Du Goncourt au prix de la page 111… Y a-t-il trop de récompenses littéraires ?

Du Goncourt au prix de la page 111… Y a-t-il trop de récompenses littéraires ?

Une fin d’après-midi d’avril, à l’Hôtel du Nord, sur les berges du canal Saint-Martin à Paris. Sorj Chalandon reçoit le prix du roman populiste Eugène-Dabit pour L’Enragé (Grasset). Rien d’ostentatoire, une vingtaine de personnes, un bref discours de remerciement composé d’extraits d’ouvrages des lauréats précédents, quelques bouteilles et, pour récompense, un dessin original de Boucq et 3 000 euros. Quelques heures plus tard, un peu plus à l’est, un autre jury distingue Et, refleurir (Philippe Rey) de Kiyémis pour le prix Régine-Deforges du premier roman. Même soir, autre ambiance encore, nettement plus germanopratine : dans le quartier de Montparnasse, le prix de la Closerie des Lilas est remis à Arièle Butaux pour Le Cratère (Sabine Wespieser). Là, pas de chèque, mais un gain en nature : pendant un an, la lauréate pourra manger dans la célèbre brasserie. Exceptionnelle, cette soirée parisienne où les plus assidus courent d’une cérémonie à l’autre, d’apéros sages en fêtes arrosées ? Pas vraiment.

La France raffole des prix littéraires. Et pas seulement des “grands” de l’automne, Goncourt, Femina, Renaudot. Difficile de donner un chiffre. Au moins 1 000, avancent les plus prudents. Jusqu’à 2 000, osent les plus joueurs. Certains ont été créés par des académies ou des médias, d’autres par des bandes de potes ou des mécènes généreux, au nom de bien-vivants ou de déjà-morts. Prix de la page 111, prix Envoyé par la Poste, prix du manuscrit refusé, les intitulés sont parfois baroques, mais la vitalité bien réelle. “Depuis deux ou trois ans, l’industrie du luxe crée aussi ses prix, avec des jurys people. La littérature devient un produit d’appel pour valoriser une montre, un hôtel… En région, on assiste également à la création de prix littéraires locaux, à l’initiative de villes qui ont besoin d’événements pour attirer”, raconte Arnaud Viviant, auteur de Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires (La Fabrique).

Mais à quoi servent toutes ces récompenses ? Hormis le Goncourt, vendu en moyenne à 300 000 exemplaires, ce qui rend très stratégique la présidence à laquelle vient d’accéder Philippe Claudel, sa voix comptant double, peu garantissent un bond dans les ventes après leur obtention. Le prix du Livre Inter, dévoilé le 3 juin, fait partie des exceptions, en particulier dans le réseau des librairies indépendantes. “Dès qu’il est annoncé, nous devons l’avoir, les clients le demandent. Mais j’ai peut-être le biais de ma librairie de quartier de la Croix-Rousse à Lyon, où les gens écoutent beaucoup cette radio”, note Maya Flandin, dirigeante de l’enseigne Vivement Dimanche. Les prix du magazine Elle, décernés juste avant l’été, sont aussi très prescripteurs. “Ce prix m’a propulsée, il a fait connaître le livre, avec un effet sur les ventes”, se remémore Evelyne Bloch-Dano, lauréate en 1998 pour Madame Zola (Grasset) et auteure d’un récent roman, Violette et Stella (Stock).

Pour les autres, l’effet commercial est plus difficile à mesurer. Mais dans un monde où la compétition est vive entre les dizaines de romans publiés chaque mois, la récompense peut être le détail qui attire l’attention. Mi-avril, lors de l’ouverture du Forum du livre de Saint-Louis en Alsace, Camille de Peretti a reçu le prix des Romancières pour L’Inconnue du portrait (Calmann-Lévy). Le lendemain, en quelques heures, elle dédicace une soixantaine de livres, une première pour elle : “Les gens me disaient : je vous ai vue dans le journal ou dans le programme, le bandeau attirait aussi l’œil.” Depuis la parution de La Jurée (HarperCollins) en avril 2023, la primo romancière Claire Jéhanno connaît une expérience similaire. Ses multiples nominations, notamment pour le prix Maison de la Presse, ont suscité l’intérêt pour son ouvrage, avant même sa sortie en librairie. “C’était un signal très encourageant, surtout dans la période de flottement qui précède la publication”, se souvient-elle. Par la suite, à l’occasion de prix remis par des médiathèques ou des clubs comme le Zonta ou l’Inner Wheel, elle rencontre des libraires, des lectrices, des personnalités qui deviennent autant d’ambassadeurs du livre et en prolongent la vie.

