Félix Torres : « L’extrême droite pourrait très bien s’entendre avec un Poutine généreux… »

Félix Torres : « L’extrême droite pourrait très bien s’entendre avec un Poutine généreux… »

Déclin, suicide, chute… depuis des décennies, la France se lamente de sa situation économique, qu’elle compare volontiers à l’époque bénie des Trente Glorieuses. Si les analystes ne s’accordent pas sur ses causes, l’historien spécialiste des entreprises Félix Torres et le professeur émérite d’histoire économique et sociale à l’université de Strasbourg Michel Hau sont formels : nous devons notre dégradation économique à une mauvaise politique qui, en faisant porter le poids du modèle social aux entreprises, les a empêchées de tirer pleinement parti de la mondialisation. Dans Le Décrochage français*, qui vient de paraître aux PUF, ils proposent une démonstration convaincante des raisons de notre « contre-performance politique et économique » et développent un plaidoyer libéral en faveur des entreprises.

L’Express : Après Le Virage manqué. 1974-1984 : ces dix années où la France a décroché, paru chez Manitoba en 2020, vous auscultez, toujours avec Michel Hau, la nature du « décrochage » français. Pourquoi employer ce terme ?

Félix Torres : Le sentiment s’est imposé que, depuis quarante années désespérantes, la France ne va pas bien. Les formules se succèdent : déclin, décadence, malheur, suicide… Qu’arrive-t-il à ce pays ? Michel Hau et moi-même avons cherché une explication en posant sur le sujet un regard d’historiens économistes dans la moyenne durée, du « tournant de la rigueur », en 1983, à l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, en 2017. Nous mesurons un « décrochage » et une « contre-performance » attestés par de nombreux indicateurs : retrait massif de l’industrie, déficit chronique du commerce extérieur, chômage, envol du déficit… En matière de production manufacturière, le déclassement est net : en 2019, la France se place au 8ᵉ rang mondial, loin derrière l’Italie, l’Inde, la Corée du Sud, l’Allemagne, sans parler du Japon, des Etats-Unis et de la Chine. Le poids relatif de la France était de 3,5 % du PIB mondial en 1983 ; il atteint seulement 2,4 % en 2016. En 1970, le PIB par habitant de la France dépassait de 2 000 dollars (1 865 euros actuels) celui de la moyenne de l’Europe occidentale ; en 2016, il était inférieur de 1 400 dollars (1 306 euros) !

Hormis quelques secteurs comme l’aéronautique, l’industrie française traverse une crise structurelle depuis les années 1970 et la fin des Trente Glorieuses. Mentalement, la France n’est pas vraiment sortie de cette période faste de l’après-guerre bâtie sur la reconstruction, l’équipement du pays et des ménages, le rattrapage général de la productivité après la crise des années 1930 et la guerre. C’est ce que l’on a appelé le « fordisme », un keynésianisme se déployant dans une économie semi-fermée. Or le monde a changé, en raison des chocs pétroliers et de l’abaissement des frontières économiques. La France est entrée dans l’économie globale ouverte de la seconde mondialisation (la première s’était déroulée au XIXᵉ siècle), mais les décideurs français n’ont jamais réalisé l’aggiornamento nécessaire pour y adapter l’appareil productif national.

Beaucoup de boucs émissaires sont invoqués pour expliquer cette situation, notamment les pays asiatiques à bas coût, la Chine au premier chef. Mais celle-ci ne devient l’atelier du monde que dans les années 2000. En 1973, en 1983, où est la Chine ? Et comment expliquer qu’une économie hautement développée comme la nôtre puisse se sentir menacée par les pays à forte main-d’œuvre et bas salaires ? Le problème est ailleurs, c’est celui du manque de compétitivité de l’industrie française dans une économie ouverte.

