EXCLUSIF. Emmanuel Macron : “Total n’a jamais eu à se plaindre d’être français”

EXCLUSIF. Emmanuel Macron : “Total n’a jamais eu à se plaindre d’être français”

Cohérence, constance, confiance en l’avenir. Armé de ce triptyque, le 16 mai, à l’Elysée, Emmanuel Macron nous a accordé un entretien exclusif sur la situation économique de la France. Le président de la République s’explique sur la dégradation de nos finances publiques, le chômage (7,5 %) qui semble avoir atteint un palier, la croissance molle qui engourdit le pays, les effets de bord de la réindustrialisation et les promesses de l’intelligence artificielle.

A rebours du yo-yo qui caractérisait selon lui la démarche de ses prédécesseurs, il défend son choix d’avoir maintenu une politique de l’offre à destination des entreprises et des ménages, caractérisée par des baisses d’impôts. Il ­réitère son engagement d’alléger de 2 milliards d’euros en 2025 la charge fiscale des classes moyennes, malgré un contexte ­budgétaire tendu. Et rappelle à l’ordre Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, qui lorgne New York plutôt que Paris pour faire coter son groupe : “La France accompagne ceux qui croient en la France, pas les autres. Je pense que Total n’a jamais eu à se plaindre d’être français quand il partait sur ses marchés à l’export”, tance-t-il.

A la veille d’un déplacement en Allemagne, du 26 au 28 mai, Emmanuel Macron plaide également pour un “reset” du modèle économique de l’UE. “Le budget européen reste beaucoup trop faible à lui seul. Ouvrons un vrai débat pour envisager comment investir en Européens”, insiste celui qui se pose en architecte d’un “nouveau paradigme de croissance” au niveau du continent. En mars 2016, alors ministre de l’Economie et sur la rampe de lancement de l’Elysée, il nous avait accordé une interview. Interrogé sur le risque d’être guetté par l’hubris, il répondait alors : “Il faut constamment douter, sans que cela se voie.” Huit ans plus tard, il ne déroge pas à ce principe.

L’Express : Le déficit public s’est établi à 5,5 % du PIB en 2023, bien au-delà des 4,9 % attendus. Et la dette atteint 3 100 milliards d’euros. En 2018, un an après votre arrivée au pouvoir, la France avait réussi à sortir de neuf années de procédure pour déficit excessif. Aujourd’hui, la Commission européenne risque de la placer à nouveau sous surveillance pour ce motif. Est-ce un retour à la case départ ?

Emmanuel Macron : Non, pas du tout, parce que nous avons changé la structure de ces dépenses pour privilégier les dépenses d’investissement plutôt que les dépenses courantes, les dépenses préventives plutôt que curatives, et beaucoup baissé les impôts. Et parce que nous avons fait face aux crises en protégeant les Français au moment du Covid et de la guerre en Ukraine. En résumé, nous avons baissé les impôts, investi dans nos services publics et su faire face aux crises. Quelle est la stratégie menée depuis le début, avec cohérence et constance, qui nous a permis de faire cela ? Pour la première fois depuis des décennies, la France a une politique d’offre destinée à remuscler notre appareil productif, une politique stable, et elle n’en a jamais changé depuis sept ans, quelles que soient les crises géopolitiques, la pandémie ou les tensions politiques. Nous n’en avons pas changé, alors qu’il y avait jusqu’ici, et constamment, du yo-yo, ce qui a restauré la crédibilité de la France.

Il n’y a pas de dérapage de la dépense de l’Etat

Notre politique a été de baisser le déficit public et les impôts en même temps, en 2018 et en 2019, jusqu’à la crise des gilets jaunes. Politique qui nous a permis de sortir du déficit public excessif et de faire de la consolidation budgétaire sans augmenter les impôts, soit l’inverse de ce qui avait été fait précédemment. Nous avons tenu cette ligne, ce qui fait que, sur le plan de la fiscalité, nous avons un bilan inédit : 60 milliards d’euros d’impôts en moins, 30 sur les ménages, 30 sur les entreprises. Avec une efficacité qui se poursuit puisque aujourd’hui les recettes fiscales sont meilleures avec un impôt sur les sociétés à 25 %, contre 33 % précédemment. Il en est de même pour la fiscalité du capital depuis l’instauration de la flat tax.

Par la suite, nous avons baissé les impôts plus vite que les dépenses, en réponse à la crise des gilets jaunes. Et deux grandes crises sont venues impacter nos finances publiques : le Covid, avec le “quoi qu’il en coûte”, où nous avons en effet décidé d’investir massivement en soutien de l’économie et des ménages, comme l’on fait tous les Européens, et la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les prix de l’énergie. A l’instar de nos principaux compétiteurs, nous avons accumulé une dette Covid, puis une dette de protection face à la guerre en Ukraine et à l’inflation, avec notamment le bouclier énergie et le soutien aux ménages les plus fragiles, qui ont protégé le pouvoir d’achat des Français. Je défends cette politique. Elle était nécessaire parce que la France est un pays qui, lorsqu’il détruit du capital productif, le répare beaucoup plus lentement que ses voisins.

Cette protection nous a à l’inverse ­permis de repartir rapidement. Et durant toute cette période, les réformes économiques en profondeur ont continué, en particulier en matière de réindustrialisation et de travail, et grâce à ces réformes notre économie croît, ce qui a un impact positif sur les finances publiques. La réforme de l’assurance-chômage de 2019, dont l’évaluation vient de montrer qu’elle était positive et qu’elle avait permis de générer des économies et des emplois, en est une illustration. Celle des retraites, l’année dernière, qui était indispensable et génère en année courante 15 milliards d’euros. Et une nouvelle réforme de l’assurance-chômage, qui sera annoncée dans quelques jours et qui va nous permettre encore de renforcer les incitations au ­travail dans notre pays.

