Boeing, la descente aux enfers : enquête sur vingt ans d’erreurs chez l’avionneur américain

Boeing, la descente aux enfers : enquête sur vingt ans d’erreurs chez l’avionneur américain

“If it ain’t Boeing, I ain’t going”. “Si c’est pas Boeing, j’y vais pas”, ont clamé des générations de pilotes, convaincus que les appareils du célèbre avionneur américain ne failliraient jamais. C’était avant. Avant que le colosse plus que centenaire, porte-étendard de l’industrie made in USA, n’entame sa descente aux enfers. C’était avant les crashs successifs de deux 737 MAX qui ont provoqué la mort de 346 personnes en 2018 et 2019. Avant les dissimulations de Boeing, qui a tardé à admettre l’existence et le rôle majeur d’un logiciel dans ces drames. Avant le grave incident ayant à nouveau touché en janvier un 737 MAX, dont la porte barrant l’issue de secours s’est détachée en vol… faute de boulons pour l’amarrer au fuselage.

C’était aussi avant que le géant de Seattle – 78 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 170 000 salariés – n’accumule les difficultés dans ses autres métiers. Dans le spatial, son vaisseau Starliner a dû s’y reprendre à trois fois pour rejoindre la Station spatiale internationale. Dans le militaire, les déboires du ravitailleur KC-46 ont longtemps exaspéré l’armée américaine.

La crise s’est infiltrée partout chez Boeing. Elle est aussi profonde que ses racines sont anciennes. Pour beaucoup d’observateurs, les premières graines sont semées en 1997 lors du rachat d’un concurrent en perdition, McDonnell Douglas. Derrière le vernis d’un cours de Bourse rutilant se cache une entreprise à l’agonie, relate Peter Robison, l’auteur de Flying Blind, un ouvrage riche d’enseignements sur Boeing et la crise du 737 MAX. Le mariage n’en est pas moins célébré. Pendant un temps, l’ancien PDG de McDonnell Douglas prend même les rênes du nouvel ensemble. Mais “le moment le plus dévastateur”, de l’aveu de Richard Aboulafia, directeur général du cabinet AeroDynamic Advisory à Washington, intervient dans les années 2000, période à laquelle la “culture Jack Welch” pénètre Boeing.

La réduction des coûts, une vertu cardinale

Président de General Electric de 1981 à 2001, l’homme a influencé toute une génération de dirigeants américains. Ceux qui se succèderont pendant vingt ans à la tête de Boeing y sont d’autant plus sensibles que beaucoup ont travaillé pour Jack Welch. Son credo ? “Seule la gestion des actifs importe. Les hommes et les produits ne comptent pas vraiment. Que vous gériez des post-it ou des avions, c’est pareil”, cingle un spécialiste. “On a célébré Jack Welch comme le plus grand patron de l’aérospatiale. En réalité, il a poussé la financiarisation de la performance à outrance. Or, quand on travaille dans l’industrie, il n’est pas possible de se soucier d’un seul et unique indicateur !”, s’emporte un ancien dirigeant de l’aéronautique, que la chute de Boeing désole.

Chez l’avionneur, la philosophie qu’appliquent ses admirateurs transforme l’entreprise “jadis dirigée par des ingénieurs qui faisaient un pied de nez à Wall Street […] en une des créatures les plus favorables aux actionnaires sur le marché”, résume Peter Robison. Professeur d’économie émérite à l’Université du Massachusetts, William Lazonick estime que les dividendes et les rachats d’actions ont atteint respectivement, en cumulé, 17,5 milliards et 40,8 milliards de dollars à leur pic entre 2012 et 2018. Sur la même période, un calcul montre que les dépenses en recherche et développement de l’entreprise tournent à 24 milliards de dollars. Partout, la réduction des coûts est devenue une vertu cardinale. En témoignent les critères de fixation de la rémunération des dirigeants, qui glissent de “la satisfaction des clients et des employés, la sécurité et la diversité” à “l’optimisation des actifs”, selon Peter Robison.

Le programme du long-courrier 787 Dreamliner est le premier à éprouver la nouvelle stratégie de Boeing. La direction exige des équipes que ses coûts de développement ne dépassent pas 40 % de ceux du modèle précédent, le 777, tandis que les dépenses dans l’assemblage doivent “être maintenues à 60 % de celui de chaque 777 construit”, selon le journaliste. Tout à sa quête d’économies, l’avionneur américain déménage une partie de la production du 787 en Caroline du Sud à la fin des années 2000. L’Etat est tout sauf une terre d’aéronautique. Boeing l’apprend au prix de multiples incidents, allant d’erreurs d’assemblage à des pièces oubliées dans les avions. Mais les salaires horaires y sont deux fois inférieurs à ceux de Seattle et les syndicats peu influents.

