Guerre en Ukraine : la terrible épreuve des familles de prisonniers aux mains des Russes

Guerre en Ukraine : la terrible épreuve des familles de prisonniers aux mains des Russes

Le visage de sa femme est à peine reconnaissable, mais il sait que c’est elle. Il l’a identifiée sur la photo postée sur un réseau social russe et l’a fait expertiser avec un maigre espoir qu’elle ait pu être retouchée. Hélas, elle ne l’était pas. Sur la photo, Oksana a les yeux fermés et ne semble pas pouvoir les ouvrir, tant les paupières qui les recouvrent sont tuméfiées et couvertes de croûtes de sang. Son nez et son front sont tuméfiés aussi. On ne sait rien de l’état de son crâne, recouvert d’une capuche. Elle est assise avec les mains attachées. Le visage ne sourit pas, c’est comme s’il avait perdu tout signe de vie.

Andriy, son mari, montre une autre photo de sa femme, prise avant son enlèvement : ravissante avec sa frange, ses tresses brunes et ses grands yeux doux, dans sa parka militaire. Parce qu’elle est dans l’armée et, de ce fait, doublement exposée aux représailles, ni les photos ni les vrais prénoms ne peuvent être diffusés.

Deux mois sans dormir

Andriy a une trentaine d’années et des traits vieillis par plus de deux mois sans dormir. Il est assis dans un local de l’ONG Center for Civil Liberties, présidée par Oleksandra Matviïtchouk, lauréate en 2022 du prix Nobel de la paix et déclarée “non désirable” par l’Etat russe en 2024. Depuis sa fondation en 2007, l’organisation se concentrait sur la défense des droits de l’homme en Ukraine et des prisonniers politiques du Kremlin. Depuis la guerre totale menée par la Russie contre l’Ukraine, elle a étendu sa mission aux prisonniers de guerre, otages civils et militaires.

Dans ce local situé dans le centre de Kiev, ils sont six. Cinq femmes et un homme dont l’épouse, le mari ou le fils croupissent dans des prisons russes. Au minimum violentés, comme l’indiquent les photos et les rares informations qu’ils ont rassemblées. Probablement l’ont-ils été plus encore que les photos ne le disent. Peut-être certains sont-ils déjà morts. Oksana, raconte Andriy, était officier dans les forces armées ukrainiennes. La dernière fois que son mari lui a parlé, c’était le 11 février 2024, pour lui dire qu’elle partait en mission. Le 15, il a reçu un message lui indiquant qu’elle avait disparu la veille. Ses confrères et consœurs lui ont confirmé qu’ils avaient perdu sa trace après l’explosion d’une bombe aérienne. Il s’est rendu à l’hôpital où avaient été envoyés les blessés et les morts. Le corps d’Oksana n’y était pas. Ne restait qu’une conclusion : elle avait été kidnappée par les Russes.

Andriy raconte. “J’ai cherché sur des réseaux sociaux russes et j’ai trouvé une photo de ma femme avec quatre autres personnes dans un endroit que je ne peux pas nommer ici, raconte Andriy. Je l’ai tout de suite reconnue malgré les hématomes qui la déformaient. Les photos montraient les visages détruits et à peine reconnaissables des cinq soldats de la brigade. Tous avaient été battus violemment et torturés.” Depuis le 15 février, Andriy n’a aucune information sur sa femme en dehors de ses propres recherches sur les réseaux et de cette photo si douloureuse à regarder, qui ne donne qu’un aperçu lacunaire de la monstruosité sans limites des crimes de l’armée russe. Détenir des prisonniers sans informer sur leur situation, même s’ils sont militaires, est contraire aux conventions de Genève. A fortiori s’ils sont torturés.

Pourquoi les Russes ne notifient-ils rien sur leurs détenus ? “D’abord pour ajouter une dimension de souffrance à la famille. Mais surtout parce que sans jugement en Russie et sans notification officielle, les prisonniers n’existent pas. Les Russes n’ont ainsi pas de comptes à rendre sur les meurtres et les tortures. Même la Croix-Rouge n’a pas d’informations”, analyse Mikhailo Savva, docteur en sciences politiques et expert au Centre des libertés civiles.

“S’il vous plaît, aidez-moi à la retrouver”

Plusieurs femmes auraient été kidnappées et emprisonnées en même temps qu’Oksana, au même endroit à la même période. D’après les informations recueillies par Andriy, les Russes ont indiqué que ces femmes ne pourraient pas faire l’objet d’un échange de prisonniers. “S’il vous plaît, aidez-moi à la retrouver”, implore Andriy, désespéré par l’impuissance de l’Etat ukrainien et de la Croix-Rouge internationale.

Selon les estimations du ministère ukrainien de la Défense, près de 25 000 civils et militaires ukrainiens seraient détenus dans les prisons russes. Le Centre des libertés civiles a obtenu la libération de 250 d’entre eux, en plus des échanges de prisonniers entre Etats, “grâce à notre travail avec des partenaires de la société civile en Russie, explique Mikhailo Savva. Mais notre stratégie de libération des civils est limitée. Seuls les Etats peuvent agir pour faire appliquer les conventions de Genève et le droit international.”