Certains vous répondraient qu’il aurait fallu laisser cette économie bien fermée…

Aucun pays, sauf la Corée du Nord, ne peut fonctionner en autarcie comme l’a fait le camp socialiste jusqu’en 1989, avec la chute finale que l’on sait. Les pays trouvent leur avantage dans l’échange. Dans cette deuxième mondialisation qui va des années 1970 au milieu des années 2010, de cycles du Gatt [NDLR : accord général sur les tarifs douaniers et le commerce] en création de l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, les barrières commerciales s’abaissent sans cesse, entraînant un fantastique essor des échanges et de la richesse mondiale, notamment des pays émergents. La France a été entraînée dans ce mouvement, notamment au sein du grand marché unique européen, et l’on n’a guère entendu alors parler de protectionnisme ! En revanche, les décideurs hexagonaux ne se sont pas interrogés sur les conséquences que cette ouverture allait avoir sur le modèle national : on a continué à penser l’économie française en soi comme au temps des Trente Glorieuses, avec les dispositions fiscales pesant sur les entreprises inchangées : les cotisations sociales, les « impôts de production » (impôts décorrélés du profit des entreprises, qui s’élèvent en 2023 à 95 milliards d’euros, quatre fois plus qu’en Allemagne) et l’impôt sur les sociétés (qui était jusqu’à récemment plus élevé que partout ailleurs).

Fatalement, nos industries ont souffert dans la durée du fait d’une fiscalité aberrante quant à leur compétitivité dans un monde en compétition généralisée. La raison principale de l’étonnante désindustrialisation française, avec ses terribles conséquences humaines, sociales et territoriales, est là. La France se tire une balle dans le pied, chaque relance de la consommation profitant aux concurrents étrangers. Dans ce contexte, comment lutter efficacement contre la concurrence internationale ?

L’industrie française reste majoritairement concentrée sur le milieu de gamme.

Vous citez le cas de l’Alsace, dotée d’un capitalisme de type rhénan, mais subissant la fiscalité française.

Ce cas illustre à quel point l’industrie française avance avec des semelles de plomb. Forte d’un tissu dense de PME dynamiques, un petit Mittelstand à la façon de l’Allemagne, mais, de ce côté-ci du Rhin, l’Alsace dispose d’une part d’emplois industriels plus importante que la France métropolitaine, avec des entreprises familiales spécialisées dans quelques produits précis et commercialisant leur production à l’échelle du globe. Cela vaut aussi pour d’autres foyers industriels, la Vendée choletaise, la vallée de l’Arve, la Haute-Loire… De quoi toutes ces entreprises ne seraient-elles pas capables si elles subissaient un prélèvement fiscal semblable à celui de leurs homologues européennes, en Suisse, Allemagne, Autriche et dans l’ensemble de l’Europe du Nord !

Le point problématique de l’industrie française, c’est qu’elle reste majoritairement concentrée sur le milieu de gamme. Or, pour monter en qualité, échapper à la concurrence par les prix des « outsiders » venus du bas et conquérir des marchés extérieurs, il faut des marges. Du fait des coûts élevés générés par notre modèle social et notre niveau de vie, il est nécessaire de pratiquer des prix élevés avec le niveau de qualité et d’innovation qui va avec. Or, notamment à cause d’un taux de prélèvement général trop élevé, les marges des entreprises françaises sont structurellement plus faibles que celles de leurs voisins européens. Le rapport entre l’excédent brut d’exploitation et la valeur ajoutée brute se situe en France autour de 30 % depuis les années 1970, contre 40 % en Allemagne ou aux Pays-Bas. Voilà une vérité dérangeante : en matière de commerce extérieur, nous sommes d’abord déficitaires avec nos voisins européens !

