Elie Barnavi, menacé de boycott : “Ne pas laisser une victoire facile à ces jeunes écervelés”

Elie Barnavi, menacé de boycott : “Ne pas laisser une victoire facile à ces jeunes écervelés”

Quand on lui demande comment il va, Elie Barnavi fait peu de cas de son actualité personnelle. “Vous savez, depuis sept mois [et le 7 octobre], tous les moments sont compliqués”, répond l’historien israélien, ancien ambassadeur à Paris, sans même évoquer les manifestations qui le visent personnellement à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Depuis mardi, des étudiants occupent leur établissement pour demander, entre autres, l’annulation de sa venue à un débat organisé par l’université le 3 juin.

Dans un communiqué, l’Union syndicale étudiante le décrit comme “le représentant d’un Etat fasciste, suprémaciste, d’apartheid, de racisme basé sur la spoliation des terres palestiniennes et le nettoyage ethnique depuis sa création” et dit refuser qu’il “vienne justifier et défendre les intérêts de l’Etat israélien, de surcroît en plein génocide”.

Cette frange d’étudiants belges a sans doute mal révisé le profil de l’historien Elie Barnavi, ancien diplomate, opposant farouche au gouvernement de Benyamin Netanyahou et à la colonisation en Cisjordanie, qui vient de signer deux tribunes, dans Le Monde et Libération, demandant de toute urgence la reconnaissance d’un Etat palestinien. Pour L’Express, cette voix de la paix, une espèce de plus en plus rare en Israël, raconte son désarroi face à ces mouvements étudiants en Europe et aux Etats-Unis.

L’Express : Des étudiants de l’Université libre de Bruxelles bloquent leur établissement et exigent l’annulation de votre venue. Quelle a été votre première réaction quand vous avez pris connaissance de ce mouvement de boycott ?

Elie Barnavi : Dire que j’ai été surpris serait une exagération. Nous vivons dans une époque où les uns et les autres se retrouvent assignés à leur identité. C’est dommageable, c’est stupide, mais on en a l’habitude. A l’université, que ce soit en Belgique, en France ou aux Etats-Unis, empêcher les gens de s’exprimer quand ce qu’ils disent ne trouve pas grâce à nos yeux relève déjà d’une habitude bien établie. Je ne suis pas le premier et malheureusement certainement pas le dernier à qui cela va arriver.

La rectrice de l’ULB, Annemie Schaus, a répondu aux étudiants ce vendredi et maintient votre invitation à la conférence. Prévoyez-vous de vous y rendre ?

Oui, je vais y aller, ne serait-ce que pour elle et pour ne pas laisser une victoire facile à ces jeunes écervelés. La rectrice m’a écrit une lettre très gentille pour m’assurer qu’elle ne céderait jamais à ces exigences déraisonnables. Je n’ai pas de raison d’exercer moi-même un boycott.

La situation va bien au-delà de mon cas personnel et même au-delà d’Israël : il existe une politique d’identité qui devient une politique de la haine. Dans de nombreux cas, il devient interdit de s’exprimer parce que l’on est assigné à une identité précise et que cette identité déplaît à quelqu’un. C’est très fréquent, et aux Etats-Unis, c’est encore pire. Cette police de la pensée et de la parole imprègne des lieux qui, en principe, sont faits pour encourager le libre débat et la pensée critique, où les gens sont censés être jugés sur ce qu’ils disent et ce qu’ils font, non pas sur ce qu’ils sont.

Il y a souvent une énorme lâcheté de la part des autorités universitaires et des professeurs, avec ce désir de plaire à une jeunesse qui serait par essence vertueuse, sans jamais poser la question de leurs connaissances. Ils n’ont aucun intérêt pour le débat : on occupe, on dit notre fait, et que les autres s’inclinent ! C’est mauvais pour l’université, c’est mauvais pour la place intellectuelle, c’est mauvais pour l’avenir du débat. L’Université libre de Bruxelles a le mot “libre” dans son intitulé, elle a été créée précisément pour qu’existe un espace séculier de discussion libre, contre la mainmise de l’Eglise. Résultat, on est bien plus libres aujourd’hui à l’Université catholique de Louvain qu’à l’Université libre de Bruxelles. C’est triste.

S’ils vous écoutaient, quel serait votre message pour ces étudiants qui refusent l’idée même de votre venue ?

Je leur dirais d’abord qu’il est tout de même extraordinaire que quelqu’un comme moi, qui a pu enseigner pendant trois ans de suite à l’université Al-Quds, en Palestine, où j’ai toujours été accueilli en ami, ne puisse pas être accueilli par leurs camarades dans une université européenne.

Selon les manifestants, Israël n’a pas le droit d’exister, donc on ne discute pas avec quelqu’un dont l’existence même est un scandale permanent

Deuxième chose, je leur dirais qu’ils viennent, qu’ils débattent, qu’ils écoutent ce que j’ai à dire, qu’ils me disent ce qu’ils ont à dire et on verra si on peut aller quelque part. Mais leur vérité – si vérité il y a – ne peut être imposée en refusant d’écouter l’autre, ça n’a aucun sens.