Mais le trou des finances publiques n’a cessé de se creuser…

Que s’est-il passé en fin d’année dernière ? Un ralentissement très fort de notre croissance, parce que les ralentissements allemand puis italien ont impacté l’économie française. Ce qui a conduit à une chute ­brutale des recettes fiscales. Hormis une dérive des dépenses initialement prévues qui est du fait des collectivités locales, il n’y a pas de dérapage de la dépense de l’Etat, son budget est même plutôt sous-consommé.

Est-ce qu’il fallait changer de politique ? La réponse est non. Constance, cohérence, confiance : on garde le cap, car notre stratégie est la bonne. Nous avons réagi tout de suite par deux séries d’économies, 10 milliards pour l’Etat dès la fin de l’hiver, puis encore 10 milliards comme cela a été annoncé pour absorber ce choc. Nos finances publiques sont plus dégradées qu’avant le Covid, comme tous nos voisins, mais on va garder la même politique avec pour objectif, dans les années qui viennent, de pouvoir reprendre la baisse du déficit, revenir sous les 3 % comme prévu au niveau européen d’ici à 2027 et commencer à réduire la dette. Mais, quand on prend du recul, sur quarante ans, à quoi est dû le problème français des finances publiques ? Deux raisons prin­cipales. Une explosion des politiques sociales, qui représentent près de 60 % de la dépense publique. On y a répondu à côté, en réduisant toujours davantage les dépenses de l’Etat et sur la fonction productive, ce qui a, pour l’Etat, conduit à moins bien payer les fonctionnaires et donc à affaiblir l’école, la justice, la sécurité, la santé. Ensuite, un niveau d’activité et de travail insuffisant avec une désindustrialisation massive, de sorte que la France a été incapable pendant des décennies de réduire son chômage de masse.

Avec les réformes des retraites et de ­l’assurance-chômage, la création de France Travail, la refonte des politiques de formation, du lycée professionnel à la formation professionnelle, la politique de réindustrialisation, l’investissement dans l’innovation, la relance du programme nucléaire d’investissement et l’ensemble des mesures fiscales, l’objectif est de rehausser le taux d’activité et de baisser le taux de ­chômage, tout en réduisant nos politiques de transfert. C’est ça, la bonne politique.

Le plein-emploi et la croissance sont à vos yeux les leviers essentiels pour remédier au déficit public. Or le chômage ne baisse plus, la croissance patine et la réduction des dépenses publiques risque encore de la freiner. Comment faire pour tenir les deux bouts : réduire le déficit et relancer l’activité ?

Je note qu’en 2023, et même au premier trimestre 2024, nous avons continué à créer de l’emploi productif, ce qui déjoue les théories selon lesquelles il faudrait au moins 1 ou 2 % de croissance pour commencer à créer des emplois. Je relève aussi que le taux d’activité continue d’augmenter et a atteint un nouveau record ce mois-ci, ce qui veut dire que notre potentiel économique augmente. Si on avait suivi les règles de fonctionnement classiques de l’économie française des dernières décennies, nous aurions dû, vu le niveau de croissance fin 2023 et début 2024, détruire de l’emploi productif. Or on a continué à en créer. Nous avons transformé le modèle productif du pays, y compris dans l’industrie, et nous avons même mis fin au chômage de masse.

Il faut continuer les réformes

Constance, cohérence, confiance et croissance ! Sur le plan de la croissance, on devrait avoir un deuxième semestre 2024 bien meilleur. L’inflation, par ailleurs, a atterri de manière très rapide, beaucoup plus rapide que par le passé. Cela a été très éprouvant pour les Français, mais nous revenons à des étiages normaux. Et ce, sans entrer en récession.

Contrairement à l’Allemagne…

Contrairement à certains de nos voisins, mais leur ralentissement nous a affectés à la fin de l’année dernière. Sur 2025 et 2026, le taux de croissance devrait être bien meilleur. Nous vivons dans un monde instable, mais je pense qu’entre la pandémie, la guerre et l’inflation nous avons passé le plus dur. On sort de cette période en ayant très bien résisté et surtout montré notre grande constance. Et précisément parce que notre taux d’activité est encore inférieur à celui de nos grands voisins et notre taux de chômage plus élevé, nous avons encore des marges de progrès pour produire et créer plus de richesses. Pourquoi sommes-nous encore cette année – et pour la cinquième fois consécutive – le pays le plus attractif d’Europe pour les investissements étrangers ? Parce que, si vous ne changez pas de cap au gré des crises, les investisseurs se disent : voilà des gens fiables. Ce que la France n’était plus ces dernières décennies. Dès qu’il y avait un coup de grisou politique, on augmentait tout de suite les impôts. Je suis très confiant sur le fait que nous allons dans la bonne direction sur le plan conjoncturel. Et qu’il faut continuer les réformes.

