Jonas Pardo : “Sur l’antisémitisme, le NPA m’inquiète moins que LFI”

Jonas Pardo : “Sur l’antisémitisme, le NPA m’inquiète moins que LFI”

Antisémitisme “ontologique” contre “contextuel”, “racisme antisémite”… Quand on interroge Jonas Pardo, militant juif et de gauche, sur ces expressions qui ont marqué la campagne des législatives, soit il soupire, soit il fustige une “contorsion des mots” symptomatique selon lui d’un malaise ancien au sein des gauches. Son agacement est à l’image de la sincérité de son engagement pour la lutte contre l’antisémitisme, qui l’a mené à mettre au point des formations dédiées, spécifiquement pensées pour un public de gauche – et ce, bien avant l’attaque du 7 octobre 2023.

Auprès de L’Express, le trentenaire explique avec ardeur pourquoi dresser un signe égal entre antisionisme et antisémitisme procède, selon lui, d’une “analyse paresseuse” (“on peut se dire sioniste et être profondément antisémite”). Mais appelle également à “faire preuve de courage” en reconnaissant qu’au-delà de la haine des juifs propagée par l’extrême droite, “la gauche participe à diffuser l’antisémitisme”. S’il multiplie les critiques sans concession contre Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants, et juge de surcroît que “La France insoumise a mené une campagne antisémite lors des européennes”, Jonas Pardo défend pourtant le Nouveau Front populaire face à un Rassemblement national dont le “vernis a changé, mais pas le fond”. Entretien.

L’Express : Vous avez mis sur pied des formations à la lutte contre l’antisémitisme spécifiquement pensées pour un public de gauche et ce, bien avant le 7 octobre. Pourquoi cela ?

Jonas Pardo : J’ai pris conscience qu’il existait un problème d’antisémitisme au sein des gauches à partir de l’attentat de l’Hyper Casher en 2015. A l’époque, j’ai observé un manque d’empathie envers les victimes, voire des expressions de compassion à l’égard des tueurs. Certains mettaient en avant le traitement réservé par le gouvernement israélien aux Palestiniens, comme si cela rendait compréhensible que l’on s’en prenne aux juifs en France – c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les réactions que l’on a pu observer après le 7 octobre de la part d’une partie de la gauche ne m’ont pas étonné.

Je considère que l’antisémitisme est non seulement un danger pour les juifs, mais aussi pour le système de pensée que les gauches entendent diffuser. Quand des féministes refusent de parler des viols commis par le Hamas, elles sabotent le principe de croire toutes les victimes. Quand David Guiraud dénonce les “dragons célestes”, une référence à un manga qui est utilisé par la complosphère pour désigner les juifs, il personnifie l’idée d’une domination économique d’une petite caste agissant dans l’ombre, et fait donc reculer la vision historique des gauches qui consiste à critiquer non pas des individus, mais un système social.

Pourquoi ne vous cantonner qu’à la gauche ?

Le parti de gouvernement, et les droites plus généralement, répondent à l’antisémitisme par le sécuritaire, et ne semblent pas intéressés par la pédagogie. On peut aussi légitimement douter de la sincérité de leur engagement antiraciste. Pap Ndiaye avait annoncé un audit sur la déscolarisation des élèves juifs de l’école publique à son arrivée au ministère de l’Education. Mais après son départ, le projet a disparu des écrans radars. Idem pour les “assises de lutte contre l’antisémitisme” annoncées en mai, qui semblent avoir été dissoutes avec l’Assemblée nationale.

Quant à l’extrême droite, l’antisémitisme est consubstantiel à sa vision du monde ! Celle-ci a toujours porté l’idée qu’il existerait un petit groupe aux manettes de tous les lieux de pouvoir. Or, cette vision complotiste structure et entretient l’antisémitisme. Alors oui, pour l’heure, le RN se tient bien sage. Mais si l’on prête attention au vocabulaire de Marine Le Pen, celle-ci continue à s’exprimer par signifiants. Elle ne fustige plus la juiverie internationale mais attaque la finance mondiale. Pour les cadres du parti, le problème n’est plus “les youpins” mais les “cosmopolites”… Le vernis a changé, mais pas le fond. C’est peu dire que mes formations ne pourront rien leur apporter.

