Les conseils de Raffarin pour maîtriser un rival : « Surtout ne jamais humilier un adversaire… »

Les conseils de Raffarin pour maîtriser un rival : « Surtout ne jamais humilier un adversaire… »

En politique, l’ennemi n’est jamais très loin, il est même souvent dans sa propre famille. Chirac et Giscard, Sarkozy et Villepin, le RPR et l’UDF… Au royaume des haines et coups bas de la droite et du centre, l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a côtoyé les plus grands stratèges de la Ve République. Et observé de près leur modus operandi pour venir à bout d’un rival. Exemples historiques à l’appui, celui qui enseigne le leadership à l’ESCP livre pour L’Express sa propre définition de l’adversaire et la manière de le rallier à sa cause : « Vous ne voulez pas avoir en face de vous quelqu’un qui se lève le matin avec l’intention d’avoir votre peau et se couche le soir avec la même idée ». Le père du « Yes needs the no to win against the no » met également en garde les dirigeants – au premier rang desquels l’actuel chef de l’Etat – face à l’exercice un peu trop solitaire du pouvoir : « Il vous faut des relais et une technostructure qui puissent faire vivre votre stratégie ». Car dans l’adversité, « le rôle des lieutenants est fondamental ». Entretien.

L’Express : Quelle différence faites-vous entre un adversaire et un ennemi ?

Jean-Pierre Raffarin : Il y a une grande différence entre les deux. Au moment où l’on fait le diagnostic, un adversaire n’est pas forcément éternellement un adversaire alors qu’un ennemi est « éternellement » un ennemi.

Dans le pouvoir, on cherche généralement à ce que l’adversaire ne devienne pas un ennemi. Vous ne voulez pas avoir en face de vous quelqu’un qui se lève le matin avec l’intention d’avoir votre peau et se couche le soir avec la même idée. Combien fois ai-je vu Chirac raccompagner à la voiture des gens qui étaient ses adversaires. Il pensait qu’un rival pouvait tirer puissance 100 et que selon la manière dont on le traitait, la puissance de l’attaque était moins forte. Chirac n’a jamais sous-estimé les relations humaines dans l’exercice du pouvoir.

Tous les adversaires se valent-ils ?

Le leadership, c’est avoir une vision et un chemin compatible avec cette vision. Partant de là, un leader peut avoir des adversaires de vision. Ceux-là peuvent provoquer des irritations voire des colères mais ce ne sont pas des gens qui vous enragent. De l’autre côté, il y a celui qui, alors que vous êtes convaincu de votre vision, met des obstacles sur votre chemin par hostilité systématique. A ce moment-là, la brutalité est beaucoup plus forte dans l’affrontement. Sur la vision, on tolère l’adversaire parce qu’il est acceptable que des gens aient une vision différente. Mais une fois qu’on a accepté une vision, il y a peu de tolérance sur les choix de chemin.

Dans Le Prince, Machiavel insistait sur l’importance de ne jamais maltraiter un adversaire, « à moins de lui ôter entièrement le pouvoir de se venger »…

Surtout ne jamais humilier un adversaire… Le cas de Jean-Michel Boucheron, l’ancien maire d’Angoulême, en est une parfaite illustration. L’opposition dénonçait son train de vie et beaucoup de ses initiatives, mais malgré cela, il arrivait à se faire réélire. Jusqu’au jour où il a humilié un demandeur d’emploi qui se trouvait être un excellent comptable. Résultat, l’homme a passé trois ans à éplucher les comptes de la mairie et a finalement réussi à faire condamner le maire à de la prison, ce que la Chambre des Comptes n’était jamais parvenue à faire. Tout cela parce qu’il a eu une détermination alimentée par une humiliation. Le maire était devenu son ennemi, il ne pensait qu’à ça.

En politique, la haine est moins courante qu’on ne le croit

Durant vos trois ans et 25 jours dans l’enfer de Matignon, avez-vous croisé des ennemis parmi vos ministres ?

Absolument pas. Avec chaque ministre, j’avais des zones de rivalité et des zones d’accord, mais mon rôle à la tête de ce cheptel d’ambitieux était de maintenir le cap. Pendant mes années à Matignon, j’ai eu en revanche à batailler avec Ségolène Royal en Poitou-Charentes, (victorieuse contre Elisabeth Morin, la candidate soutenue par Raffarin lors des régionales de 2004, NLDR), qui n’avait qu’un seul objectif, détruire ce que j’avais accompli à la présidence de la région. Une campagne d’une rare violence, Ségolène Royal ne s’en prenait qu’à moi, une rivalité qui devenait souvent irrationnelle. Or, j’avais d’autres chats à fouetter avec Matignon…

Justement, à Matignon, vous aviez dans votre gouvernement Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères et Nicolas Sarkozy à l’Intérieur, deux ennemis jurés. Comment avez-vous géré cette rivalité ?

J’ai essayé d’être le plus proche des faits possibles et de ne pas être acteur de cette guerre. Quand Villepin vient me prévenir qu’un article de presse s’apprête à sortir dans lequel Sarkozy est gravement mis en cause (le début de l’affaire Clearstream, NLDR), je lui dis clairement que je dois immédiatement prévenir le ministre de l’Intérieur. Si je ne l’avais pas fait, j’aurais été en faute. Le leader doit veiller à ne pas être partie prenante de conflits secondaires. Car il s’agissait pour moi ici d’une bataille que je considérais comme secondaire, les batailles primaires étant celles qui concernent le président de la République. A partir du moment où l’on n’est pas sur une bataille de vision mais sur les moyens et les méthodes, celui qui doit rassembler doit veiller à garder son cap.