Quel pays en Europe a fait une réforme des retraites l’année dernière dans le contexte ? Aucun. Mais on a fait le bon choix, parce que c’est celui qui produit du résultat dans la durée. Pas seulement sur les finances publiques mais d’abord sur l’activité. C’est aussi pour cela que j’ai voulu qu’on mette tout de suite en place la deuxième étape de la réforme de l’assurance-chômage, qui sera présentée très prochainement par la ministre du Travail. Cette réforme va renforcer l’efficacité de notre système d’indemnisation et les incitations au travail. On agit au bon moment du cycle, parce que c’est lorsque la croissance s’apprête à repartir qu’il faut préparer les conditions du durcissement de l’assurance-chômage. Notre pays indemnisait trop rapidement (c’est-à-dire après une faible durée de cotisation), trop longtemps et parfois trop certains publics, ce qui n’incitait pas à la reprise d’activité. En outre, on ne formait pas assez les demandeurs d’emploi. Parallèlement, la création de France Travail nous a permis de mettre beaucoup plus d’argent dans leur accompagnement, en faveur de la qualification et, en même temps, de déployer une politique d’incitation au retour à l’emploi pour éviter les effets d’aubaine. C’est bon pour l’économie. C’est aussi une mesure sociale, car, comme je l’ai toujours dit, le travail est pour nous un moyen d’intégration et d’émancipation dans la société.

L’effet de nos mesures sur l’apprentissage continue, enfin, de monter. Elles seront complétées par la réforme du lycée professionnel et celle du premier cycle universitaire, qui donnera aux étudiants beaucoup plus de visibilité sur leurs débouchés. Cette stratégie d’ensemble vise à former dans les domaines qui embauchent, à réformer le marché du travail, pour réduire le chômage et accroître le taux d’activité. Elle ne doit pas nous dispenser, en parallèle, de faire des économies. C’est ce que je veux faire en responsabilisant davantage sur les dépenses de santé. En continuant de simplifier les relations avec les collectivités et en gagnant en efficacité au sein de l’Etat, avec plus de numérisation, d’intelligence artificielle et, après le prélèvement à la source, le versement à la source.

Le taux de chômage s’établit à 7,5 %. Votre ambition d’atteindre 5 %, soit le plein-emploi, est-elle intacte ?

L’objectif doit être celui-là. Je pense que l’on y arrivera dans les prochaines années, même si cela dépend des effets de cycle et des variations entre territoires. Il faut encourager la mobilité entre les régions. En Vendée, en Normandie, en Bretagne, certaines zones sont aujourd’hui à moins de 4 % de chômage. D’autres, comme certains quartiers pauvres de métropoles, ou dans cette France désindustrialisée, sont entre 8 et 10 %. Il ne faut pas croire qu’un salarié de l’automobile qui a subi le choc de la désindustrialisation à Aulnay peut facilement travailler demain à Dunkerque dans une usine de batteries. C’est beaucoup plus courant aux Etats-Unis ou dans d’autres pays européens qui ont cette ­tradition. En France, un ménage qui a emprunté pour acheter son pavillon à côté de son emploi, et qui l’a perdu au moment d’un choc industriel il y a dix ans, a beaucoup plus de mal à bouger, et c’est bien ­normal : il faut donc lever les freins, peu à peu. Cela demande de la persévérance.

Vous avez pris l’engagement, le 16 janvier dernier, de réduire de 2 milliards d’euros les impôts des classes moyennes en 2025. Pourrez-vous le tenir ?

Oui, il faut le tenir, parce que c’est un accélérateur d’économies. Quand on permet à nos compatriotes qui travaillent de mieux vivre de leur travail, cet argent rendu aux Français est dépensé, consommé. On le retrouve dans l’économie. Il n’est pas mis de côté. Ils l’utilisent pour faire davantage d’activités, accéder à un logement, avoir une vie meilleure. C’est une très bonne chose.

On a mis en place, ces dernières décennies, des politiques sociales – il fallait le faire et il faut le faire – qui ont essayé de compenser la désindustrialisation, mais qui ont coûté de plus en plus cher à la nation. La charge a pesé sur les entreprises et les classes moyennes, et l’écart entre la non-activité et l’activité s’est réduit. Une partie de la France s’est smicardisée, parce que la dynamique du smic, légèrement supérieure à l’inflation, a complètement comprimé la courbe des salaires. Il s’agit d’un vrai problème français : nous sommes sans doute l’un des pays au monde où l’écart entre le salaire minimum et le salaire médian est le plus faible, ce qui fait que l’incitation à progresser dans une carrière ou à se former est très faible. Ce n’est pas du tout une bonne chose. En même temps qu’on remet les gens au travail par notre politique de formation, d’incitation, de réindustrialisation et d’accroissement de l’offre, il faut développer une politique de dynamique salariale. Elle passe, évidemment, par les entreprises. C’est ce que j’ai fait avec l’ouverture de l’intéressement et de la participation – une révolution silencieuse –, qui n’ont jamais autant ­augmenté que ces dernières années. Dans les branches des entreprises, cette dynamique doit jouer à plein, pour encourager les progressions de carrière et rendre plus d’argent.

L’emploi industriel augmente chaque trimestre depuis 2017. Mais les indicateurs macroéconomiques, comme l’indice de production manufacturière ou la part de l’industrie dans la valeur ajoutée, sont toujours à leur niveau d’avant la crise du Covid. On ne sent pas un grand élan de réindustrialisation. Ce décalage entre l’emploi et la production n’est-il pas le symptôme d’une baisse de la productivité de l’usine France ?

Ce que vous décrivez est vrai, on le voit dans la plupart des économies du monde. Nous ne sommes pas encore sortis du Covid et beaucoup de chaînes de production ne tournent pas au même rythme qu’avant la pandémie. La réorganisation de ces chaînes est en train de se faire, mais c’est un élément qui, je dirais, est connexe à la désindustrialisation.