Aux côtés d’Andriy, deux femmes parlent d’un soldat kidnappé dans les mêmes conditions le 2 novembre 2023. L’une est son épouse, l’autre sa mère. Elles non plus ne peuvent dévoiler leur vrai prénom ni leur visage. Sur les photos, comme Andriy, elles ne se montrent que de dos. La plus jeune commence, sanglote puis renonce, incapable de parler. La mère, emmitouflée dans sa doudoune bleue, raconte cette “dernière connexion qu’on a eue, un SMS avec seulement ”Bonjour””. C’était le 2 novembre 2023. Leur fils et mari était “en chemin vers son poste de travail”, dit la mère, précisant qu’aucun indice du lieu ne peut être publié. Six jours plus tard, alors qu’elles commençaient à s’inquiéter d’être sans nouvelles, elles ont appelé, envoyé des messages. Son téléphone était connecté, mais personne ne répondait. Le commandement a fini par leur confirmer officiellement que le soldat avait disparu.

Téléphone muet

Pendant des mois, elles ont continué à appeler et à écrire sur les messageries de son portable qui restait toujours connecté – et toujours muet. “S’il vous plaît, suppliaient-elles, qui que vous soyez, répondez-nous !” Sur WhatsApp, les traits bleus indiquaient que le message avait été lu. Une application leur indiquait que le téléphone se déplaçait dans tous les coins de la Russie. Elles le suivaient à la trace.

“Sur la chaîne Telegram d’un blogueur russe, dit la mère, j’ai trouvé des interviews d’un de ses camarades militaires emprisonnés, qu’il donnait visiblement sous pression. Celui qui s’exprimait disait qu’il était celui qui se portait le mieux parmi ses autres camarades en prison, que tous étaient blessés. Ce n’était pas clair et il ne disait pas la même chose d’une interview à l’autre. La dernière fois que nous avons localisé son téléphone, il était dans un trou perdu entre Krasnodar et la Crimée…” Elle éclate en sanglots, sort un Kleenex de sa poche. “S’il vous plaît, dites-le à tout le monde…” Les trois autres femmes disent être sans nouvelles de leurs maris respectifs. Ceux-ci sont des civils, enlevés sans aucune base légale et emprisonnés respectivement le 12 mars 2022 dans la région de Kherson, le 16 mars 2022 à Irpin, le 23 mars 2022 à Boutcha.

Irina Shvets a pu obtenir de maigres informations par des prisonniers échangés sur les conditions de détention dans la prison de Rostov, où se trouve le sien. Au moment de l’invasion du 24 février 2022, Oleksandr se trouvait à Boutcha, la ville de la banlieue de Kiev devenue l’un des symboles des crimes de guerre – exécutions sommaires, viols, tortures, tueries de masse – commis par les Russes contre les civils ukrainiens entre le 27 février et le 31 mars à 1922.

“Toi, tu dois être du bataillon Azov…”

“Nous étions en contact par téléphone jusqu’au 21 mars, raconte Irina. Le 22, il n’y avait plus de connexion. Les Russes avaient fait exploser les pylônes de communication. Le 3 avril, j’ai réussi à contacter des voisins qui m’ont dit qu’au moment où les Russes commençaient à se retirer, mon mari avait refusé de s’enfuir de l’immeuble où il se cachait parce qu’il s’occupait de nourrir 160 femmes et enfants au sous-sol et qu’il ne voulait pas les laisser. Il a été repéré. Ses voisins m’ont dit qu’ils l’avaient vu être kidnappé et emmené par des Russes.”

D’après les voisins, ceux qui l’ont emmené n’étaient pas des militaires, mais des gens du Sobr, une unité spéciale du ministère de l’Intérieur russe intégré à la garde nationale. Ils les ont entendus dire à Oleksandr, qui était sportif et costaud : “Toi, tu dois être de l’Azov ! [NDLR : bataillon paramilitaire ultranationaliste ukrainien]”. Alors que les autres ont eu leurs mains attachées avec des ficelles, il a eu droit aux menottes et a été emmené séparément.

Irina a donné un échantillon d’ADN aux enquêteurs venus travailler sur les massacres de Boutcha. En octobre 2022, la Croix-Rouge ukrainienne lui a annoncé que son mari se trouvait dans une prison en Russie. Le 23 janvier 2023, en échangeant des informations avec des familles de prisonniers sur des chaînes Telegram, Irina a vu passer une photo de son mari portant une tenue de prisonnier et un numéro. Elle a réussi à remonter le fil jusqu’à un prisonnier qui s’était trouvé avec lui lors d’un transfert, et à la femme d’un autre qui avait partagé sa cellule.

Accueil brutal

Elle a pu reconstituer certaines étapes de son périple. Le 23 mars 2022, ils sont plusieurs à avoir été enfermés dans un bâtiment de l’aéroport d’Hostomel. Le 24, transférés en Biélorussie. Le 25, accueillis “très brutalement” dans une prison à Brantsk, en Russie. Mikhailo Savva, du Centre des libertés civiles, précise que les “accueils brutaux” lors des transferts dans les prisons russes sont “une procédure systématique et délibérée afin de casser psychologiquement les civils et d’obtenir d’eux une obéissance totale.” Les prisonniers, ajoute-t-il, sont détenus “sans aucune légalité même selon la loi russe. Rien d’autre qu’un papier signé par un chef local du FSB [NDLR : service de renseignement]”.

En décembre 2023, Irina a su que son mari se trouvait à Rostov dans une cellule appelée “Ciseau n° 1”. La femme d’un prisonnier passée par cette même cellule a partagé les informations sur les conditions de détention. “Les cellules couvertes de moisissure sont remplies de 20 à 30 personnes, qui ne sortent jamais et doivent se partager un lit pour trois ou quatre. De l’eau dégouline du plafond. La nourriture qui leur est servie serait refusée par un animal. Je peux imaginer dans quel état se trouve mon mari”, conclut-elle sobrement.

*Certains prénoms ont été modifiés

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