La haine des juifs ne connaît pas de frontières politiques

Dans une tribune au Monde, l’avocat Arié Alimi et l’historien Vincent Lemire ont opposé un antisémitisme “contextuel” utilisé par certains membres de La France insoumise, et un autre, “ontologique”, du Rassemblement national. Qu’en pensez-vous ?

[Soupir] C’est n’importe quoi. Je suis évidemment d’accord avec l’idée que l’antisémitisme d’extrême droite est ontologique, mais “l’antisémitisme contextuel” n’existe pas. L’antisémitisme est un seul et même discours. La haine des juifs ne connaît pas de frontières politiques, elle porte simplement un masque différent selon ceux qui la propagent. On en trouve trace dans les écrits de penseurs de gauche du XIXe siècle, chez Marx, chez Bakounine (qui considérait d’ailleurs que Rothschild et Marx étaient liés par la “solidarité juive”), sans parler de Proudhon !

Quand l’antisémitisme explose, comme c’est le cas aujourd’hui, il faut savoir faire preuve de courage. Et cela passe par reconnaître qu’au-delà de la haine des juifs propagée par l’extrême droite, via notamment le site de l’essayiste négationniste Alain Soral ou la sphère dieudonniste, depuis le 7 octobre, la gauche participe à diffuser l’antisémitisme. Quand David Guiraud traite Meyer Habib de porc, c’est une insulte antisémite (historiquement, les juifs ont souvent été associés aux porcs). Or, en ne le reconnaissant pas, la gauche se tire une balle dans le pied. S’il avait insulté de porc une personne en surpoids, la gauche aurait hurlé à la grossophobie, car on n’animalise pas les gens selon leur poids ou leurs traits physiques. Mais là, c’est un juif. On peut avoir mille bonnes raisons de détester Meyer Habib, mais quand on ne condamne pas ce genre d’anathème, on fait reculer la lutte contre les discriminations.

Depuis le 7 octobre, le débat concernant l’antisémitisme de certaines références, à l’instar des “mains rouges” arborées par des étudiants de Sciences Po en avril, s’est souvent concentré sur “l’intention” qu’y mettaient ceux qui en font usage. Est-ce le bon angle d’approche ?

Le fait de ne pas avoir conscience de son geste ne rend pas moins coupable. L’antisémitisme ne s’apprécie pas seulement à l’intention que l’on a mise dans ses mots, mais aussi dans les effets qu’ils ont suscités. David Guiraud savait-il que la référence aux dragons célestes était utilisée par la fachosphère pour désigner les juifs ? Partons du postulat qu’il l’ignorait. Reste que lorsqu’il prend connaissance des réactions que provoque sa sortie, et notamment l’avalanche d’antisémitisme qu’elle génère, il est donc mis au courant. Maintenant, imaginons qu’une personne renverse un cycliste en voiture. Il n’a pas fait exprès. Deux choix s’offrent à lui : soit il se précipite sur le cycliste, reconnaît son erreur et lui demande comment il peut l’aider, soit il passe son chemin en se disant qu’il n’a pas fait exprès, que le cycliste n’a pas bien regardé la route ou n’a pas compris qu’il allait tourner. Le premier choix est évidemment le bon, c’est ce qui permet de signaler que l’on s’est trompé, que l’on a eu tort. Qu’a fait Guiraud dans la vraie vie ? Il a certes supprimé son tweet, mais il a ensuite défendu la référence utilisée en expliquant que les dragons célestes sont “une alliance militaire de gens puissants qui écrasent les autres. Ils ne sont pas détestés pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils font aux autres”. Il prend donc de la distance avec l’expression antisémite tout en validant le fait que sa vision du monde correspond à l’imaginaire complotiste qu’elle diffuse.