Le deuxième point est lié aux singularités de notre économie. En accroissant le retour à l’emploi, on fait revenir des gens qui ont moins de productivité, c’est un fait. La France était jadis un des pays les plus productifs du monde, parce qu’elle était un de ceux qui avaient le taux d’activité parmi les plus faibles et le chômage le plus important. Autrement dit, comme bien moins de Français travaillaient et qu’ils travaillaient moins longtemps, la production par habitant était bien plus élevée et, à mesure que l’activité augmente et que le chômage baisse, notre productivité se normalise. Statistiquement, plus on va faire revenir vers le travail – dans l’industrie, les services ou l’agriculture – des gens qui étaient loin de l’emploi, plus on aura une productivité dégradée pendant un temps. Ce n’est pas grave, je ne suis pas obsédé par ça.

Troisième élément, je suis très confiant sur l’impact de notre réindustrialisation, qui va augmenter notre productivité, et sur l’apport de l’intelligence artificielle. Les premiers chiffres le montrent : si l’IA est une révolution, c’est d’abord pour la productivité. Nous étions le pays d’Europe le plus hostile à la robotisation. Or, dans un pays où, compte tenu du modèle social, le travail à un certain coût, vous ne pouvez pas réindustrialiser si vous ne robotisez pas. Nous avons rattrapé ce retard en ­robotisant massivement grâce au plan de relance et au plan France 2030. Nous sommes en train d’accomplir deux virages intellectuel et doctrinal chez les décideurs, mais aussi dans la population : on ne réindustrialise pas s’il n’y a pas une politique incitative fiscale qu’il faut assumer ; et on ne réindustrialise pas si on ne robotise et ne digitalise pas, parce que c’est ainsi qu’on gagne justement de la productivité et qu’on compense une partie du fait que le coût de la main-d’œuvre est plus élevé chez nous que dans les pays à très bas coût.

Les investissements présentés au ­dernier sommet Choose France sont surtout le fait d’entreprises étrangères. Est-ce une tendance lourde ou un effet d’optique ?

C’est parfaitement logique puisque le sommet Choose vise justement à rassembler les entreprises étrangères ! Choose France, dont c’était la septième édition, a été un grand succès et, avec 15 milliards ­d’euros d’investissements annoncés et 10 000 emplois créés, a atteint un record. Mais, en parallèle, il existe une véritable politique de réindustrialisation et d’investissement de nos entreprises. Je l’ai rappelé à Versailles : Blue Solutions, une filiale du groupe Bolloré, va construire une grande usine de batteries dans l’Est. Et Sanofi va investir 1 milliard d’euros à Vitry-sur-Seine. Au-delà de ça, je vous annonce que dix nouvelles usines vont sortir de terre dans les prochains mois, partout, de Fos à Bourges. Ce sont des investissements de start-up, de PME et d’ETI françaises. C’est un exemple de la réindustrialisation par l’innovation que nous portons avec France 2030. De l’acier décarboné, des composites, ou encore des moteurs pour satellites qui seront demain produits en France.

Et pour célébrer cette dynamique, mais aussi celle de toutes les ETI et PME de nos territoires, nous allons organiser un sommet Choose France dédié aux entreprises françaises, pour répondre à leurs vœux et pour mieux valoriser ce choix du site productif France par les acteurs français, qu’il s’agisse de PME ou de grands groupes.

Vous vous rendrez dans quelques jours en Allemagne pour une visite d’Etat. En clôture de Choose France, vous avez dit vouloir doubler le budget européen, pour la défense, le climat et l’IA. Les Allemands, qui traversent une passe économique difficile, y sont-ils prêts ?

Le conseil des ministres franco-allemand qui clôturera cette visite d’Etat sera un moment important, pour commencer à poser des jalons dans cette direction. L’Allemagne est sans doute aujourd’hui un des pays européens dont le modèle économique, fait de dépendances multiples à la Russie, à la Chine et aux Etats-Unis, est le plus bousculé. Pourquoi ? Parce que son économie dépendait beaucoup plus que la nôtre d’une énergie bon marché qui venait de Russie : c’est terminé. Son secteur automobile et son hinterland, qui s’étend en Europe de l’Est et centrale, dépendent des chaînes de valeur mondialisées, ils ressortent de la crise Covid affaiblis et doivent se réorienter. Son principal marché à l’export, la Chine, est lui-même en surcapacité. Enfin son ombrelle géopolitique américaine, qui était donnée pour certaine, ne l’est plus. Donc, l’Allemagne repense profondément son modèle, car plusieurs de ses secteurs économiques sont en train de souffrir. La chimie, pour n’en citer qu’un, à cause du coût de l’énergie. Notre devoir est de redoubler d’engagement avec l’Allemagne, pour inventer ensemble ce nouveau modèle et prendre des initiatives audacieuses. Exactement comme nous l’avons fait en 2020, avec la chancelière Merkel, où, quelques mois après le début du Covid, nous avions pris une position, considérée jusque-là comme impensable : un endettement commun. Ce qui nous a permis ensuite de décider ensemble, entre Européens, dès juillet 2020, du plan de relance de 750 milliards d’euros.

Il faut assumer une politique industrielle avec une préférence européenne

J’appelle à un nouveau paradigme économique, à un nouveau modèle de croissance, et c’est là-dessus que je vais essayer de convaincre les Allemands. Quel est-il ? Le continent européen a beaucoup de forces : c’est un des plus gros marchés domestiques – 450 millions d’habitants, donc de consommateurs. Il a des préférences collectives et des valeurs assez homogènes. Il est en train de se réveiller géopolitiquement. Mais il reste un des marchés les plus ouverts du monde, le seul qui respecte encore les règles de l’OMC, alors même que la Chine et les Etats-Unis en sortent. Et il est encore trop fragmenté, avec une politique monétaire et budgétaire commune beaucoup trop faible. Sa politique de financement privé est totalement inopérante et son énergie, non compétitive. En revanche, il a su se doter d’une stratégie sur la décarbonation pertinente, que n’ont pas les autres.

