourne vers la Dire, c’est que le Ciri n’est pas bon, assène-t-il. Certains sont au Ciri juste pour cocher une case et passer au poste suivant. Ceux qui se sentent investis d’une mission, ils s’impliquent à 100 %, ils ne sont pas là pour faire de la politique, pour plaire aux uns ou aux autres et préparer leur prochaine position dans une grande administration. Quand le Ciri se met au service de l’intérêt général, cela peut être extraordinaire.”

Durant la pandémie, le rôle du Ciri a largement évolué du fait du déploiement des prêts garantis par l’Etat (PGE). “Nous n’étions plus seulement un arbitre, mais aussi en défense des intérêts de l’Etat”, pointe le secrétaire général Pierre-Olivier Chotard. “L’action du Ciri et son évolution dépendent beaucoup du rôle de l’Etat et de sa force vis-à-vis des acteurs bancaires, juge François Guichot-Pérère, associé gérant de Lazard. En 2008, lors de la crise des subprimes, on a eu un Etat très fort parce que les banques avaient besoin de lui, le Ciri était alors très à la manœuvre. Aujourd’hui, l’Etat a beaucoup moins d’influence sur les banques et le Ciri se comporte davantage comme un créancier, qu’en organisme au-dessus de la mêlée.”

Au point de durcir son action depuis quelques mois. “J’ai l’impression que, depuis la fin de la crise et à mesure que le robinet des finances publiques s’est un peu tari, il est plus soucieux qu’avant du recouvrement de ce qui est dû”, confie un avocat, bon connaisseur du comité. Au risque de se détourner de sa mission ? Le dirigeant d’une entreprise ayant récemment fait appel au Ciri a regretté le manque “de prise de position”. “Nous n’avons pas sollicité tout de suite le Ciri, ce qui n’est pas très courant, car nous pensions pouvoir céder le groupe. Ils n’ont pas trop aimé. Pour les avoir à bord, il faut les saisir plus rapidement”, raconte-t-il. Un autre dirigeant d’entreprise estime de son côté que le Ciri n’opte pas toujours pour la solution la plus pérenne. Il prend notamment l’exemple de Solocal, l’ex-Pages jaunes, passé sous pavillon étranger, et de Casino : “Avant, on ne voulait pas d’investisseurs étrangers. Aujourd’hui, on ne sait plus si Daniel Kretinsky est tchèque ou français.” Une forme d’opportunisme qui profite parfois à Bercy, parfois aux créanciers. Les entreprises, elles, ressortent en tout cas gagnantes : depuis 2012, 9 sur 10 ont été sauvées.