Le livre de Camille de Peretti est l’un des plus nominés et primés de cette année.

Bien plus qu’un catalyseur immédiat de ventes, les prix – ou parfois, la simple apparition sur la liste des finalistes – ont un effet à moyen ou long terme. Parce que les libraires regardent les sélections qui leur tiennent à cœur et “rattrapent” parfois un livre qu’ils n’avaient pas remarqué. Parce que, lors des rencontres en librairie, il est fait mention de ces récompenses, ce qui peut convaincre un acheteur hésitant. Parce que la presse locale et/ou nationale s’en fera l’écho, parce que sur la couverture du livre suivant, l’éditeur n’hésitera pas à les indiquer, parce qu’au moment de vendre des droits à l’étranger ou pour des adaptations audiovisuelles, la mention peut faire la différence. Quitte à rester flou, avec des formules comme “finaliste de plusieurs prix” sans plus de précision lorsqu’on estime leur notoriété insuffisante.

Accessoirement, le prix peut être doté d’une somme d’importance variable qui vient agrémenter le quotidien d’écrivains qui peinent à vivre de leurs œuvres. “Ils peuvent devenir un mode de financement des auteurs, l’Académie française en délivre 40 chaque année, dont le Paul-Morand doté de 45 000 euros”, reprend Arnaud Viviant. Connus aussi pour leur générosité, le prix Décembre longtemps assorti de 30 000 euros, ramenés à 15 000 depuis la mort de Pierre Bergé, ou le prix Pierre-de-Monaco et ses 15 000 euros pour le prix de la consécration. D’autres, moins connus, ne sont pas à négliger : 8 000 euros pour le prix François-Mauriac de la région Nouvelle-Aquitaine, 3 000 euros pour le prix des Romancières.

Autant que les sommes versées, les distinctions ont pour vertu de conforter les auteurs dans leur travail et de les inscrire dans une lignée de prédécesseurs prestigieux. Camille de Peretti, récente lauréate du prix Maison de la Presse, se souvient de l’excitation ressentie lorsqu’elle a su que L’Inconnue du portrait faisait aussi partie de la sélection du Livre Inter : “Je me suis dit “mais, non !” Cela fait vingt ans que je me brosse les dents en écoutant France Inter. Mais pour moi, c’était aussi inatteignable que, pour une actrice, d’avoir le César.” Par-delà la satisfaction personnelle, elle a aussi apprécié sa rencontre avec le club des lectrices du prix des Romancières et aimé l’idée que le prix Marie-Claire lui a été attribué par des libraires sur la base d’une note, sans concertation, ni tricherie.

Tous, libraires, éditeurs, auteurs, le disent : le foisonnement de prix est un moyen de faire vivre la lecture partout. C’est pour cette raison qu’Evelyne Boch-Dano, membre du Femina, s’investit dans le Femina des lycéens, né en 2015 dans deux établissements et présents désormais dans 20 classes, chacune rencontrant au moins deux auteurs de la sélection : “J’ai enseigné trente ans en lycée et je sais à quel point c’est une stimulation positive, quels que soient le niveau et l’origine sociale, que de lire des auteurs vivants, contemporains. Parfois, c’est la première fois que les élèves ont ce qu’ils appellent un “vrai” livre entre les mains.” “Effectivement, il y a un nombre de prix qui paraît invraisemblable, on peut estimer que certains ne servent à rien, mais ils démontrent une envie de discuter, de se réunir, de faire des sélections, de s’écharper autour de la littérature. C’est assez joyeux”, ajoute la libraire Maya Flandin. Reste une question que personne n’ose énoncer : à force de se multiplier, les bandeaux rouges en librairie ne risquent-ils pas de se cannibaliser les uns les autres ? Trop de prix ne tuent-ils pas les prix ?