Face à ces avantages et désavantages, nous devons clarifier notre agenda autour de quelques piliers pour bâtir un nouveau paradigme de croissance. Premier pilier : assumer d’être les leaders d’une réindustrialisation décarbonée. Nous avons des points de passage – 2030, 2040, 2050 – pour décarboner que n’ont pas les Américains ni les Chinois. Cela donne une visibilité au marché. A présent, il faut accélérer les investissements publics et privés pour accompagner ce mouvement. En France, nous sommes, avec notamment France 2030, en train de décarboner des ports ou des cimenteries. On crée de l’emploi industriel, tout en baissant nos émissions de CO2. Voilà ce qu’il faut faire au niveau européen. C’est un enjeu de souveraineté pour l’avenir.

Deuxième pilier : une vraie doctrine de sécurité économique. Il faut assumer une politique industrielle avec une préférence européenne, assortie d’achats européens, dans les secteurs clés : notamment les cleantech, la défense et le spatial. Toutes les autres puissances le font. N’essayons pas d’être les premiers d’une classe dont nous finissons par être les seuls élèves. Il est donc temps de sortir de notre naïveté autour de la concurrence ouverte ! La France et l’Allemagne se sont lancées dès 2017 dans l’hydrogène et les batteries. Or, aujourd’hui, les Américains se révèlent plus efficaces, parce qu’avec l’IRA, l’Inflation Reduction Act, ils disposent d’un crédit d’impôt beaucoup plus simple et lisible que chez nous. Il nous faut aussi une politique commune sur les blocs technologiques – le quantique, l’intelligence artificielle, les biotechnologies, les nouvelles énergies – que nous voulons vraiment maintenir ou relocaliser.

Le troisième pilier concerne la politique commerciale. Je le disais, l’Europe est le continent le plus ouvert, mais nous n’avons pas intégré le fait que les deux premières puissances mondiales avaient mis en place des mesures de protectionnisme. Je l’ai pointé dès le début, mais ça n’a pas été assez suivi d’effets : l’IRA est une vraie révolution géopolitique. Soyons lucides : nous devons mieux protéger nos investissements existants et notre marché dans le commerce mondial, car on ne va tout de même pas investir massivement avec l’argent du contribuable dans des nouvelles technologies en recourant à des importations venues de Chine au péril de nos entreprises et de nos emplois. Comment ? Par de la réciprocité. On veut le même niveau de jeu, pour reprendre la formule américaine. La solution, ce sont les fameuses clauses et mesures miroirs : si on demande des efforts à nos producteurs, on doit pouvoir réclamer à ceux qui importent en Europe les mêmes efforts. D’où le soutien que nous apportons aux enquêtes menées par la Commission européenne sur les véhicules électriques chinois. Quand un pays subventionne massivement ses véhicules, il faut des compensations, sinon nous allons subir ses surcapacités.

L’issue de cette enquête va constituer un test important…

C’est un vrai test de crédibilité ! Celui que l’Europe a raté sur les panneaux photovoltaïques il y a quinze ou vingt ans, et qui fait qu’on a totalement désindustrialisé ce secteur. Il n’y a pas de décarbonation possible avec la réindustrialisation s’il n’y a pas une politique commerciale qui protège nos intérêts. C’est là un pilier essentiel de cette stratégie, de ce reset économique. Quatrième pilier de ce nouveau paradigme économique : l’approfondissement du marché unique, en visant notamment les trois secteurs qui avaient été écartés de celui-ci (l’énergie, les télécommunications et la finance) et le renforcement de nos investissements en recherche et innovation.

Le cinquième pilier, c’est le choc d’investissement auquel nous faisons face et qui est inédit dans notre histoire. Il s’explique d’abord par le contexte géopolitique : pour nous protéger en tant qu’Européens, notre budget d’armement et d’équipements militaires doit augmenter. C’est une course, et elle se déroule maintenant. Il y a aussi la transition climatique : adapter nos économies et décarboner ne se fera pas uniquement avec de la réglementation. Il faut accompagner les ménages et les industries. On parle là de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an pour chaque pays européen. Enfin, la transition numérique. L’IA et le quantique nécessitent également des investissements colossaux. Ces technologies sont de plus en plus capitalistiques, et l’allocation des facteurs de production s’effectue en ce moment.

L’Europe s’est-elle préparée au mur d’investissements que vous décrivez ?

Non, elle ne s’est pas équipée. Parce qu’elle a une politique monétaire qui n’intègre que l’inflation. Nous devons rouvrir notre politique monétaire et lui faire intégrer des objectifs de croissance, voire de décarbonation. C’est le débat fondamental que j’ai lancé lors de mon discours sur l’Europe à la Sorbonne, le 25 avril. Il faut piloter l’Europe différemment : on ne peut pas rester avec une cible d’inflation définie dans les années 1990 dans un monde structurellement plus inflationniste.