Il est triste de constater le temps qu’il a fallu à la notion-clé de compétitivité pour s’imposer. Si elle le fait en France au tournant des années 2000, il faut attendre le rapport Gallois de 2013 quant à l’indispensable « choc de compétitivité » à opérer pour que le président François Hollande, un peu à court d’idées, s’en empare. Il aura donc fallu quinze ans pour développer une politique de l’offre, c’est-à-dire favorisant la compétitivité de l’appareil productif national. On aurait pu la pousser plus loin, mais elle a contribué à faire reculer le chômage de masse. Je ne lis guère d’analyse rétrospective à propos de cette initiative, poursuivie par Emmanuel Macron à la tête du ministère de l’Economie, puis du pays. Le chômage massif qui plombait l’économie et la société française depuis des décennies a régressé, sans atteindre néanmoins le faible niveau de nos voisins. Mais on n’en tire aucune leçon.

Notre pays aime les idées, mais y faire bouger les lignes pour procéder aux ajustements structurels réalisés ailleurs prend hélas un temps infini. Les « pays phénix », comme les nomme l’ancien chef d’entreprise et économiste Henri Lagarde, Allemagne, Irlande, pays scandinaves et rhéno-alpins, ainsi que le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie ont fortement abaissé le montant de leurs prélèvements obligatoires sur les entreprises. Ils sont aujourd’hui 3,5 fois moins élevés au Danemark et 2,6 fois moins en Allemagne qu’en France. Ces pays ont fortement réduit le coût de fonctionnement de leur Etat central et de leurs collectivités territoriales, sans hésiter à supprimer la quasi-totalité de leurs niches fiscales. Mais vous aurez toujours des économistes, en France, qui vous expliqueront qu’il faut continuer à mener des politiques de relance de la consommation pour tirer l’économie française, oubliant que nos concurrents étrangers aux semelles de vent en profiteront aussi, voire davantage…

Vous expliquez aussi que le modèle économique français repose sur la consommation plus que la production.

La mise en œuvre, en 1944-1945, du programme du Conseil national de la Résistance, le CNR, dans un contexte politique de compromis à gauche en faveur du Parti communiste, débouche sur l’édification d’un Etat-providence à la française s’écartant du modèle assurantiel bismarckien comme du « Welfare State » britannique du rapport Beveridge de 1942. Comme le disait le brillant esprit patronal Denis Kessler, ce modèle, né pourtant à une époque historique précise, a été tellement « sanctifié » qu’il est devenu quasi impossible de le « détabouiser ». Le problème est que, à la différence des autres pays européens, le financement de l’Etat-providence à la française repose majoritairement sur les entreprises tout en protégeant tout le monde, ce qui n’est plus soutenable à l’époque actuelle.

L’économie, c’est d’abord de la production. Dans une économie moderne, la production, l’offre est le fait des entreprises, de la plus petite à la plus grande. Si la consommation est indispensable pour écouler la production, avant de pouvoir consommer, il faut d’abord produire, créer des richesses rémunérées par un bénéfice ou un salaire. Une économie de l’offre privilégie l’acte productif sur celui de consommer, veille à ce que les conditions des producteurs soient favorables à la production de richesse, c’est-à-dire compétitives. La question du niveau de prélèvement sur les entreprises est donc centrale. Or la France a historiquement tendance à surcharger les entreprises pour des raisons historiques (le poids de l’Etat centralisateur et organisateur) et culturelles, celles d’une vieille méfiance à l’égard de l’entreprise privée.

Dans ce paysage morose, la France se distingue pourtant par ses grandes entreprises, celles du CAC 40.

En effet, celles-ci sont le fruit de deux révolutions passées plus ou moins inaperçues. La première est une révolution financière, qui répondait au besoin d’adapter la France à la finance mondiale en cours de déréglementation – et, au passage, à celui de la Rue de Rivoli, aujourd’hui Bercy, de financer la dette croissante de l’Etat sur les marchés extérieurs. Elle est menée de façon transpartisane à la fois par la gauche et la droite – notamment Bérégovoy, Balladur et Fabius. Sur cette base, un second changement a lieu, incarné par l’essor à partir de 1987 du CAC 40, constitué de grandes entreprises, à la fois anciennes, nouvelles et recomposées. Pendant les Trente Glorieuses, les entreprises françaises représentent un « capitalisme sans capital », selon l’expression de Didier Pineau-Valencienne, l’ancien président de Schneider Electric. Les « 3D » du monde financier – pour « désintermédiation », « décloisonnement » et « déréglementation » – ont démultiplié l’accès au capital et au crédit. L’exemple classique est celui de Schneider Electric, le leader mondial de la distribution électrique, qui n’a plus rien à voir avec le Schneider métallurgique du Creusot. Son rebond a été rendu possible après le dépôt de bilan de Creusot-Loire, en 1984, par une stratégie de déploiement globale adossée aux nouveaux moyens et outils du marché financier.