Mais en politique, la haine est moins courante qu’on ne le croit. Elle est quelquefois limitée à des circonstances. Quand les circonstances changent, les haines changent. On peut dire qu’il y avait une sorte de haine entre Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, mais ils ont quand même été élus tous les deux avec le concours de l’autre. En 1974, c’est Chirac qui fait battre Chaban-Delmas et aide ainsi Giscard, et en 1995 ce dernier fera le choix de Chirac contre Balladur.

Pourtant, entre les deux, il y a 1981… et le coup de pouce de Chirac à Mitterrand pour faire battre Giscard au second tour de la présidentielle…

En effet. A partir de 1976 (quand Jacques Chirac claque la porte de Matignon, NLDR), ils sont dans une phase où les choses ne peuvent pas s’apaiser. Chirac a une stratégie qui est la défaite de Giscard. Même s’il dira avoir « jeté la rancune à la rivière », jamais Giscard ne pardonnera. Mais il n’empêche que les circonstances vont tourner quelques années plus tard. En volant d’une certaine manière l’UDF à Valéry Giscard d’Estaing, Edouard Balladur va devenir l’ennemi. C’est ce que j’appelle le principe de la dernière haine, l’avant-dernière haine s’atténue devant la dernière.

Dans un Comex, il faut toujours quelques alliés…

L’exercice du pouvoir est souvent un exercice solitaire. Quelle est importance de l’entourage dans une bataille contre un adversaire ?

Le rôle des lieutenants est fondamental. Jacques Chirac était très entouré. Quand il voulait entretenir les parlementaires, il avait toute une équipe qui travaillait avec lui à cette stratégie de rassemblement. Au niveau politique, il faut des alliés qui partagent la stratégie. D’une certaine manière, c’est là une question de management. Si l’on regarde aujourd’hui le président Macron, on voit bien qu’il manque de lieutenants pour accompagner ces stratégies aussi bien à l’Elysée qu’au gouvernement. On peut gagner sans parti, mais une fois au pouvoir vous avez besoin d’un parti pour vous protéger, pour les ressources humaines, pour les idées… l’absence de parti puissant est une fragilité. On l’observe actuellement avec les élections européennes et une candidate de la majorité qui a une faible notoriété.

Quand vous séduisez quelqu’un, il faut aussi avoir à l’esprit que la notion de durée est importante. Vous devez ensuite entretenir cette séduction une fois au pouvoir. Or vous ne pouvez pas avoir le temps disponible pour tout cela quand vous êtes numéro 1. Il vous faut des relais et une technostructure qui puissent faire vivre votre stratégie.

Cela vaut-il aussi pour le dirigeant d’une entreprise ?

Je le crois. Dans un Comex, il faut toujours quelques alliés, des gens exemplaires qui amènent les preuves que la stratégie est bonne. Dans la fonction de lieutenant, il y a cette double mission : protéger le chef, donc prendre un certain nombre de coups à sa place, et puis le relayer en termes de résultats.

Souvent aussi, l’union se fait par un ennemi commun…

Oui. C’est ce qui se passe aujourd’hui avec la Chine et la Russie. Il y a beaucoup de rivalités entre les deux mais au fond, ce rapprochement date surtout du moment où la Chine et la Russie ont fait des Etats-Unis leur principal ennemi commun. C’était une règle que Henry Kissinger préconisait et qui n’a pas été suivie : ne jamais mettre dans un même pot les intérêts de la Chine et de la Russie, ce que les Occidentaux ont fait d’une certaine manière.

Les ennemis de mes ennemis sont mes amis, dit-on… Mais n’y a-t-il un risque à suivre ce vieil adage ?

C’est le risque de l’allié volatil. Comme Chirac avant la victoire de Giscard en 1974. Sur le plan international aussi on connaît beaucoup de situations de cette nature-là. Les États-Unis ont souvent mené des négociations complexes qui se sont retournées contre eux. Là encore, c’est la question de la distinction entre la vision et le chemin. Quand vous choisissez un allié simplement sur un chemin, il peut vous échapper s’il n’a pas la même vision.

Quels types d’alliés la Chine et la Russie sont-ils ?

Des alliés chemin, de circonstance. Ils ont de lourds problèmes de rivalité frontalière. Il y a la question de l’Inde qui est très proche de la Russie et pas du tout de la Chine. Pékin n’apprécie guère la guerre en Ukraine qui a comme conséquence le retour des Etats-Unis et de l’Otan en Europe alors que la Chine est très attachée à l’idée d’une Europe comme pôle d’équilibre entre l’est et l’ouest. En cela, la Chine ne serait sûrement pas désolée d’une victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, qui est annonciatrice d’une rupture avec l’Europe.

L’ennemi de vision et l’ennemi de chemin se combattent-ils de la même manière ?

Les premiers sont des adversaires que l’on peut rallier par la séduction, d’abord en partageant un projet, en les emmenant dans une vision. A la condition ensuite d’entretenir cette relation dans la durée. Vous leur trouvez une place, un rôle, vous leur confiez une responsabilité. C’est au fond l’histoire de la relation entre la droite et les centristes dans la Ve République. Quant aux irréductibles, ces adversaires de chemin qui ne vous rejoindront jamais, une seule solution : s’atteler à baisser l’intensité de l’adversité, avec une dose de respect, et surtout éviter l’humiliation, ce que j’appelle le syndrome mairie d’Angoulême (rires).

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