Deuxième élément, nous devons muscler la capacité d’action financière à l’échelle de l’Union. Le budget européen reste beaucoup trop faible à lui seul. Ouvrons un vrai débat pour envisager comment investir en Européens. Jusqu’à présent, la Commission se limite à concéder des flexibilités nationales, via les aides d’Etat. Il s’agit une réponse de court terme, souvent mauvaise, parce qu’elle fragmente le marché et ne donne, en quelque sorte, la capacité à accompagner cette transition qu’à ceux qui ont de gros budgets. Les Français comme les Allemands peuvent s’en sortir. Mais on casse l’Europe en faisant ça ! Il faut donc, au niveau européen, doubler la capacité financière d’action commune. Est-ce que ça passe par un endettement commun ? Par le mécanisme européen de stabilité, inventé en 2012, pendant la crise des dettes souveraines mais sous-utilisé aujourd’hui ? Par davantage de mobilisation de la Banque européenne d’investissement ? Je ne veux pas préempter le débat, mais il faut l’avoir !

Le dernier point concerne le financement privé. Je crois qu’il y a ici une vraie convergence franco-allemande, sur laquelle je voudrais avancer au plus vite. Nous voulons réaliser une véritable union de l’épargne et de l’investissement. Les trois quarts du financement de nos économies privées passent par les banques et les assureurs, là où, aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon, les trois quarts passent par le marché. C’est beaucoup plus désintermédié. A la sortie de la crise financière de 2008, l’Europe a surrégulé les banques, avec les normes Bâle et Solvabilité. Le monde anglo-saxon, d’où venait la crise, n’applique toujours pas ces règles. Il faut resynchroniser nos agendas. Si les Américains n’appliquent pas ces règles prudentielles, on doit les assouplir pour que nos banques et nos assureurs puissent financer les transitions climatiques et numériques, et remettre de l’argent dans les entreprises, ce qu’elles ne font plus.

C’est cette union des marchés des capitaux que vous appelez de vos vœux ?

Les Européens ont beaucoup d’épargne, plus que les Américains, parce qu’ils ont des populations riches, et des entreprises riches qui ont une capacité à l’export très forte. C’est cette Europe lotharingienne qui fait du commerce et parvient à accumuler des excédents. Mais, comme l’Europe ne dispose pas d’un vrai marché de capitaux, ces excédents restent concentrés dans certaines géographies ou secteurs, et sont sous-utilisés. L’union des marchés de capitaux ou plutôt l’union de l’épargne et de l’investissement, c’est ce qui va nous permettre de faire fonctionner cette épargne pour l’orienter là où il y a du rendement et de la productivité. Nous avons donc besoin d’une supervision commune, ainsi que d’une harmonisation des règles en matière de faillites. Cette union nous permettra d’allouer plus efficacement l’épargne des Européens vers les secteurs de la transition et de l’innovation. Chaque année, 300 milliards d’euros épargnés par les Européens financent l’économie américaine en actions ou en obligations, c’est une aberration.

Je pense que Total n’a jamais eu à se plaindre d’être français

Pour soutenir l’innovation, le financement de nos universités et de notre recherche, publique comme privée, est clé. Quand on regarde les trente dernières années, c’est l’absence d’une telle stratégie autour de l’innovation qui explique pourquoi les Européens ont créé deux fois moins de richesse par habitant que les Américains.

Vous parlez du fameux décrochage entre les Etats-Unis et l’Europe ?

Oui, et l’explication de ce décrochage, c’est que les Américains ont innové beaucoup plus fort et rapidement, parce qu’ils ont mis beaucoup plus d’argent public et privé dans l’innovation et qu’ils l’ont diffusé beaucoup plus vite que nous. Ce décalage s’est accéléré après la crise financière, parce que nous avons davantage pesé sur le financement de notre économie que les Américains.

Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, a évoqué une possible cotation de son groupe à New York. En filigrane, il y a l’idée que les investisseurs européens sont davantage contraints, notamment par les objectifs de décarbonation, et qu’ils se délestent de leurs titres TotalEnergies au profit des Américains, moins sourcilleux sur ces thèmes…

L’Europe a surrégulé et elle a sous-investi. Pour autant, TotalEnergies est un groupe qui, lui-même, est en train de se décarboner. Il faut qu’il soit cohérent avec ses propres choix. Il est en passe de devenir un champion du renouvelable, du solaire. Il y aura des investisseurs européens sur cette politique, d’évidence. Ensuite, les Américains eux-mêmes, s’ils sont cohérents, vont durcir leur politique. Il appartient à M. Pouyanné de clarifier son agenda. Je ne peux pas croire qu’il s’éloigne de la France. Premièrement, parce que quiconque a vécu une cotation aux Etats-Unis sait que cette opération est dix fois plus compliquée qu’en France ou en Europe. Quand on observe les marchés sur lesquels opère le groupe, et qu’on connaît les risques de contentieux ­lorsqu’on est coté aux Etats-Unis, je pense que cela se regarde à deux fois. Géopolitiquement, ensuite, être une entreprise française est un avantage incomparable par rapport à une entreprise américaine qui va être prise dans la confrontation avec la Chine. En Afrique, au Proche-Orient ou au Moyen-Orient, être français a beaucoup d’atouts… La France accompagne ceux qui croient en la France, pas les autres. Je pense que Total n’a jamais eu à se plaindre d’être français quand il partait sur ses marchés à l’export. Les salariés de TotalEnergies sont attachés à la France. Je suis convaincu qu’ils marqueront cet attachement et clarifieront ce qui relève de la rumeur, et pas d’autre chose.

N’y a-t-il pas ici une question de ­compétitivité de la place financière européenne ?