On reproche souvent aux entreprises du CAC 40 d’avoir davantage délocalisé que leurs équivalentes allemandes du DAX 40, au financement moins mondialisé du fait de l’importance des noyaux de pouvoir familiaux et bancaires dans leur capital. Mais on oublie que, à partir des années 1970, le marché domestique de la reconstruction et de l’équipement est de plus en plus mature. Il faut trouver des relais de croissance, vendre et produire à l’échelle de marchés dépassant la France. D’où les succès d’Air liquide, Airbus, LVMH, Schneider Electric, Vinci… L’Oréal et Lafarge sont présents dès les années 1950-1960 outre-Atlantique avant de s’implanter dans le reste du monde.

La Sarre a su rebondir, la Lorraine est pratiquement devenue un désert industriel

En quoi consiste alors la désindustrialisation française ?

Elle signifie que notre compétitivité n’est pas assez forte au regard de nos concurrents internationaux. Avec un taux avoisinant les 10 %, nous sommes au plancher de l’Europe, bien plus que d’autres vieux pays industriels tels l’Allemagne, les pays nordiques et ce que nous appelons « l’aire rhéno-alpine » (Bavière, Suisse, Autriche), voire l’Espagne et l’Italie. Si notre économie était aujourd’hui florissante, tout irait bien. Mais le transfert des emplois vers les services et les métiers à la frontière du secondaire et du tertiaire n’est pas suffisant pour maintenir une balance commerciale excédentaire. La France, dans l’ensemble, est un pays qui achète plus qu’il ne vend de biens industriels.

A ce titre, on peut comparer les deux grandes régions industrielles qu’étaient la Sarre et la Lorraine, chacune historiquement bâtie sur le charbon et l’acier. Autant la première a su rebondir, en renouvelant son positionnement industriel et son tissu entrepreneurial, autant la seconde est pratiquement devenue un désert industriel, avec nombre d’usines fermées et de villes en berne. Les grandes entreprises françaises sont l’arbre qui cache la forêt : hors celles-ci, le tissu entrepreneurial français a énormément souffert. En cause, le poids des prélèvements obligatoires et aussi, un autre problème, la tendance française à sauver les canards boiteux, chaque élu local faisant pression pour la sauvegarde des activités mourantes de sa région, à fonds perdu. Or il vaut mieux investir dans les industries qui naissent et dans l’éducation. Mais nous ne le faisons pas assez, et nous suscitons par là même un cercle vicieux. Le déclin de l’industrie française est un fait social total.

Des économistes comme Jean-Marc Daniel estiment qu’un déficit commercial n’est pas problématique en soi. Un pays en déficit extérieur, explique-t-il, l’est soit parce qu’il consomme trop, notamment parce qu’on y distribue trop de revenus, soit parce qu’il investit beaucoup. La France rentre sans doute dans la première catégorie.

Je connais ces arguments économiques d’ordre théorique, mais on ne peut pas ne pas voir la traduction concrète de ce déficit : la chute par millions des emplois industriels dans notre pays a signifié la mort de microrégions industrielles et de villes entières, avec leurs effets sociaux délétères. Les Américains vivent avec un déficit commercial permanent, mais ils disposent d’un immense marché domestique, de sources d’énergie et de financement surabondants, le dollar en sus ! En France, l’existence pluri-décennale de ce déficit signale une non-compétitivité chronique de l’industrie nationale.