Enfin, troisième chose, je leur dirais qu’ils doivent comprendre qu’ils sont en l’occurrence les meilleurs alliés de Benyamin Netanyahou et de ses acolytes. Ces derniers peuvent ainsi passer leur temps à dire que nous avons face à nous des antisémites et que, peu importe ce que l’on dit ou fait, on nous hait parce que nous sommes des juifs.

Jeudi soir, pendant l’Eurovision, la télévision belge a choisi de ne pas diffuser la performance de la chanteuse israélienne Eden Golan…

Vous me l’apprenez. Magnifique…

A Malmö, des milliers de personnes manifestent contre sa participation à ce concours de chant. A quel point cette vague de protestation, voire de haine, contre l’ensemble de la société israélienne est-elle inquiétante ?

C’est inquiétant, mais cela aura une fin. Je suis écœuré mais pas désespéré. Ce genre de vague gonfle puis finit par refluer. Cette guerre aura une fin et à ce moment la situation s’apaisera. Mais là réside le problème et ce devrait être le sujet de nos discussions : il faudrait comprendre pourquoi cette guerre ne s’arrête pas ; pourquoi Netanyahou refuse d’envisager le jour d’après ; comment le pogrom du 7 octobre et la réaction d’Israël relèvent d’une politique désastreuse… Nous devrions parler des conditions politiques de cette guerre et je pourrais d’ailleurs, je suppose, me retrouver d’accord avec nombre de ces manifestants en évoquant ces sujets. Mais ils ne veulent pas parler politique, ils sont dans une logique d’éradication : selon eux, Israël n’a pas le droit d’exister, donc on ne discute pas avec quelqu’un dont l’existence même est un scandale permanent.

Nous avons le pire gouvernement depuis la création de l’Etat d’Israël

Si j’étais responsable d’une université européenne, je serais catastrophé. Il s’agit d’une faillite intellectuelle d’une institution qui ne fait pas son travail d’encadrer le libre débat. Quand je pense qu’à l’université médiévale on pouvait tout mettre en discussion, y compris l’existence de Dieu… Le débat, la discussion, la disputation comme on disait à l’époque, était entièrement libre : c’est cela la tradition de l’université européenne. Aujourd’hui, elle est devenue hypocrite.

Les Etats-Unis ont suspendu des livraisons d’armes à Israël pour la première fois depuis le début de la guerre à Gaza. Est-ce une alerte pour l’ensemble d’Israël ou seulement pour le gouvernement Netanyahou ?

Il s’agit d’un signal fort à l’intention du gouvernement Netanyahou. Le président Biden a indiqué que la livraison d’armes défensives n’était pas remise en question. Il s’agit d’empêcher une incursion de grande ampleur dans Rafah, à laquelle je suis personnellement opposé. Je trouve donc que les Américains ont tort d’être aussi mous et devraient se montrer plus fermes !

Nous avons le pire gouvernement depuis la création de l’Etat d’Israël, avec un chef de gouvernement cynique, plusieurs fois inculpé et donc chaque action est réfléchie pour son propre maintien au pouvoir, car s’il le perd il risque d’aller en prison. Pour cela, il a constitué un gouvernement dont plusieurs membres seraient derrière les barreaux en Europe : une bande de fous, fascistes, messianiques… C’est un cauchemar de tous les jours. Pour imaginer un avenir meilleur, la seule solution consiste à se débarrasser de ce gouvernement. Il est vrai que c’est de notre responsabilité, mais les Américains et la communauté internationale peuvent aider en isolant ce gouvernement, et pas Israël. Pour qu’une démarche internationale soit efficace, il faut soigneusement faire la distinction entre le gouvernement et le peuple d’Israël. Pour l’instant, les Américains ne sont pas à la hauteur mais ils commencent à l’être, petit à petit.

De nombreux manifestants font le parallèle entre Israël et la Russie, qu’il faudrait sanctionner de la même manière pour leurs guerres. Existe-t-il un risque qu’Israël devienne un Etat paria ?

La comparaison entre Israël et la Russie ne tient pas, malgré Netanyahou et sa bande de fascistes : l’Ukraine n’a pas perpétré un acte génocidaire qui aurait justifié l’invasion russe. Il s’agit d’une invasion gratuite, délibérée, qui vise à détruire un Etat souverain. C’est une comparaison stupide.

Le risque de devenir un Etat paria existe mais je n’y crois pas beaucoup. Les gouvernements tiennent bon, en France comme ailleurs, comme nous l’avons encore vu le 13 avril lors de l’attaque iranienne, avec une coalition internationale qui s’est formée spontanément pour protéger Israël. Et les opinions publiques ne sont pas en phase avec les étudiants extrémistes. Dans les sondages, une majorité de Français reste favorable à Israël et hostile au Hamas. Il ne faut pas désespérer. Evidemment, si on continue sur cette lancée, que l’on occupe Gaza, que l’on ne fait rien pour les Palestiniens, que la colonisation s’intensifie et devient de plus en plus violente alors oui, le risque existe. Mais nous n’en sommes pas là.

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