La France, si on parle de cotation, est le deuxième marché du monde après les Etats-Unis, le deuxième ! C’est grâce à notre CAC 40. Parce qu’on s’est démené pour et qu’on a bénéficié du post-Brexit, en attirant de grandes banques. Nous avons une vraie profondeur de marché. Tous les acteurs financiers le savent. Je vais me battre dans les prochaines années pour qu’on ait beaucoup de nouvelles capitalisations, qui viendront s’installer dans le pays du fait de son attractivité, de sa politique indépendante et de sa géopolitique singulière. Nous avons une proposition de loi actuellement en discussion au Parlement pour renforcer l’attractivité de la place financière de Paris. C’est l’intérêt de TotalEnergies de rester en France.

Vous parliez des banques. Après l’un de vos entretiens à Bloomberg, d’aucuns ont pu croire que vous souhaitiez une consolidation du secteur bancaire en Europe, autour de la Société générale, notamment…

Je n’ai pas dit que je souhaitais une consolidation. Je n’ai ni à la souhaiter ni à la bloquer. On ne peut pas dire qu’on est pour l’union des marchés de capitaux et l’union bancaire, et dire qu’on va faire, entre Européens, du protectionnisme. Une espèce de bulle médiatique s’est formée, elle est inappropriée. Jamais je n’ai parlé d’un cas spécifique, ce serait très malvenu. Jamais je n’ai nourri ni ne nourrirai quelque spéculation sur quelque groupe français que ce soit. Je parlais de manière générique. Si on dit qu’on est pour l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux, on est pour que les acteurs européens s’organisent de manière optimale entre eux. Le reste, c’est la vie des affaires, ça ne me concerne pas. Moi, ce qui me concerne, c’est que le financement de notre économie par les banques et les acteurs de marché, quels qu’ils soient, soit optimum.

Le comité de l’intelligence artificielle générative vous a remis en mars dernier un rapport avec 25 recommandations, notamment une réforme éducative d’ampleur. Quelles mesures souhaitez-vous retenir ?

Nous allons mettre en place ce que le comité a proposé, soit un grand plan de mobilisation générale sur l’intelligence artificielle, nous donnant la capacité d’être la première place européenne dans ce domaine. Nous allons investir dans les outils et dans les compétences, avec une attention particulière à un accès équitable sur tout le territoire. Sur l’éducation, on va se coordonner avec les recommandations de la commission Ecrans. Il y a un apprentissage à faire, pour nous-mêmes et pour nos enfants. Apprendre à utiliser la technologie quand elle a le pouvoir de nous rendre plus libres, quand elle nous rend plus productifs. Mais aussi à reconnaître la qualité des différentes sources d’information et à poser un regard éclairé, scientifique sur l’information reçue. Apprendre à avoir une vie affective dans un monde qui doit d’abord être un monde humain, et pas d’emblée numérique. Parce que, au plus jeune âge, on n’a pas la capacité d’absorber tout ce que diffuse un écran. Progressivement, en s’ouvrant aux écrans à l’enfance, puis à l’adolescence, on en apprend les usages : coder, naviguer dans cet espace, distinguer les productions humaines de celles de l’IA. C’est la base d’un monde éthique qui permettra de vivre avec l’intelligence artificielle. Dans les prochains mois, nous allons poser un cadre sur le bon usage des écrans et de l’IA. En formant nos maîtres et en adaptant nos programmes à cela.

L’investissement de Microsoft dans la pépite française Mistral AI a suscité des inquiétudes. Quelle vision de la souveraineté numérique défendez-vous ?

Dans un monde idéal, nous aurions des acteurs numériques français ou européens, qui, à eux seuls, nous offriraient les capacités de calcul et de stockage dont nous avons besoin. Dans l’IA, la France est sans doute le pays d’Europe le plus en avance. Pourquoi ? Parce que nous avons des talents, plus que les autres, et des écosystèmes industriels, des start-up qu’on a su encourager, des dispositifs favorables à l’investissement public comme privé. C’est la force de l’école de mathématiques française, de nos data scientists et de ce que nous faisons depuis 2017 pour attirer et former des talents. Nous allons poursuivre. L’objectif ? Doubler les formations d’ici à 2030. Je peux ici vous annoncer que nous allons mettre 400 millions d’euros en plus de ce qui avait déjà été prévu par la stratégie IA de 2018 sur neuf pôles universitaires, de Saclay à Toulouse, en passant par Rennes, Nice et, évidemment, Paris, pour aller beaucoup plus loin, beaucoup plus fort. Voilà la voie pour la formation des talents universitaires.

Ensuite, et Mistral AI en est un parfait exemple, nous avons réussi à être en avance dans les modèles de langage et vu émerger de vrais champions. Si nos entreprises nouent des partenariats à l’international pour avoir une force de frappe mondiale et pour entraîner leurs modèles, c’est une bonne chose. La clé, c’est que l’on consolide un actionnariat européen et qu’on ancre ces partenariats en France. C’est tout le débat qu’on a justement, avec Mistral AI et avec les autres. Il faut conserver un écosystème, ce qui veut dire avoir les investisseurs français ou européens, et une profondeur de marché suffisante. Etre aidant, les accompagner, c’est ce que je ferai bientôt en détaillant les avancées de notre stratégie nationale pour l’intelligence artificielle. Pour autant, il ne faut pas être fermé à ce qu’il y ait des investisseurs américains, ou autres, surtout quand ces derniers leur permettent d’accéder à leur plateforme. L’investissement de Microsoft donne à Mistral une plus grande force de frappe et de capacité à se développer.

