Financièrement, la Nouvelle-Calédonie est au pied du mur

Financièrement, la Nouvelle-Calédonie est au pied du mur

“Attendez une minute, il y a eu une explosion”, s’exclame Philippe Martin. Au téléphone, le directeur de la formation professionnelle continue de Nouvelle-Calédonie reprend : “J’habite dans un quartier toujours un peu tendu”. Voilà deux semaines que ce responsable économique télétravaille. Situés au dernier étage d’un immeuble de la zone industrielle de Ducos, ses bureaux ont brûlé dans les émeutes qui secouent le territoire depuis le 13 mai. Avec ses 3 000 entreprises, la presqu’île, située au nord-ouest de Nouméa, est le poumon industriel de l’archipel. “C’est la zone qui a été la plus touchée par les dégradations”, observe-t-il. Selon les premières estimations, le quartier aurait été détruit à près de 80 %.

Routes bloquées, magasins et sociétés pillés, bâtiments incendiés, locaux saccagés : de l’aveu même du chef de l’Etat, les dégâts des émeutes déclenchées après le vote à l’Assemblée nationale de la réforme du corps électoral sont “colossaux”. Le coût total des dégâts avoisinerait un milliard d’euros d’après la chambre de commerce et d’industrie de Nouvelle-Calédonie. Entre “6 000 et 8 000 emplois” ont été détruits, détaille Philippe Martin : “Sur un archipel réunissant 270 000 habitants, c’est tout sauf anodin”. Pour réparer, la contribution des assurances sera indispensable. Celle de l’Etat aussi. “La problématique la plus immédiate est désormais de savoir comment payer les salaires du mois de mai”, souligne Thomas Govedarica, premier conseiller à la chambre territoriale des comptes de Nouvelle-Calédonie.

Le coût de la colère

Une gageure, alors que la Cafat, l’organisation de sécurité sociale du territoire, n’est pas en mesure d’absorber un tel choc. “Paris devra vraisemblablement soutenir les entreprises et le régime de protection sociale”, estime Philippe Martin. A quelle hauteur ? Pour l’instant, nul ne le sait – des hauts fonctionnaires de Bercy ont posé le pied sur le sol calédonien afin d’estimer les sommes que devra débourser l’Etat pour soutenir l’archipel. Dernier épisode dévastateur, les émeutes viennent aggraver la situation d’un territoire à l’économie en difficulté en raison de la crise du nickel, et dont les finances publiques sont très fragiles.

Même hors situation de crise, Paris débourse chaque année des aides qui représentent entre 16 et 18 % de son produit intérieur brut. “En moyenne, l’Etat verse entre 1,3 et 1,5 milliard d’euros par an au territoire. Ce nombre varie peu d’année en année”, explique Jocelyn Beneteau, maître de conférences en droit public à l’Université Aix-Marseille, qui a dirigé un ouvrage sur Les finances publiques en Océanie. Cette enveloppe comprend le financement des activités “régaliennes” de l’Etat – la police, la justice, la défense ou l’enseignement supérieur par exemple – mais aussi de compétences censées avoir été transférées au gouvernement calédonien, comme les salaires des enseignants du secondaire. “C’est une particularité du territoire, qui peut étonner les juristes non avertis : l’Etat finance toujours des salaires pour des compétences censées avoir été déjà transférées à Nouméa. La Nouvelle-Calédonie a une grande autonomie, mais cette autonomie reste relative, en tout cas du point de vue budgétaire”, pointe Manuel Tirard, maître de conférences en droit public à l’université Paris Nanterre, qui a assuré la direction de La Nouvelle-Calédonie face à la crise des finances publiques.

Aides de l’Etat

Bénéficiant de l’aide de l’Etat pour payer une partie de ses fonctionnaires, Nouméa a aussi dû se tourner vers Paris pour boucler son budget pendant la crise sanitaire. Entre 2020 et 2022, elle s’est endettée à plus de 400 millions d’euros auprès de l’Agence française de développement (AFD). Résultat : à la fin de l’année 2022, le taux d’endettement du territoire s’élevait à 201 %. L’année suivante, elle bénéficiait d’une nouvelle enveloppe d’un montant de 37 millions d’euros, là encore de l’AFD, afin “d’éviter une rupture de paiement des retraites des allocations versées aux personnes en situation de handicap et de dépendance”.

En échange de ce gros coup de pouce, l’Etat a demandé de réaliser des réformes fiscales pour assainir les comptes. Sous la pression de Paris, le gouvernement indépendantiste, qui a succédé aux loyalistes en juillet 2021, a finalement annoncé en octobre une batterie de mesures : taxe sur les plus-values immobilières, sur les produits pétroliers, redevance minière… L’adoption de ces textes par le Congrès calédonien, le parlement local, a provoqué une vague de manifestations. Avant les émeutes du 13 mai, des barrages filtrants avaient déjà été mis en place en début d’année, contraignant le gouvernement à repousser en juin son projet de taxe sur le carburant.