Vous avez vous-même été confronté à ce que vous qualifiez “d’antisémitisme ordinaire” au sein de la gauche…

Tous les juifs ayant des liens avec des non-juifs en France sont amenés à vivre, à un moment de leur relation, une sorte de “crash test” : le moment où l’autre apprend que l’on est juif. Et ce, que l’on soit de gauche ou non. Personnellement, j’ai souvent entendu des remarques comme “ah mais tu ne m’avais pas dit que tu es juif”. Comme si le fait de ne pas l’avoir précisé en amont relevait de la tromperie ou qu’il y avait quelque chose à “révéler”, un peu comme un coming out. Ce qui est intéressant, ce sont les réactions qui suivent : cela peut être de l’hostilité, mais c’est minoritaire. Souvent, on est plutôt soumis à une “injonction géopolitique”. C’est-à-dire que l’on va nous demander ce que l’on pense du conflit israélo-palestinien, là encore, comme si nous étions soupçonnés d’être fautifs ou complices de ce qui se passe à Gaza. C’est une réaction assez similaire à l’injonction faite aux musulmans qui sont sommés de dire qu’ils ne soutiennent pas Daech ou le terrorisme djihadiste. Il faut montrer des gages. Le viol de cette enfant de 12 ans à Courbevoie est d’ailleurs symptomatique : son ancien camarade – c’est ainsi que l’appelle son avocate – justifie son crime par le fait qu’elle ne lui aurait pas dit qu’elle était juive, comme s’il s’agissait d’une trahison…

La notion de “racisme antisémite”, qu’a employée Jean-Luc Mélenchon après le viol de cette collégienne à Courbevoie, fait-elle partie de votre vocabulaire ?

Ça ne veut rien dire… Jean-Luc Mélenchon n’est pas le premier à avoir utilisé cette expression que l’on entend beaucoup à gauche. Pour moi, cette contorsion des mots traduit surtout un malaise ancien au sein des gauches à l’idée de nommer l’antisémitisme, surtout lorsqu’il s’exprime dans les banlieues ou venant de personnes qui, par ailleurs, peuvent être victimes de racisme. On l’a vu avec la tuerie de l’école Ozar-Hatorah en 2012, et l’affaire Ilan Halimi en 2006.

Je crois que la thèse du “nouvel antisémitisme” qui désigne les musulmans et les habitants des banlieues comme les responsables de la haine des juifs a non seulement renforcé la suspicion à l’égard des musulmans mais aussi fait beaucoup de mal à la lutte contre l’antisémitisme. On a bien vu que ce concept est inopérant avec les gilets jaunes, les manifestations contre le pass sanitaire et même, depuis le 7 octobre, étant donné que les nombreuses polémiques liées à l’antisémitisme ont eu lieu dans les universités de sciences sociales et pas spécialement en banlieue. Le problème est que lorsque cette thèse est devenue hégémonique dans le débat public, une grande partie des gauches a jeté le bébé avec l’eau du bain. Au lieu de développer sa propre analyse de l’antisémitisme, elle l’a minimisé, nié ou même justifié en criant à l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme par les droites.

Aujourd’hui, la plupart des antisémites ne se perçoivent pas comme tels

Certains intellectuels postulent que l’antisionisme est un antisémitisme. Etes-vous de cet avis ?

Dresser un signe égal entre les deux notions me semble procéder d’une analyse paresseuse. Il n’y a ni frontière étanche, ni correspondance évidente entre antisionisme et antisémitisme. Le problème auquel nous sommes confrontés se situe dans le flou recouvrant la notion d’antisionisme qui, bien souvent, est employée sans être définie. Ceux qui se revendiquent “antisionistes” le font-ils en raison de leur opposition au gouvernement israélien (dans ce cas, ça n’a rien d’antisémite) ou parce qu’ils considèrent le sionisme comme un projet de domination mondiale des juifs sur les médias ou la finance, sur le modèle des Protocoles des sages de Sion ? Je dirais pour ma part que dans mes formations, 7 personnes sur 10 donnent à l’antisionisme la première définition. A l’inverse, on peut se dire sioniste et être profondément antisémite…

C’est-à-dire ?

