Emeutes en Nouvelle-Calédonie : l’interdiction de TikTok fait débat

Emeutes en Nouvelle-Calédonie : l’interdiction de TikTok fait débat

C’est une décision « sans précédent » dans une démocratie européenne. Le gouvernement français a annoncé ce mercredi l’interdiction du réseau social TikTok en Nouvelle-Calédonie, alors que la situation sur l’archipel ne cesse de s’embraser depuis le début de semaine. Cette décision a été justifiée par le cabinet du Premier ministre dans le média Numerama « en raison des ingérences et de la manipulation dont fait l’objet la plateforme dont la maison mère est chinoise », ajoutant que l’application serait « utilisée en tant que support de diffusion de désinformation sur les réseaux sociaux, alimenté par des pays étrangers, et relayé par les émeutiers ».

Malgré l’ampleur du chaos en Nouvelle-Calédonie, où cinq personnes sont mortes depuis le début de la semaine, cette restriction fait l’objet de vives critiques. Deux associations, La Quadrature du Net et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) ont annoncé ce vendredi avoir déposé un référé-liberté auprès du Conseil d’Etat pour suspendre la décision.

« Par cette décision de blocage, le gouvernement porte un coup inédit et particulièrement grave à la liberté d’expression en ligne, que ni le contexte local ni la toxicité de la plateforme ne peuvent justifier dans un Etat de droit », explique dans un communiqué La Quadrature du Net, association spécialisée dans la défense des droits et libertés sur Internet. « Personne n’est dupe : en réalité, le blocage de TikTok n’est absolument pas justifié par une quelconque présence sur la plateforme de contenus terroristes, mais bien par le fait qu’il s’agit d’une plateforme centrale dans l’expression en ligne des personnes qui en viennent aujourd’hui à se révolter », poursuit l’association.

Contacté ce mercredi par l’AFP, TikTok avait de son côté jugé « regrettable qu’une décision administrative de suspension de (son) service ait été prise […] sans aucune demande ou question, ni sollicitation de retrait de contenu, de la part des autorités locales ou du gouvernement français ». « Nos équipes de sécurité surveillent très attentivement la situation et veillent à ce que notre plateforme soit sûre, assure le réseau social. Nous nous tenons à la disposition des autorités pour engager des discussions. »

La spécificité juridique de la Nouvelle-Calédonie

L’idée d’interdire TikTok n’est pas une première au sommet de l’Etat français. Elle avait déjà été évoquée lors des émeutes urbaines en métropole l’été dernier, avant d’être vite abandonnée, face au casse-tête juridique pour faire appliquer une telle mesure. En effet, un blocage des réseaux sociaux sur le sol métropolitain doit être validé par l’Union européenne… ce qui n’est pas le cas pour la Nouvelle-Calédonie.

Le gouvernement a cette fois-ci justifié cette interdiction par la proclamation, depuis mercredi, de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie. Elle est enfin rendue possible par le fait que l’unique opérateur télécoms sur l’île, l’office des postes et des télécommunications, soit public. Là où, en métropole, interdire à des opérateurs télécoms privés (Free, SFR, Bouygues et Orange) l’usage d’un réseau social serait bien plus difficile.

Un blocage « contreproductif » ?

Les arguments juridiques du gouvernement ne convainquent néanmoins pas totalement. Sur le réseau social X, le juriste Nicolas Hervieu, qui enseigne à Sciences Po et à l’université d’Evry, a estimé qu’il s’agissait d’une décision « sans précédent » et jugé que sa légalité était « discutable », bien que liée à l’état d’urgence. En effet, cette restriction se réfère à la loi du 3 avril 1955, qui affirme que « le ministre de l’Intérieur peut prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ». Toujours selon Nicolas Hervieu, « le lien avec le terrorisme est plus que douteux ».

Même au-delà de l’aspect juridique – contesté donc par un référé auprès du Conseil d’Etat par la Quadrature du Net et la LDH – cette interdiction ne fait pas non plus l’unanimité dans la sphère politique. Le député Renaissance Eric Botherel, spécialisé dans les questions numériques, s’est ainsi demandé sur X si le blocage de TikTok n’allait pas « être contreproductif, en contribuant à alimenter le narratif de ceux qui cherchent à nous nuire en désignant l’Etat français comme liberticide ».

Je me demande si le blocage de #tiktok ne va pas être contreproductif en contribuant à alimenter le narratif de ceux qui cherchent à nous nuire en désignant l’État 🇫🇷 comme liberticide.
ils iront sur d’autres plateformes si elles leur sont utiles à déclencher ou amplifier des op. pic.twitter.com/AzReDl5e9O

— eric bothorel (@ebothorel) May 15, 2024

De son côté, la députée Insoumise Mathilde Panot a également fustigé l’interdiction du réseau social sur l’île. « Je ne suis pas d’accord avec » l’interdiction de TikTok « parce que ce qui se fait généralement dans des territoires d’outre-mer se fait ensuite dans l’Hexagone », a-t-elle déclaré ce vendredi. « La situation est politique, c’est parce qu’ils ont rompu un processus de paix civile en passant en force en trois jours, ils ont réussi à détruire des années et des années de consensus », a martelé la cheffe de file des députés LFI, jugeant « extrêmement suspect de penser que l’Azerbaïdjan pourrait mettre 10 % du peuple kanak dans la rue ».

Des ingérences documentées venant d’Azerbaïdjan

Toujours selon Eric Botherel, « il faut souhaiter que le lien entre TikTok et les événements du moment en Nouvelle-Calédonie soit clairement établi, sinon le bénéfice-risque d’une telle mesure pourrait être malheureusement défavorable ». Des preuves d’ingérence sur les réseaux sociaux : c’est ce que les autorités françaises ont apporté ce vendredi… à propos de X (ex-Twitter) et Facebook.

Viginum, l’organisme français de lutte contre les ingérences numériques étrangères, a détaillé dans une fiche technique « plusieurs manœuvres informationnelles d’origine azerbaïdjanaise » ciblant la France dans le contexte des émeutes en Nouvelle-Calédonie. Il a notamment été détecté une « diffusion massive et coordonnée de contenus manifestement inexacts ou trompeurs – des montages photo ou vidéo – accusant la police française de tuer des manifestants indépendantistes en Nouvelle-Calédonie » par des comptes « reliés à des acteurs azerbaïdjanais ». Si ce rapport vient apporter des preuves aux accusations du gouvernement français contre l’Azerbaïdjan, qui reproche à Bakou d’amplifier les émeutes, aucun détail n’est cependant donné sur des manœuvres d’ingérence établies et constatées en particulier sur TikTok.

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