Divorce entre direction et ingénieurs

En parallèle, Boeing externalise à tour de bras. La pratique n’a en soi rien d’exceptionnel : l’ensemble de la production manufacturière repose sur de vastes chaînes de sous-traitance. Mais Boeing va très loin dans la démarche. Sur le 787, il mobilise près de 43 sous-traitants aux quatre coins du monde, ce qui l’expose à des retards à répétition. Pour se concentrer sur ce qu’il juge être son cœur de métier, il se sépare des activités d’aérostructures, ces grandes pièces que sont le fuselage ou les ailes. Las. Sorties de son giron, elles donnent naissance à Spirit AeroSystems, un fournisseur dont les problèmes de qualité ont largement été pointés du doigt en janvier dans l’affaire de la porte arrachée du 737 MAX.

“Les aérostructures sont des pièces cruciales. Jamais Boeing n’aurait dû s’en séparer”, estime Bjorn Fehrm, analyste pour Leeham Company. “C’est moins l’externalisation que le fait d’avoir constamment serré la vis à Spirit qui a conduit à ce résultat. En revanche, externaliser une partie du design, comme Boeing a commencé à le faire sous James McNerney [NDLR : PDG de 2005 à 2015] était une erreur”, rétorque Richard Aboulafia.

Les risques associés à l’externalisation sont pourtant identifiés en interne. Un ancien ingénieur de McDonnell Douglas, John Hart-Smith, s’en émeut dès 2001 dans un rapport ironiquement baptisé “La pierre angulaire d’une sous-traitance réussie”. Il écrit qu’”il ne sera pas toujours possible de faire de plus en plus de profit avec moins en moins de produit” et que “la performance du constructeur ne peut jamais dépasser les capacités du moins compétent de ses fournisseurs”. L’alerte est d’autant moins entendue qu’un gouffre se creuse entre les ingénieurs et la direction de Boeing, où les profils financiers triomphent. L’éloignement est vite devenu physique : en 2000, l’entreprise a déplacé son siège social de Seattle à Chicago, en riposte à une vaste grève des ingénieurs. Il se cristallise avec le 737 MAX.

Le choc Airbus

Boeing a longtemps sous-estimé Airbus. Sa direction ignore la popularité croissance de l’A320, moins cher et bien mieux équipé que le 737, un appareil vieillissant en service depuis 1968. Alors quand l’ambitieux européen vient chasser sur ses terres avec l’A320neo dans les années 2010, le choc est total. Pire, l’un de ses clients, American Airlines, est sur le point de céder à la tentation et de lui passer commande de plusieurs centaines d’appareils. “Boeing ne pensait pas que l’A320neo puisse fournir les performances annoncées par Airbus. Le groupe a fait un mauvais travail d’évaluation sur le neo et sur ce qu’il se passait chez ses clients. A mon sens, l’élément moteur de la crise que traverse Boeing, c’est cet éléphant dans la pièce qu’était Airbus”, analyse Michel Merluzeau, résident américain de longue date et spécialiste de l’aéronautique pour le cabinet AIR.

En une semaine, Boeing bricole sa parade : ce sera le 737 MAX. Réduction des coûts oblige, Boeing ne veut y consacrer que 2,5 milliards de dollars, quand un appareil neuf requiert entre 10 et 20 milliards de dollars d’investissement. Pour s’épargner d’onéreuses formations de ses pilotes, Southwest Airlines le presse en outre de limiter les changements avec les 737 en circulation. Boeing accède volontiers à la demande : il a promis un million de dollars par avion à la compagnie aérienne si une formation sur simulateur venait à être requise, relate Peter Robison. Sauf que la transformation du 737 est un cauchemar. Plus modernes, les moteurs que souhaite installer Boeing sont aussi plus gros et modifient dangereusement son centre de gravité. Qu’à cela ne tienne : l’avionneur met au point un logiciel anti-décrochage. C’est le tristement célèbre MCAS, que l’avionneur s’ingéniera à soustraire aux regards de l’autorité de contrôle américaine, la FAA, comme des compagnies aériennes, des pilotes et des passagers.