Les évangéliques américains, qui représentent environ 10 millions de personnes, sont pour la plupart sionistes (au sens où ils sont pour le fait que les juifs puissent retourner en Israël), mais parce qu’ils pensent qu’une fois en Terre sainte, Jésus renaîtra et le judaïsme disparaîtra. C’est toute la difficulté de la lutte contre l’antisémitisme contemporain. Avant la Shoah, les antisémites revendiquaient la haine – ils se voyaient comme des militants pour la justice sociale car ils considéraient l’antisémitisme comme une critique de la domination économique et politique. Or aujourd’hui, la plupart des antisémites ne se perçoivent pas comme tels. Mais les féministes et les militants antiracistes l’ont bien montré : on peut exercer une domination et des discriminations contre un groupe d’individus sans en avoir conscience. Et ça n’est pas en déclarant, comme le fait Jean-Luc Mélenchon, que l’on a “défendu toute sa vie” la communauté juive, que l’on règle le problème. La pensée magique ne fait pas avancer la lutte antiraciste.

L’alliance des gauches en un Nouveau Front populaire vous convainc-t-elle ?

Il se trouve qu’en face, nous avons une extrême droite ontologiquement antisémite. Et au milieu, un parti, Renaissance, qui s’est fait le marchepied de cette extrême droite pendant des années, en donnant notamment des postes aux cadres du RN à l’Assemblée nationale alors que rien ne les y obligeait. Il nous reste donc le Nouveau Front populaire. Certains se sont indignés de la présence du NPA [NDLR : Nouveau Parti anticapitaliste] dans cette alliance, mais le groupe (qui représente finalement peu de personnes au sein de la coalition) m’inquiète moins que la France insoumise. Le vrai problème concerne Jean-Luc Mélenchon et ses colistiers. Car il faut le dire : la France insoumise a mené une campagne antisémite lors des européennes, et a préféré calomnier les juifs du PS, dont Raphaël Glucksmann ou Jérôme Guedj, plutôt que de se concentrer sur le RN. Mais dans un moment où l’histoire du “Front populaire” de 1936 (qui avait perdu face au pétainisme) pourrait bien se répéter, il faut aussi regarder les choses froidement : dans le programme du Nouveau Front populaire, il n’y a pas de mesure antisémite. Côté RN, même si Sébastien Chenu est revenu dessus, le parti était jusqu’à présent contre l’abattage rituel sans étourdissement pour produire de la viande halal ou casher…

Pour l’heure, certains Français de confession juive semblent pourtant se tourner vers la droite, voire l’extrême droite…

Il faut analyser les données concernant le vote des juifs avec précaution. D’après une note de recherche du Cevipof, 18 % des juifs avaient l’intention de voter pour le RN et 8 % pour Reconquête ! lors des élections européennes de 2024. C’est-à-dire que 26 % d’entre eux comptaient voter pour l’extrême droite, contre plus de 36 % à l’échelle de toute la population française. Cependant, il convient de se demander pourquoi 8 % des juifs comptaient voter pour le parti d’Eric Zemmour contre seulement 5 % de la totalité des Français. Comme le reste de la société, les juifs se sont bien droitisés. Mais en plus, le divorce entre les gauches et les juifs est réel, car oui, les gauches ont abandonné la lutte contre l’antisémitisme et ce, depuis longtemps – c’est Jacques Chirac qui a reconnu la responsabilité de la France dans la rafle du Vél’ d’Hiv, c’est François Fillon qui a accédé aux demandes de sécurisation des lieux culturels et cultuels que les institutions juives demandaient de longue date, depuis l’attentat de la rue Copernic en 1980. Et avec la montée de l’antisémitisme, certains ont donc pu en venir à adhérer au discours d’un Zemmour, qui capitalise sur le traumatisme des juifs séfarades qui ont dû fuir l’Afrique du Nord. Là encore, à la gauche de se poser les bonnes questions…