Législatives : jusqu’où est-il permis de parler de politique au travail ?

Législatives : jusqu’où est-il permis de parler de politique au travail ?

Sur la question des élections législatives anticipées, chacun y va de son opinion : à quelques jours des Jeux olympiques, c’est bien la politique qui est au centre du jeu. Premier tour le 30 juin pour élire les 577 députés, second tour le 7 juillet, avec de savants calculs sur les duels et triangulaires envisagés. L’homme est (re) devenu un “animal politique” au sens d’Aristote, armé de son “logos”, de sa parole, de ses arguments pour convaincre, étriller son contradicteur. Or, la cité c’est aussi l’entreprise : dans ce périmètre contractuel et collectif, le “logos” doit-il rester devant l’accueil du bâtiment, dans le casier ou au vestiaire, ou entrer en vainqueur par la porte principale ?

52 % des salariés répondent qu’ils parlent politique “avec diplomatie”, mais pour 33 % “c’est trop risqué” (LinkedIn/Le Parisien/Aujourd’hui en France, mars 2022). “Bien sûr que l’on peut parler politique en entreprise”, confirme Eric Manca avocat associé au cabinet August Debouzy. Pour lui, “l’entreprise n’est pas un lieu clos, résolument fermé et aveugle. Chaque salarié y transporte son intimité, sa personnalité, ses opinions. La liberté politique est d’ailleurs une des trois libertés fondamentales, avec les libertés religieuses et philosophiques, garanties à l’individu. Sauf restrictions apportées au règlement intérieur et exceptions propres aux services publics, le salarié a absolument le droit d’aborder le sujet politique (article L 1121-1 du code du travail), tout comme il pourrait le faire avec n’importe quel autre sujet de son quotidien, et certainement plus encore en cette période d’élections législatives anticipées, où l’on peut penser sans trop se tromper, que le sujet politique se retrouve en haut du podium des sujet les plus abordés à la machine à café”. Mais comme toute liberté, elle a ses limites…

Son expression ne doit ainsi pas perturber le bon fonctionnement de l’entreprise. “Elle ne doit par exemple pas dégénérer en action prosélytique au sein de l‘entreprise, au préjudice de tout ou partie de la collectivité de travail et, plus largement, de ce qu’il est convenu de dénommer les “intérêts légitimes de l’entreprise”. Et si l’une des personnes présentes n’a pas envie d’écouter, de répondre, d’indiquer ses opinions, il ne faut pas insister. Si on nous répond “non” une fois, c’est non. “Persister devient alors fautif, puisque sources de tensions et d’incompréhensions”. Avant les élections européennes, 54 % des salariés (62 % des cadres, 52 % des ouvriers et 63 % des 25-34 ans) estimaient que les entreprises “devaient inciter les salariés/citoyens à voter” (sondage Odoxa pour Entreprise et Progrès, 5 juin 2024).

Réserve vis-à-vis de la clientèle

Tout est dans l’interprétation d’”inciter”. Liberté d’expression, liberté de parole, oui. Mais sans insistance explicite ou de consigne de vote, ni de l’employeur, ni du manager, ni des collègues. Sujet hautement sensible. “Cette liberté d’expression est limitée par l’obligation de ne pas heurter les autres, les isoler, les stigmatiser. Nous serions alors dans le cas du trouble apporté au bon fonctionnement de l’entreprise. Dans pareille hypothèse, l’employeur se doit d’intervenir en conséquence de l’obligation de sécurité et de prévention des risques dont il est débiteur envers chacun de ses salariés, pour faire cesser la situation de troubles/tensions qui lui serait signalée. A défaut, sa responsabilité serait engagée”, analyse l’avocat. Certains DRH parlent aussi de propos “décomplexés”, “limites”. “Si on a évidemment le droit d’avoir une opinion politique et de l’exprimer, il est des opinions racistes, xénophobes, homophobes – sans oublier certaines gestuelles aussi lourdes de sens que les mots – qui n’en sont plus, pour relever du délit”, met en garde l’avocat.

Attention aussi à la surinterprétation : un licenciement motivé par les opinions politiques du salarié est considéré comme abusif (Cour de Cassation 27 juin 1990 n° 86-41.009 et article L.1132-1 du code du travail). “En revanche, si on peut parler de tout “à la machine à café”, entre collègues, il y a une obligation de réserve qui fait naturellement sens vis-à-vis de la clientèle, qui n’a pas vocation à supporter ou subir les états d’âme ou considérations politiques, religieuses ou encore philosophiques de son interlocuteur commercial”. Surtout lorsque cette obligation de neutralité vient à être intégrée dans le règlement intérieur qui s’impose à tous. “Auquel cas elle devient contraignante et facteur de risques pouvant aller jusqu’au licenciement, pour celui qui s‘y aventure”, conclut Eric Manca.