Dans l’ensemble, on est étonné que l’explication du retard industriel français par la question des prélèvements sur les entreprises et de la fiscalité qui pèse sur elles soit si peu évoquée. Voilà bien un tabou français ! Nombre d’articles tournent autour du sujet, des ouvrages récents évoquent ce qui seraient des facteurs culturels antiproductifs, un désintérêt à l’égard du travail au profit du temps libre, une désindustrialisation qui aurait démarré tardivement, avec notamment l’impact des 35 heures, etc. C’est passer à côté du problème de fond, qui s’enclenche à partir de 1973.

Quelles ont été les grandes étapes du décrochage français ?

Constat étonnant, la France va mal depuis une quarantaine d’années sans avoir éprouvé de défi historique d’ampleur, à la différence des pays du sud de l’Europe, sortant de dictatures arriérées, de l’Europe centrale et orientale, se dégageant du carcan du communisme, de l’Allemagne, ayant à subir le poids de l’ex-RDA dans la réunification, du Royaume-Uni, contraint de faire appel aux fourches caudines du FMI en 1976… C’est peut-être pour cette raison que notre pays n’a guère eu à se remettre en question. Le seul problème majeur qu’il ait rencontré a été l’effet du programme socialiste de 1981-1983, avec l’épuisement des réserves de change au mois de mars 1983. Le tournant français de la rigueur a été imposé dans l’urgence par le chancelier Helmut Kohl, une condition sine qua non pour accorder à la Banque de France l’aide de la Bundesbank. Un événement oublié par notre mémoire collective au profit du « Mitterrand européen » échangeant l’acceptation de la réunification de l’Allemagne contre la création de l’euro. Nous sommes alors entrés dans l’Europe et ses « contraintes », système monétaire européen, marché unique, ouverture internationale, par fatalité et à reculons, sans vraiment l’assumer et le revendiquer à l’échelon national. Un refus incarné, au-delà d’explications personnelles, par la dérobade de Jacques Delors, l’artisan de l’Europe maastrichtienne, à se présenter à l’élection présidentielle de 1995.

L’autre élément important et paradoxal des dernières décennies en termes politiques, c’est le fait que la modernisation socio-libérale, c’est-à-dire l’entrée dans la globalisation, a été réalisée par la gauche socialiste, de Pierre Bérégovoy à François Hollande !

Pourquoi ?

La gauche française n’a jamais assumé qu’elle ne réaliserait pas l’espérance socialiste promise en 1974 et en 1981. Mais elle n’a jamais accepté non plus de construire une social-démocratie à la scandinave. Il ne lui restait plus qu’à proposer l’horizon d’une économie de marché régulée adossée à la politique du franc fort et à la notion de désinflation compétitive. Et, immanquablement, elle a perdu de façon retentissante les élections suivant chacun de ses passages au pouvoir : en 1986, en 1995, en 2002, en 2017. Lionel Jospin ira jusqu’à dire, pendant la campagne présidentielle de 2002 : « Mon projet n’est pas socialiste » ! Entre les premiers tours de 1997 et 2002, il perd 1,5 million de voix, celles des classes populaires, qui commencent à voter extrême gauche, Front national ou s’abstiennent.

Un effet inattendu est que les socialistes, en mettant en avant les « acquis sociaux » et en menant une politique paradoxalement libérale, poussent la droite vers la social-démocratie. C’est le thème de la « fracture sociale » repris par Jacques Chirac. La droite néogaulliste l’emporte chaque fois de peu sur une droite libérale morcelée en plusieurs sensibilités : en 1988, Chirac devance Raymond Barre de 3 %, et en 1995, Balladur de 2 %. Les libéraux n’arrivent pas à convaincre au-delà de leur camp, comme par la suite François Fillon, puis Valérie Pécresse, tous deux porteurs d’une adaptation du modèle social français aux temps nouveaux. Il a manqué à la France une droite libérale forte capable d’administrer au pays la potion amère mais nécessaire des réformes structurelles. En son absence, il reste une droite néogaulliste au programme assez flou.