Le troisième point, c’est le cloud. Nous voulons un cloud européen, mais je pense que c’est une très bonne chose qu’on ait des acteurs comme Microsoft qui développent une offre de cloud “souverain” sécurisé avec Capgemini et Orange, le cloud Bleu. Il s’agit d’une excellente initiative, qui se fait en suivant nos règles. Elle apporte les capacités de stockage et le savoir-faire de Microsoft. L’intérêt de ce dernier se situe en termes de clientèle et de volume. Le nôtre, c’est d’aller vite et d’amorcer. On a un cadre réglementaire européen indépendant. Et ces modèles sont une étape décisive. Ensuite, nous continuons à appuyer le développement des acteurs totalement français ou européens.

Dans l’IA, les modèles de fondation sont la partie visible, mais la valeur économique réside dans les puces et les centres de données. Des domaines dans lesquels la France et l’Europe accusent un retard conséquent – si l’on excepte le néerlandais ASML.

Vous avez raison : sur les capacités de calcul, nous ne sommes pas au niveau, malgré nos investissements. En 2023, les Gafam ont acheté près de 400 000 puces GPU, contre quelques milliers en Europe. D’ici à 2035, il faut essayer de viser 20 % des achats mondiaux. Les capacités de calcul sont aujourd’hui dans la main de grands acteurs anglo-saxons. Les attirer chez nous pour permettre à notre écosystème de les utiliser, c’est une clé. Mais cela se fait selon nos règles, en partenariat. Si nous n’avons pas les capacités de calcul, nous perdrons les start-up, parce qu’elles iront entraîner leurs modèles ailleurs. Il faut avoir l’honnêteté de le dire : nous n’avons pas encore la profondeur de ­marché. En parallèle, on développe des solutions avec des fonds comme celui, par exemple, de MM. Niel, Saadé et Schmidt, qui va nous permettre d’avoir des capacités de calcul françaises. Et là, c’est de l’argent privé. La vérité, c’est que ce ne sont pas nous, acteurs publics, qui allons les développer.

L’IA nécessite une catégorie de semi-conducteurs plus avancés. Avec le Chips Act européen, nous nous sommes concentrés en 2022 sur les semi-conducteurs dont on avait besoin dans les télécoms, l’automobile, etc. La France avait d’ailleurs une vraie force industrielle, dans le bassin de Crolles, avec STMicroelectronics et Soitec. On l’a renforcée, notamment grâce aux Piiec [projets importants d’intérêt européen commun] et grâce au deal avec la société américaine GlobalFoundries à la sortie du Covid. Mais, aujourd’hui, en Europe, nous n’avons pas d’acteurs d’envergure dans les puces sophistiquées de l’IA. Ce sont les Taïwanais et les Américains qui mènent le bal. Notre objectif est d’avoir une sorte de consortium européen pour sécuriser et acheter ces puces sans dépenser trop d’argent dans une concurrence interne. De premiers pas ont été faits vers Intel, avec l’Allemagne, l’Italie et nous. Ces actions doivent encore montrer leurs résultats. Plusieurs fabricants taïwanais étaient présents à Choose France pour échanger sur la production en France de puces sophistiquées. L’hyperdépendance à quelques acteurs est un énorme problème.

Le dernier point, c’est l’énergie. Aujourd’hui, dans l’IA, le goulot d’étranglement, ce sont les capacités de calcul et les puces. Mais, dès demain, ce sera leur financement, parce que les centres de données sont extrêmement gourmands en énergie. Celle-ci doit être compétitive et bas carbone. Et là, la France dispose dans ce domaine d’un formidable avantage : le nucléaire.

Il y a un vif débat aux Etats-Unis sur une possible interdiction de TikTok. Seriez-vous favorable à une mesure de ce type ?

Nous ne regardons pas les enjeux sous le même angle. L’Europe a pour priorité les droits de ses citoyens et ce n’est pas négociable. Réguler, oui. Et il faut le faire fortement. Mais réguler de manière neutre à l’égard des acteurs et de leur nationalité, comme nous avons commencé à le faire, en Européens, avec le DMA [Digital Markets Act] et le DSA [Digital Services Act], le premier sur le fonctionnement des acteurs d’un point de vue économique, le second sur le fonctionnement des plateformes du point de vue des contenus. Mais nous n’envisagerions pas de discriminer un acteur en raison de sa nationalité. L’approche est la bonne. Ces régulations permettent aujourd’hui d’appeler les plateformes à leurs responsabilités, de les sanctionner si elles font de l’ingérence, manipulent l’information ou relaient des informations manipulées. Avec le DSA, nous avons un levier très fort.

La question fondamentale au cas ­d’espèce est celle de la protection de nos enfants, tous réseaux confondus. Est-ce que les algorithmes qui poussent les jeunes à passer de plus en plus de temps sur les écrans sont optimaux pour nos ­adolescents ? La réponse est non. Et la même question se pose pour les réseaux sociaux lorsqu’ils génèrent des sentiments de mal-être chez de jeunes filles ou garçons. C’est tout le travail qu’on mène, en plus du DMA et du DSA, avec la commission Ecrans : identifier le bon usage des écrans et des réseaux sociaux pour les enfants et les adolescents.

Je pense que la bonne réponse n’est pas de cibler une plateforme ou un acteur. Il faut construire un bon usage, un ordre public commun. Il en va aussi de notre crédibilité d’Européens, comme place économique stable. Nous, on ne pointe pas du doigt tel ou tel acteur parce qu’il est de telle ou telle nationalité. En revanche, nous défendrons toujours la sécurité de nos enfants, de nos adolescents, de notre démocratie, notre sécurité économique et notre sécurité nationale, quand elles seront en jeu. Mais sans discrimination.