Les rares craintes formulées en interne par des ingénieurs sur la sécurité du système seront toutes balayées, comme celles émanant de responsables de la production. En 2018, un ancien officier de marine devenu manager à l’usine de Seattle, Ed Pierson, fait part au directeur du programme du 737 de ses inquiétudes sur les cadences de production imposées. “Je sais combien les plus petits défauts peuvent compromettre la sécurité d’un avion. Toutes mes sonnettes d’alarme internes sont déclenchées. Et pour la première fois de ma vie, j’ai le regret de dire que j’hésite à faire voyager ma famille à bord d’un Boeing”, écrit-il. La réponse qui lui aurait été donnée est sans appel, selon un rapport remis à l’ex-président de la commission des transports et des infrastructures de la Chambre des représentants des Etats-Unis : “L’armée n’est pas une organisation à but lucratif”. Boeing, si. De fait, son heure de gloire en Bourse approche. En février 2019, il passe le cap des 420 dollars par action. Or, l’événement se passe quelques mois seulement après le premier crash de l’appareil de la compagnie Lion Air. Quelques jours plus tard, le 737 MAX d’Ethiopian Airlines connaîtra le même sort.

Vers un changement de culture ?

Passible de poursuites pénales, discrédité auprès du grand public et lesté par une dette de 48 milliards de dollars, Boeing va-t-il enfin remettre en cause ses pratiques ? Les signaux restent contradictoires. Côté pile, Boeing a déménagé une nouvelle fois son siège de Chicago vers la côte est des Etats-Unis en 2022. Direction Arlington, non loin de la capitale. De quoi le rapprocher du Pentagone, un client de choix puisque la commande militaire et spatiale représente un tiers de son chiffre d’affaires. Tant pis si cela éloigne encore la direction des ingénieurs… Peu après, son PDG David Calhoun a exclu le lancement d’un nouvel avion “avant le milieu des années 2030”, jugeant les technologies insuffisamment matures. C’est la preuve que “cette équipe de direction n’accorde aucune valeur au futur”, tacle un observateur.

Début juin, le journal britannique The Guardian a révélé que des salariés de l’usine de Seattle seraient “harcelés” par leurs managers pour garder le silence sur les problèmes de qualité des 787 envoyés pour réparation depuis l’usine de Caroline du Sud. David Calhoun, qui doit quitter l’entreprise à la fin de l’année, a pour sa part vu sa rémunération bondir de 45 % à 32,8 millions de dollars pour 2023. Une augmentation qui a suscité de vives critiques, tant Boeing est manifestement loin d’avoir résolu ses problèmes. Côté face, l’avionneur a présenté à la fin du mois de mai la manière dont il compte améliorer la qualité dans ses usines et la sécurité des avions qui en sortent. Un travail qu’il mènera sous la supervision de la FAA, dont le laxisme vis-à-vis de Boeing au cours des dernières années a heurté l’opinion américaine. Le plan comporte quatre domaines d’action, allant de l’élimination des défauts à des investissements en faveur de la formation des salariés au “renforcement de la culture de la sécurité et de la qualité”.

Autant de preuves de l’ampleur de la tâche qui attend Boeing pour renouer avec les valeurs de son passé. Surtout que le groupe a perdu en compétences, notamment depuis la pandémie : “Beaucoup de salariés proches de la retraite ont quitté Boeing pendant le Covid. Or, ils disposaient parfois de trente ans d’expérience. Il va falloir reconstruire pas mal de choses en interne. Cela prend du temps et de l’argent”, estime Michel Merluzeau. La partie est loin d’être gagnée, pour William Lazonick : “Boeing semble travailler sur ses difficultés, mais les pertes que le groupe essuie risquent de l’inciter à poursuivre dans sa logique d’économies. Sans compter que la génération des années 1990, qui est en train de monter, pourrait avoir du mal à se défaire de l’idée que l’on dirige une entreprise en ne s’intéressant qu’à ses performances financières”. La majorité des experts interrogés estiment que Boeing ne sortira de l’ornière qu’au prix d’un vrai renouvellement de sa direction et du conseil d’administration.

D’ici là, le paysage aéronautique risque d’avoir évolué. Désormais en tête des ventes, Airbus voit son carnet de commandes gonfler mois après mois. Mais ses efforts restent largement insuffisants pour répondre à la demande, bondissante malgré l’urgence climatique. De quoi ouvrir la voie à des nouveaux entrants, tel Embraer, ce discret champion brésilien dont Boeing envisagea de racheter les activités commerciales avant de jeter l’éponge, faute de cash. Ou Comac, sous réserve que le chinois fasse un bond en avant sur le plan technique et technologique. Si Boeing fait partie des “too big to fail”, ces entreprises trop grosses pour mourir, il a perdu pour longtemps le monopole du ciel.