Le résultat de ce double renversement entre gauche et droite est qu’à chaque élection les Français sont mécontents de l’équipe en place. De 1978 à la reconduction (partielle sur le plan législatif) d’Emmanuel Macron, en 2022, et hors périodes de cohabitation, ils sortent systématiquement les « sortants », et c’est reparti pour un tour. Partout ailleurs, au contraire, les sortants qui réussissent leur politique économique sont réélus – Thatcher, Clinton, Blair, Schröder, Merkel – et restent pendant de longues années aux affaires.

Les gilets jaunes ont sans nul doute émoussé les élans réformateurs de Macron

Avec la réforme de l’ISF, la mise en place de la « flat tax », la baisse du taux d’impôt sur les sociétés, celle, partielle, des impôts de production, Emmanuel Macron semble être allé dans la voie que vous préconisez.

Emmanuel Macron a continué la politique de l’offre lancée sous François Hollande mais a « calé » face à la refonte nécessaire de l’Etat-providence, noyant de façon croissante les problèmes dans l’explosion de la dette… Depuis de Gaulle, Mendès France, Pompidou, nous n’avons pas en France d’homme d’Etat ayant la capacité d’accomplir les sacrifices nécessaires et le courage de prendre à témoin le pays à cet égard. De plus, la colère de la rue, de la mort de Malik Oussekine, en 1986, au mouvement contre le contrat première embauche [CPE], en 2006, en passant par la grande grève de 1995 contre le plan Juppé, a rendu les dirigeants français craintifs à l’égard de tout mouvement populaire. Les gilets jaunes ont sans nul doute émoussé les élans réformateurs de Macron. En France, certains symboles parlent, et celui du peuple mécontent est puissant.

Autre fait étonnant, alors qu’il ne propose rien pour renforcer l’économie française, le Rassemblement national caracole en tête des intentions de vote des Français. Ne courons-nous pas un grand danger dans ce domaine ?

Je suis plutôt inquiet sur ce point. Si l’économie de la France continue à se détériorer et avec elle l’état d’esprit de la société, le pays risque de voir arriver l’extrême droite au pouvoir. Contrairement à ceux qui disent, comme les sociaux-démocrates allemands en 1932, que le RN au pouvoir montrera rapidement son incompétence, il faut aussi tenir compte du contexte international. L’extrême droite pourrait très bien s’entendre avec un Poutine généreux nous vendant gaz et pétrole à bon marché. Nous deviendrions alors une démocratie faible placée dans l’orbite d’une Russie hégémonique et dictatoriale. Même sans cela, si l’Ukraine craque, quel sera le futur pour l’Europe démocratique et libérale ? Nous vivons des temps conflictuels, et c’est précisément pour cela que l’économie de la France doit être forte dans une Europe forte.

Pour cela, il faut penser l’économie française dans le cadre européen. Sans cela, on ne pourra rien faire, car nous faisons face à des blocs, américains, chinois, russes, pays émergents façon Turquie, Inde ou Arabie saoudite, qui ne nous font pas de cadeaux. Les Américains et les Chinois sont prêts à dépenser à fonds perdu pour aider leur industrie contre la nôtre. A l’Europe de promouvoir une économie et une industrie puissantes et compétitives, avec les structures de financement, d’innovation et d’éducation qui vont avec. Presque tous les géants de l’IA sont américains aujourd’hui ! Et comment financer la transition verte et aider l’Ukraine si l’on n’en a pas les moyens ? La solution française a été d’emprunter toujours plus pour pallier les déboires économiques et sociaux d’une politique économique en échec… à tort. Alors que l’hiver arrive, la cigale française ferait bien de s’inspirer de ses voisines, les « fourmis » européennes.

* Le Décrochage français. Histoire d’une contre-performance politique et économique (1983-2017), par Félix Torres et Michel Hau. PUF, 400 p., 26 €.

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