Chaque secteur va être touché par les émeutes

La Nouvelle-Calédonie est pourtant au pied du mur. Dans son rapport 2022, la chambre territoriale des comptes n’hésitait pas à parler de “déséquilibre structurel des finances publiques”. “Chez beaucoup d’acteurs calédoniens, il y a l’idée que l’Etat viendra de toute façon à la rescousse”, regrette Hervé Mariton, ancien ministre des Outre-mers et président de la Fédération des entreprises d’Outre-mer. Au point d’effacer certaines ardoises. En 2013, l’ancien ministre de l’Economie et des Finances Jean Arthuis, alors sénateur, s’étonnait d’avoir vu disparaître, en “silence”, une dette contractée par la Nouvelle-Calédonie d’un montant de 289,4 millions d’euros, et pour laquelle elle “n’a effectué qu’un seul remboursement, en 1989, à hauteur de 23,3 millions d’euros”. Une manière d’aider un territoire en difficulté pour le gouvernement de l’époque. Des “largesses”, vues comme une manière d’acheter la paix sur l’archipel pour les plus sévères. “Rien n’incite les élus à la responsabilité, dans la mesure où chaque fois qu’une difficulté survient, il suffit de tendre la main auprès du gouvernement français, tance Mathias Chauchat, agrégé de droit public et professeur à l’Université de la Nouvelle-Calédonie. Celui-ci est prêt à tout financement, dès lors que cela permet le maintien de la Calédonie française. Les élus n’ont donc aucun intérêt à gérer avec parcimonie le pays.”

Ils doivent s’occuper d’un territoire confronté à de multiples difficultés. Depuis 2019, 18 000 personnes l’ont quitté, “poussés par la crise institutionnelle et le manque de perspectives économiques”, selon David Guyenne, président de la chambre de commerce et d’industrie locale. Car la Nouvelle-Calédonie fait face aux secousses qui traversent le secteur du nickel. “Or, depuis les années 1980, l’archipel vit sur une double rente : celle des transferts de l’Etat, et celle de l’industrie minière”, remarque Pierre-Yves Le Meur, directeur chercheur à l’Institut de recherche pour le développement. L’énergie coûteuse et l’effondrement des prix – le minerai a perdu la moitié de sa valeur entre janvier 2023 et février 2024 – pèsent lourdement sur l’économie, alors que le nickel représente près du quart de l’emploi privé et 20 % de son PIB. Après “plus de 700 millions d’euros d’aides” publiques versées au secteur depuis 2016, Bercy a élaboré avec les acteurs du secteur un “plan nickel” pour tenter de redresser la filière. Mais le texte se heurte au refus d’une partie du Congrès de Nouvelle-Calédonie et est resté dans les cartons.

Près de 1 000 emplois détruits pourraient venir grossir un chômage déjà bien présent sur l’archipel, en particulier chez les jeunes. “Environ 22 000 personnes sont en recherche d’emplois en Nouvelle-Calédonie, tous secteurs confondus, précise Philippe Martin. Cela représente 11 % de la population totale de la Nouvelle-Calédonie, avec une prévalence de chômage particulièrement importante chez les jeunes”. Chez les moins de 30 ans, le nombre de chômeurs grimpe à 26,2 % de la population active. “Ces chiffres datent de 2022, avant la crise du nickel, poursuit-il. Nous sommes en train de compiler ceux de l’année dernière, et nous réalisons qu’ils se sont encore dégradés”. Les efforts déployés pour la réinsertion sur le territoire peinent à atteindre le gros des chômeurs – “1100 personnes” sont passées dans le dispositif de formation professionnelle continue en 2022, selon Philippe Martin.

Une goutte d’eau, alors que chaque secteur va être touché par les émeutes. Le tourisme, par exemple, embryonnaire en Nouvelle-Calédonie – il représente 4 % de son PIB – est aujourd’hui à l’arrêt, menaçant près de “5 000 emplois directs”, selon Julie Laronde, directrice générale chez Nouvelle-Calédonie tourisme, agence du gouvernement calédonien. Si la filière a été plutôt préservée par les émeutes, elle en subira – comme les autres – les effets. Aussi appelle-t-elle l’Etat à ne “surtout pas oublier le tourisme dans l’effort de reconstruction”. Des “aides financières”, comptant un “fonds de solidarité” au montant inconnu, se trouvent parmi les mesures annoncées par Emmanuel Macron lors de sa visite à Nouméa ce 23 mai. Quelle que soit l’issue de la crise, une chose est certaine : la présence de Paris, au moins financière, n’est pas près de disparaître.